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Bilan mitigé pour les récentes enchères horlogères de Genève, habituel baromètre du « second marché » et du moral des amateurs de montres : le facteur confiance a été plus que jamais déterminant.
Non sans une certaine perversité…
••• Première impression : chacun s’attendait au pire ! Il n’est pas arrivé. « Ce ne fut pas Waterloo, mais ce ne fut pas Arcole » : paroles de Jacques Brel qui s’appliquent parfaitement au bilan des multiples maisons d’enchères lancées depuis quelques jours dans la dispersion de près de 2 600 montres de collection. Ce qui était beaucoup pour un marché qu’on nous dit en pleine crise, mais il est vrai que ces ventes étaient planifiées depuis le printemps. Avant le krach financier...
••• Les meilleurs sont ceux qui ont réussi à anticiper cette crise et qui ont ajusté, quand ils le pouvaient encore, non seulement leurs prix de réserve, mais aussi leurs enchères de départ et, pour les meilleurs, les garanties proposées aux clients [qui avaient le choix entre ne pas vendre et rabattre un peu leurs prétentions].
••• Vainqueur incontesté de ces trois jours de marteaux déchaînés sur les bords du lac : Aurel Bacs (Christies), qui aura mouillé sa chemise et jeté toutes ses forces dans la bataille pour éviter un désastre à toute la place genevoise. Sans lui, en se contentant du bilan des maisons concurrentes, l’ambiance serait aujourd’hui plombée, sur le premier (marques) comme sur le second marché des montres. Aurel Bacs aura vraiment tout donné, houspillant ici, plaisantant là, harcelant ailleurs, raillant quand il le fallait. Il fallait le voir se battre pour des lots à 3 000 francs comme pour des pièces à 300 000 francs, lançant de piques en italien pour stimuler l’ardeur des marchands venus très nombreux de la péninsule, relançant les hésitants en anglais, annonçant en français et enchérissant en allemand. Un vrai festival, avec ce qu’il faut de mise en scène et parfois de mauvaise foi pour créer un spectacle qui a reformaté, l’espace d’une vente, cette confiance qui manquait ailleurs…
••• Comme l’a proclamé mezzo voce un amateur italien à la vente Christie's, « c’est quand la situation est plaisante qu’il faut être sérieux, et quand elle est sérieuse qu’il faut plaisanter ». Du stoïcisme antique sous le marteau : on aura tout vu à Genève !
Je ne suis pas certain que les comptables de Christie’s, qui avait sérieusement revu à la baisse ses ambitions, trouvent cette vente très profitable [en termes de commissions, compte tenu du bas étiage des enchères et des frais engagés], mais elle aura néanmoins replâtré le moral des amateurs… Aurel Bacs a en tout cas conforté sa place de leader quasi-charismatique des enchères horlogères. Même si sa vente aurait été jugée modeste voici un an, son résultat global [85 % des lots vendus et un montant qui multipliait bien au-delà des prévisions les estimations prudentes d’avant la vente] prouve qu’on peut aller à la rencontre du marché. A condition d’imposer, par son catalogue comme par sa réputation, un rassurant climat de loyauté, d’honnêteté et de foi dans l’avenir. Valeurs certes irrationnelles, mais les enchères ne sont-elles pas le royaume d’une déraison assumée, née de passions humaines stimulées à leur point d’incandescence ?
••• Ce sont sans doute ces valeurs qui ont manqué à la vente Antiquorum pour rétablir une confiance évanouie depuis près de dix-huit mois. Les « stars » de la vacation – ces huit montres réalisées pour le marché chinois et présentées comme des « trésors impériaux » – ont été assez piteusement retirées de la vente, faute de preneur, à l’exception de la fameuse paire de montres émaillées, adjugée au téléphone à 2,2 millions de francs à un anonyme chinois. Ce qui a fait tousser les spécialistes, qui doutent sérieusement de l’existence d’un milliardaire chinois assez myope [et assez suicidaire] pour payer huit à dix fois leur prix réel des montres d’une généalogie aussi incertaine. Non seulement le poinçon qu’elles portent semble postérieur d’au moins dix ans, sinon quinze, à la datation du catalogue [ce qui remet en question leur origine royale, déjà douteuse compte tenu de l’écrin présenté], mais leurs mouvements sans complication ou leur décor émaillé [déjà bien connu sur d’autres pièces passées et repassées aux enchères] sont loin d’être aussi exceptionnels que l’affirmait Antiquorum. On trouve au musée Patek Philippe de Genève au moins une douzaine de ces « rarissimes » paires de montres chinoises ! Curieusement, ce prix de 2,2 millions de francs suisses correspondait à la garantie demandée par le vendeur, qui avait vainement essayé de placer cette collection chinoise chez les autres grands auctioneers de Genève…
••• Côté Antiquorum, il n’est donc pas évident que cette vente [claironnée comme « extraordinaire » avec un résultat d’un peu moins de 12 millions de francs suisses sous le marteau] ait été réellement profitable pour la trésorerie désespérément à sec d’une maison ultra-endettée, tant auprès de ses vendeurs que de ses fournisseurs. Trop de tricheries ont été révélées dans un passé récent pour qu’on prenne pour argent comptant les chiffres annoncés par Robert « Bob » Maron, qui n’a pas décoléré du week-end [quelque chose n'allait pas ?], alors que son CEO, le trop timide Yo Tsukahara, n’osait pas se montrer en public.
Si à peine plus d’un lot sur deux ont été vendus, quelques résultats restent encourageants pour les jeunes marques, comme les adjudications obtenues pour des marques comme Greubel-Forsey ou Harry Winston, encore rares sous le marteau. Cette vente a confirmé la vraie tendance du moment : envolée des pièces exceptionnelles [quoique le chronographe Patek Philippe 1518, parti à 1,2 millions de francs suisses, ne soit pas si rare] et retombée des pièces plus courantes [ni les Rolex Daytona, ni les Patek Philippe « basiques » ne sont plus ce qu’elles étaient], surtout quand les montres ne sont pas « mises en scène » par un virtuose du marteau. Artiste dont on remarque la pénurie chez Antiquorum, qui manque tout aussi cruellement d’experts fiables [les multiples erreurs et approximations du catalogue en témoignent]. Du coup, c’est la confiance qui fait défaut…
••• C’est évidemment sur ce facteur confiance qu’on attendait la première vente de Patrizzi & Co, qui fermait le ban des enchères genevoises. Mardi soir, on imagine que les concurrents de l’ex-animateur d’Antiquorum ont dû sabler le champagne de soulagement, tellement ils avaient eu peur ! Ils ont d’ailleurs défilé, plus ou moins discrètement, dans les salles où Patrizzi & Co dispersait près de 1 200 pièces, autant pour découvrir in situ ce concept multi-salles, multi-écrans et zéro commision que pour persifler. Il y avait de quoi : roi déchu des enchères horlogères, Osvaldo Patrizzi a sans doute surestimé le facteur confiance qui lui permettait, du temps de sa splendeur, toutes les audaces dès il avait le marteau en main. Il n’était plus, sous son seul nom, qu’un jeune auctioneer débutant, empêtré dans un concept encore mal compris et victime, de surcroît, d’innovations technologiques défaillantes...
A son âge et avec son passé, c'est mentalement éprouvant, mais ceux qui le connaissent savent que c'est justement sa force mentale qui est son principal atout. Connaissant sa résilience, on sait déjà qu'il a compris là où il s'était trompé !
••• Faute d’avoir rétabli une confiance qui se dissipe aussi vite qu’elle mûrit lentement, la première vente Patrizzi & Co s’est imposée comme une simple répétition en temps réel d’une nouvelle génération d’enchères, qui n'a pas encore trouvé ni prouvé sa validation définitive. Pour le coup, ce ne fut pas l'Arcole escompté, mais ce ne fut pas non plus le Waterlo prédit par les concurrents...
• Premier facteur de trahison : la technologie. Un ratage d'anthologie, parfois plus comique et agaçant que paralysant, mais néanmoins gênant pour la sérénité des uns et des autres. Impossible de se connecter à Internet dans la salle et donc impossible de vérifier tel ou tel point du catalogue en ligne : il fallait se référer à un sommaire livret imprimé [comme quoi les médias s’ajoutent les uns aux autres sans se remplacer : une documentation on-line se superpose à un catalogue papier sans l’éliminer]. Les enchères en ligne avaient du mal à trouver leur destinataire pendant la vente. De même, dans les semaines qui précédaient, il avait été très compliqué de consulter le catalogue en lligne, faute de serveurs aux capacités adéquates. Si ce facteur a été partiellement corrigé dans les derniers jours, il aura sûrement pesé sur la faible représentation des enchérisseurs en ligne et sur leur motivation.
• Deuxième élément de déception : la psychologie. D’une part, tous les prix de réserve, les garanties aux vendeurs et les estimations dataient de plusieurs mois et se sont donc avérés irréalistes face à des acheteurs pour le moins distants. C’est tout le business model qui est ici à revoir, en prenant en compte une récession qui tourne à la régression. Psychologiquement, les acheteurs – revendeurs ou collectionneurs – n’ont visiblement pas intégré le concept « zéro commission » et les prix de départ ont d’emblée paru trop élevés. Même constat pour les acheteurs en ligne. Il faut toujours du temps à l’esprit humain pour apprivoiser les nouveaux concepts : brûler les étapes, c’est ici se brûler les ailes.
• Déception psychologique annexe, cette fois de l’autre côté du pupitre : imposer aux auctioneers la dictature d’un strict compte à rebours informatique revient à les paralyser. Même avec le meilleur de ses talents de metteur en scène et de grand connaisseur des motivations d’un acheteur, Osvaldo Patrizzi s’est trouvé bloqué par l’intimidation permanente de ce timing imposé. Il lui était impossible de ralentir le tempo pour créer un suspense, forcer l’acheteur à se dévoiler, relancer l’attention. Comme engourdi et assommé par cette dictature de l’horloge [un comble dans ce contexte !], il a laissé filer sa vente sans vraiment se mettre en prise sur la réalité du marché tel qu’il l’avait devant les yeux. Dramatique fourvoiement psychologique, surtout ce jour-là et avec ces enjeux-là !
• Troisième source de désillusion : la stratégie. Privé de contenu consistant et explicite par dix-huit mois d’absence des salles, le nom de Patrizzi n’est plus, en soi, un gage absolu de confiance. La communication du nouveau concept a privilégié le milieu professionnel, alors que les enchères en ligne concernent surtout les amateurs du monde entier. Les enchères ne se jouent pas et ne se gagnent plus au cœur du microcosme. Les marchands sont indifférents à un concept « zéro commission » qui les déroute, alors que l’idée suscite l’intérêt des collectionneurs privés, très mal informés de cette vente faute de communication en direction du grand public. Il y avait trop de montres à disperser, à des prix trop élevés et avec une communication sur des cibles trop dispersées. Ce type d’erreur stratégique se paie cash : Osvaldo Patrizzi aura payé cher pour apprendre qu’il ne faut jamais être en avance sur son temps, ni technologiquement, ni psychologiquement…
••• Qu’on ne se méprenne pas : ces péchés de jeunesse n’invalident absolument pas un concept innovant qui doit être sérieusement retravaillé. Ne serait-ce que parce qu’il est potentiellement porteur d’une large part de la renaissance d’enchères horlogères aujourd’hui sidérées par la crise et de sérieuses menaces de déflation. Ce premier galop d’essai genevois est ce qu’on appelle le « droit à l’erreur » de tout débutant. Au bénéfice du doute, Patrizzi & Co aura droit à l’indulgence du jury si le second essai est un coup de maître. Il s’agit de la vente des Rolex de la fameuse collection Davide Blei, à la mi-décembre, à Milan : enchères classiques, sur lesquelles reposent désormais toute la crédibilité et la confiance qu’on peut attacher à un Osvaldo Patrizzi.
Zero commission d’accord, mais à condition qu'il y ait zéro plantage technologique, zéro erreur psychologique et zéro faute stratégique !
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