|
C'est une déferlante. Depuis le début du millénaire, l'horlogerie vit au rythme des nouveaux matériaux. Des marques comme Richard Mille, pionnier en la matière, Audemars Piguet, Breguet, Hublot, Patek Philippe, Ulysse Nardin ou Zenith ont donné un coup de pied dans la fourmilière du conservatisme pour se projeter vers des horizons futuristes. Avec, à la clé, un vrai succès commercial.
Il ne s'agit pas d'un effet de mode, mais d'une lame de fond appelée à s'étendre. Pour le patron de Hublot, Jean-Claude Biver, l'entrée dans un nouveau siècle et un nouveau millénaire a constitué un déclic. «Cela a mené l'horlogerie vers de nouveaux horizons, de nouveaux matériaux, de nouvelles technologies. Et la course ne fait que commencer.»
Cette tendance forte est favorisée par la bonne santé de la branche. «Il y a un merveilleux vent porteur, reconnaît Thierry Nataf, président et directeur artistique de Zenith. Cela nous pousse à avoir des idées. Dans le domaine des matériaux, il y a eu une forte accélération ces cinq dernières années. On a fait un saut vers le futur.» Hormis quelques exceptions, comme le Zenithium (trois fois plus dur que l'acier, cet alliage exclusif combine le titane, l'aluminium et le nobium), ils sont directement issus de l'industrie automobile, de l'aéronautique et même de la microélectronique.
Richard Mille incarne cette vague technologique jusqu'à la caricature. A la tête de sa propre société depuis 2001, le Français, ancien de la maison Mauboussin, a imaginé des platines de montre en carbone massif inspirées des freins de Formule 1. Présentée en 2005 et limitée à 25 exemplaires, la RM 009-Felipe Massa participe au même trend. La boîte est constituée d'alusic® (un alliage d'aluminium AS7G-silicium-carbone), un matériau utilisé dans la production des satellites ultralégers et le mouvement squelette à tourbillon est en aluminium lithium. Ce qui en fait la montre mécanique la plus légère du monde (29 grammes contre 100 à 150 grammes pour une montre identique dans des matériaux standards).
Avec des visées moins extrêmes, Hublot s'inscrit dans la même tendance. Présentée en 2006, la «Mag Bang» a marqué les esprits avec son boîtier en magnésium et son mouvement chronographe mécanique avec platine et ponts en titane. Poids total: 72 grammes. «Jusqu'ici, un poids élevé définissait implicitement qu'une montre était luxueuse, indique Jean-Claude Biver. Ce parti pris change avec la nouvelle génération d'acheteurs. Pour elle, un ordinateur ou un téléphone portable de pointe doit être léger. Le raisonnement est le même pour une montre.»
La quête de légèreté n'est pas la seule motivation qui pousse les manufactures horlogères à investir dans le développement de nouveaux matériaux. L'enjeu principal, reconnu de tous, est de trouver de nouveaux alliages et de nouvelles techniques permettant d'approcher le rêve de tous les horlogers: la montre éternelle, insensible aux outrages du temps.
Zenith, qui consacre 7% de son chiffre d'affaires à la recherche et au développement, approche ce fantasme avec les garde-temps de la collection Defy. L'utilisation du Zenithium pour les ponts des mouvements les rend quasi indestructibles, capables de résister à une pression de 100 atmosphères, soit 1000 m de profondeur. Une audace qui a un prix: un pont en Zenithium coûte plus de 1000 francs, contre 5 à 10 francs pour un pont standard en laiton.
Un autre défi agite le monde horloger depuis le début du millénaire: créer un mouvement ne nécessitant aucune lubrification pour augmenter sa durée de vie sans maintenance. Avec, comme allié, le silicium, matériau prometteur issu de la microélectronique. Après des essais internes, restés sans suite, de Rolex dans les années 1990, Ulysse Nardin a été le premier à faire le pas en 2001 avec la présentation de la Freak au Salon de Bâle. Célèbre pour son carrousel tourbillon indiquant l'heure par la rotation même de son mouvement, la montre de la manufacture locloise contenait une double roue d'échappement en silicium.
«L'idée a été développée pour nous par Ludwig Oechslin, le conservateur du Musée international de l'horlogerie de La Chaux-de-Fonds (MIH), souligne Pierre Gygax, directeur technique d'Ulysse Nardin. En utilisant le silicium, notre ambition était de maintenir notre caractère pionnier tout en défendant l'indépendance de la marque.»
En plus de sa faculté à se passer de lubrifiant, le silicium présente plusieurs avantages déterminants. Dur, amagnétique, résistant à la corrosion, il est aussi très léger. Sa faible densité permet à une roue en silicium d'être trois fois moins lourde qu'une roue semblable en acier. Cette qualité physique est d'une importance majeure pour la roue d'échappement. Plus la masse de la roue est faible, plus l'accélération est importante, ce qui permet d'obtenir une meilleure transmission de l'énergie au balancier. Enfin, gravé grâce à un procédé de photolithographie sélective, le silicium permet de réaliser des formes que l'usinage classique ne permet pas.
Dans le sillage d'Ulysse Nardin, plusieurs marques horlogères ont été séduites par les propriétés du silicium. En 2005, Patek Philippe a fait breveter la première roue d'ancre en silicium pour échappement à ancre suisse avec le concours du CSEM et de l'Institut de microtechnique de l'Université de Neuchâtel (IMT). L'an dernier, suite à des développements financés en partenariat avec le Swatch Group et Rolex, la manufacture genevoise a présenté le Spiromax®, un spiral révolutionnaire à base de silicium. Tout indique que cette soif de nouveauté n'est pas assouvie.
Nourris par d'importants investissements, ces développements n'ont jusqu'ici posé aucun problème en termes de fiabilité. Mais ils restent l'apanage de la haute horlogerie, avec des modèles le plus souvent diffusés en séries limitées. Les nouveaux matériaux sont-ils condamnés à rester un marché de niche réservé aux marques de luxe? «Non, le marché va se développer, prédit Jean-Claude Biver. A terme, le trend va toucher le moyen de gamme.»
La tendance ne devrait pas menacer la dictature de l'acier (plus d'une montre suisse sur deux vendue en 2006). «L'acier reste une matière merveilleuse, considère Thierry Nataf. Et puis il n'y a pas un acier, mais mille. C'est un vecteur de liberté, pas une dictature. Et son prix est abordable. Cela dit, il faut continuer à développer de nouveaux alliages. Ils prennent la force de leurs parents sans leurs défauts.»
L'utilisation de nouvelles matières n'est pas sans risque. Leur aspect peut déstabiliser – et faire fuir – les amateurs de l'horlogerie de tradition attachés aux valeurs sûres du luxe. «Il ne faut pas oublier ce paramètre, reconnaît Jean-Claude Biver. Chez Hublot, notre ambition est de fusionner la tradition et le futur en alliant l'or et la céramique, par exemple. Mais nous favorisons toujours l'esthétisme. C'est capital: la montre reste avant tout un objet d'émotion.»
L'émotion, justement. Quels sont les rêves des horlogers du XXIe siècle? Pierre Gygax imagine «une montre sans aucune lubrification, ce qui permettrait de faire le vide et de gagner énormément d'énergie, la perte principale du balancier étant le déplacement d'air». Un projet qu'il ne voit pas se réaliser demain. «On fait plus d'avance en publiant une telle idée qu'en la brevetant», rigole-t-il.
Jean-Claude Biver rêve quant à lui à un matériau transparent qui révolutionnerait le genre: «Ce ne serait ni du plastique ni du diamant synthétique, mais de l'acier aussi dur que du titane. On peut imaginer cela pour 2020. On y travaille…»
Les fantasmes de Thierry Nataf sont plus philosophiques: «J'aimerais qu'il soit de la matière la plus technologique qui soit, le temps. On ne sait pas de quoi il est fait. Est-ce une onde, quelque chose d'autre? Pour moi, c'est le rêve absolu. Le temps est l'image mobile de l'éternité immobile.»
Le Temps |