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••• TENTÉ de comprendre ce qui avait pu se passer dans la tête des administrateurs de la Fondation Wilsdorf quand ils ont décidé de remercier Patrick Heiniger (ex-Rolex) avec autant de hâte et si peu de ménagements publics. Une discussion avec des financiers genevois, fins connaisseurs de la direction du groupe, m’a ouvert les yeux sans pour autant me donner la clé de la situation. D’une part, concernant la maladresse dans la communication de ce limogeage, il faut savoir que c’est une tradition Rolex, dont la culture médiatique n’a jamais été marquée par la finesse : c’est le privilège des têtes couronnées !
D’autre part, il est évident que la gestion catastrophique reprochée à Patrick Heiniger ne peut concerner les investissements de la Fondation, qui étaient gérés par un comité indépendant chargée de veiller sur une quinzaine de milliards de francs [on sait que ce trésor de guerre est plutôt géré en « père de famille »]. Si 950 millions de francs suisses (ou plus) ont été « perdus », il ne peut que s’agir de la trésorerie de Rolex, riche d’à peu près 4 milliards de francs investis en répartissant les risques. Un milliard évanoui représenterait 25 % de pertes, soit l’équivalent de ce que tous les investisseurs non liquides ont perdu depuis quelques semaines : il n’y aurait pas de quoi fouetter un CFO [apparemment, Bruno Meier est toujours en fonctions], ni surtout un directeur général aussi identifié à l’histoire de Rolex que Patrick Heiniger, quelles qu’aient pu être ses frasques privées…
••• DERNIERE HEURE, vendredi midi : Bruno Meier est d'autant plus en... fonctions qu'il vient d'être nommé à la tête de l'exécutif Rolex ! Ce n'est pas une surprise pour moi et c'est parce que j'envisageais une solution de ce type que j'avais volontairement placé son nom dans l'article ci-dessus. On peut interpréter sa nomination comme la confirmation d'un mobile trésorier au coeur de l'affaire Heiniger : priorité vient d'être donnée à la refondation financière des bases de l'empire Rolex (voir ci-dessous). Une marque qui peut se permettre de débarquer ainsi son président peut tout se permettre pour restaurer sa toute-puissance : ça va ronfler !
••• TROUVÉ un début d’explication de l’« affaire Heiniger » dans la gestion de l’entreprise Rolex au cours de ces trois ou quatre dernières années. Pour consolider l’outil industriel de Rolex, des investissements considérables ont été opérés dans l’appareil de production de la marque, ce qui a eu pour effet d’augmenter considérablement les dépenses sans que le retour soit déjà perceptible. C’était bien pensé de mettre l’entreprise en ordre pour le XXIe siècle, mais le marché n’était pas au rendez-vous.
Au même moment, des investissements pharaoniques – pour le coup non productifs – ont été consentis dans l’appareil administratif, avec 35 millions dépensés pour le rhabillage en verre vert du siège genevois, 50 millions pour la filiale anglaise, 80 millions pour la filiale américaine (qui compte 500 personnes) et ainsi un peu partout dans le monde. Là encore, effet de levier d’autant plus terrible sur le niveau des dépenses que la conjoncture ralentit depuis une bonne année et que les marchés-clés de la marque (notamment les Etats-Unis) piétinent quand ils ne régressent pas.
On peut ajouter à cette fantastique explosion des dépenses l’échec de plusieurs projets industriels en matière de mouvements, notamment le « plantage » dans la mise au point d’un nouveau calibre automatique, pour lequel une cinquantaine de millions auraient été gaspillés en vain. Ce qui avait d’ailleurs coûté sa place à Jean-Paul Voitchovsky, ex-directeur industriel de Rolex pour les mouvements…
••• COMPRIS que Patrick Heiniger avait finalement pu rester la victime d’un classique « effet de ciseaux » : une hallucinante envolée des dépenses, face à des recettes réduites cette année de 25 %. La baisse sera probablement identique l’année prochaine, alors que les récentes dépenses productives – elles sont loin de l’être toutes – seront loin d’avoir produit leurs premiers effets positifs.
On comprend mieux pourquoi la trésorerie de Rolex était très tendue ces derniers temps : dans toutes les filiales, la marque bourrait les tiroirs de ses détaillants en exigeant d’eux plus qu’ils ne pouvaient raisonnablement donner. A tel point qu’une quarantaine d’entre eux, pour ne citer que l’exemple italien, ont préféré renoncer à la concession Rolex plutôt que de mettre leur affaire en péril. La mise à l’écart aussi inattendue que spectaculaire de Patrick Heiniger pourrait donc relever du défensif et du préventif plutôt que du répressif : dans les bourrasques horlogères qui s’annoncent, il fallait à Rolex un capitaine pour remorqueur de haute mer, et non un barreur bronzé et poudré pour yacht de la jet-set.
••• CONCLU, avec mes interlocuteurs financiers, que le congédiement de Patrick Heiniger était à la fois une alerte météo de première importance – avis de tempête ! – et un signal envoyé à toute la profession : plus personne n’est désormais à l’abri des coups du sort, quel que soit son statut, ses privilèges historiques et les égards dus à son rang. Une certitude : personne n’aura plus jamais droit à un parachute aussi doré et rembourré que celui de Patrick Heiniger !
••• Pour mémoire, c'était dans « Le 360° du lundi » et je sais que ça énerve quelques confrères jaloux : « INFO OU INTOX ? Les initiés affirment que l’"affaire Madoff" aura des conséquences directes sur la haute horlogerie suisse, dont quelques dirigeants étaient clients du "jeu de l'avion" réinventé par Bernard Madoff » (15 décembre).
Ce qui ne signifie pas que la trésorerie Rolex a été investie dans le fonds Madoff, mais que beaucoup de placements Rolex ont abouti, par le biais d'autres fonds bancaires (UBP, Notz & Stucki, Reichmuth, EIM, Hyposwiss Private Bank, etc.), dans le tonneau sans fond de Bernard Madoff, qui avait quelques bons rabatteurs dans les cercles dirigeants de l'horlogerie genevoise...
••• RAPPELÉ à quelques amis fournisseurs que ce vendredi était le dernier jour pour envoyer leurs factures et leurs rappels aux marques – toutes les marques, ou presque – dont les trésoreries à sec ne permettent plus de payer les commandes dans des délais convenables. Les « ardoises » se chiffrent désormais en millions de francs, ce qui met en danger de nombreuses entreprises indépendantes. Pour la prochaine tournée, à cause des « vacances horlogères », ce sera maintenant début janvier – et la grande médiocrité des ventes de fin d’année ne fait guère espérer d’amélioration dans le règlement de créances qui remontent parfois au printemps dernier…
••• SURSAUTÉ en lisant un entretien accordé à Reuters par Jean-Christophe Babin (TAG Heuer) : « Je ne m’attends pas à une chute brutale du marché en 2009 ». Le même jour, les statistiques de la FH admettaient – enfin ! – une chute de 15,3 % des exportations par rapport à 2007 et la première décélération mensuelle depuis mars 2005, alors même que novembre est généralement le mois le plus fort de l’année. On note 20 % de baisse en un mois sur l’or et l’acier, et 30 % de moins sur les montres de 500 à 3 000 francs suisses, qui sont le marché de TAG Heuer...
••• Il est vrai qu'il ne s'agit que du mois de novembre et il faut tenir compte du fait que novembre 2007 avait été le plus exceptionnel de toute l'histoire de la FH. Je me demande quand même quel pourcentage de chute sera considéré comme « brutal » chez TAG Heuer ?
••• SALUÉ, dans ce même entretien de Jean-Christophe Babin, sa parfaite maîtrise de la communication managériale contemporaine : « Certains marchés se portent toujours bien, mais je ne sais pas combien de temps cela durera (…) En Europe et en Asie, hors Japon, le groupe prévoit toujours une croissance dans le bas de la fourchette de 10 % à 20 % (…) A partir des données que nous ont communiqué nos propres boutiques, qui sont peu nombreuses, les ventes [de Noël] semblent stables ou en très légère hausse, entre 4 et 6%. (…) Aux Etats-Unis, les ventes de montres ont reculé d'environ 10 % au mois de novembre : TAG Heuer ne s'en est sorti ni mieux, ni moins bien. » Ce dernier chiffre – comme d’ailleurs les précédents – prouve au moins un certain sens de l’humour dans le maniement de la langue de bois (la FH signale ce mois-ci une baisse de 24,8 % des exportations de montres suisses aux Etats-Unis)…
••• RELEVÉ, pour cette fin de l’année, une estimation de l'UBS, qui considère que les actions du secteur européen du luxe ont atteint leur plancher, même si les chiffres des ventes de Noël s'annoncent « épouvantables »…
••• MAL COMPRIS les annonces de licenciements opérées avant les vacances de Noël, mais on m’a expliqué que les entreprises y étaient légalement obligées par les dispositions légales suisses et par la proximité de la fin de l’année. Ce qui ne va guère améliorer l’ambiance morose dans les grands bassins horlogers, puisque ces licenciements – jusqu’ici cantonnés dans le Jura et dans l’Etat de Neuchâtel (Ebel), touchent maintenant la vallée de Joux (Audemars Piguet) et le canton de Genève (Franck Muller, DeWitt)…
••• Dans un article de L'Agefi (Suisse) de ce vendredi matin, Bastien Buss confirme les licenciements chez Franck Muller révélés voici deux semaines par Business Montres et il chiffre à environ 1 000 emplois le nombre des emplois horlogers disparus dans l'Arc jurassien depuis trois mois...
••• DÉCOUVERT, en Autriche, un nouveau concept de chronographe, lancé par la marque indépendante Habring (Maria et Richard Habring). Il s’agit du COS : Crown Operating System, qui supprime les poussoirs en déclenchant le chronographe par la couronne. Un tour de la couronne en arrière et on lance le chrono. Un tour vers l’avant, en position stop, on l’arrête. Pour le remettre à zéro, une pression vers l’avant, puis une pression vers l’arrière. Le remontage et la mise à l’heure se font en tirant la couronne. La base du mouvement dérive d’un honorable Valjoux de la famille 7750, avec un affichage deux compteurs sur le cadran…
••• NOTÉ le rendez-vous horloger du prochain événement Only Watch 09 : ce sera pour le 24 septembre et on sait qu’Osvaldo Patrizzi veut en faire le « championnat du monde des prototypes horlogers ». Remise des dossiers au plus tard le 10 juillet 2009. Réception des montres un mois plus tard. Exposition-tour du monde entre le 28 août (Genève) et le 19 septembre (Milan, Pisa), en passant par Londres (5 septembre) et New York (12 septembre) : Saint-Peterbourg, Shanghai, Hong Kong, Paris et Singapour restent en option, avec une ultime présentation à Monaco les 23 et 24 septembre. Règle du jeu pour cette compétition qui vise à séduire les grands collectionneurs : du vraiment unique, du vraiment fort, du vraiment nouveau [oubliez absolument le n° 1/30 et le cadran rose au lieu du cadran bleu de la série : c'est le meilleur moyen d’avoir un résultat pitoyable qui ne sert ni la marque, ni l’Association monégasque contre les myopathies]…
••• ADORÉ la carte de vœux de Cartier, qui reprend le visuel de la campagne de publicité de fin d’année (ci-dessus). Enfin, un concept un peu fort, qui pose à la fois les codes d’identité de la marque et qui leur donne un sens, un style plein d’émotions et même un goût sauvage, avec beaucoup de subtilité dans l’expression d’une certaine idée du luxe. C’est une excellente conclusion pour une année horlogère 2008 chargée de belles initiatives – j’avais été un des premiers à parler d’une « année Cartier ». Pourvu que ça dure…
••• DÉNICHÉ une nouvelle marque en piste pour les prochains salons horlogers : Zeitwinkel, mot allemand qui signifie à peu près « angle horaire ». Positionnement luxe, mouvement automatique manufacture original [pour une fois, ça ne paraît pas une blague marketing, puisque c’est Made in La Tchô par un des meilleurs ateliers de la ville] et style très germanique, voire même très inspiré par le classicisme de l’école A. Lange & Söhne, mais à des prix plus accessibles…
••• AFFINÉ mes [vos] informations sur la fréquentation du prochain SIHH, que Business Montres estimait récemment à -40 % par rapport à 2008. Le chiffre est exact, voire même optimiste pour ce qui est de la fréquentation américaine, plutôt proche des -50 %. Il est pessimiste pour le reste du monde, avec une moyenne qui serait de l'ordre des -15 %. Chiffre à pondérer par deux facteurs. D’une part, une relative surreprésentation des détaillants européens, très dilués dans les représentants des marchés émergents au cours des éditions précédentes. D’autre part, une stabilité en nombre de points de vente présents sur place : on ne verra donc à Genève que le top management – et non des équipes complètes.
••• Informations supplémentaires ces jours-ci, dès que la liste définitive sera bouclée…
••• DÉTECTÉ huit nouvelles chances de prendre un ticket horloger pour la 33e America’s Cup (trois pré-régates en 2009, une finale en 2010), et peut-être plus de huit si les sponsors des équipages précédents ne renouvelaient pas leur contrat. Il y a en effet huit nouvelles équipes parmi les 19 défis qui auront leur base à Valence : quatre bateaux italiens, un grec, un anglais, un allemand, un français, un espagnol et un russe – grande première, et on sait ce que pèse le marché russe…
••• ADMIS que je m’étais sans doute mal expliqué en soulignant que le cours de l’or dépassait aujourd’hui celui du platine. Ce qui est vrai dans l’absolu et pour ce qui concerne le prix au kilo, alors que le platine – métal industriel – valait le double de l’or – métal précieux – il y a six mois. Quelques lecteurs m’ont fait remarquer que ce qui change tout, c’est l’utilisation qu’on en fait : pour un même boîtier, il y a 40 % de platine en plus du fait de la densité de ce métal et de la teneur de son alliage (950/1000e contre 750/1000e pour l’or). Malgré tout, l’impact sur le prix du poids du métal (une centaine de grammes) reste modeste. La grande différence de coût réside dans les heures d’usinage et de polissage, du fait de la dureté du platine (temps machine et coût de l’outillage multiplié par une facteur six). C’est ce qui explique et justifie l’écart final de prix entre une montre en platine et une montre en or.
••• Parfait, mais, avec ce type de raisonnement, que je trouve convaincant, il faudra m’expliquer pourquoi il existe de telles différences entre le prix d’une montre en acier et le prix d’une montre en or : l’un est trop élevé ou l’autre trop faible ! Et si la différence de prix était surtout psychologique, en se fondant sur une différence de qualité perçue et non sur une différence de prix de revient ?
••• DÉGUSTÉ sans modération l’édition 2009 du Yearbook Two publié par la manufacture Jaeger-LeCoultre. 132 pages grand format, magnifiquement maquettées, stylées, illustrées et réalisées [on y sent la patte et même la griffe de la Creative Academy milanaise] : les visuels non horlogers sont étonnants, les visuels horlogers encore plus bluffants, avec, pour les amateurs, une présentation de Marc Newson et de son Atmos, plus d’excellentes images d’archives. Pourvu que l’austérité imposée aux budgets de communication 2010 ne nous prive pas d’un Yearbook Three…
••• ENTAMÉ le décompte des titres horlogers tombées aux premières rafales de la crise économique. Premier nom sur la liste : Swiss Watch Makers, magazine suisse qui n’avait pas vraiment trouvé sa place sur le marché et qui avait été distingué par Business Montres pour avoir publié la « pire série de l’année » [17 avril 2008 : des montres présentées sur fond de thon au yaourt et de mou de veau]. Deux autres titres (suisses) seraient déjà en soins palliatifs : à suivre…
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