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On est toujours à la recherche de la moindre preuve pour une des légendes horlogères les plus tenaces du XXe siècle : la naissance du mouvement automatique.
L’affaire Perrelet-Sarton est relancée par un article du dernier numéro du magazine suisse Revolution.
On nous demande de croire, mais sur quelles bases doit-on et peut-on se faire une opinion ?
••• IL Y A CEUX QUI CROIENT... Et ceux qui doutent... Et tous les autres, qui attendent un débat un tant soit peu ouvert sur l'état de la question...
De toutes les légendes horlogères, une des plus tenaces reste l’attribution systématique de l’invention du rotor (mouvement automatique) à un nommé Abraham-Louis Perrelet, horloger du Locle à la fin du XVIIIe siècle.
L’affaire semblait définitivement entendue, sur la foi d’un livre commandité dans les années cinquante par Hans Wilsdorf (Rolex), qui pourrait avoir eu intérêt à prouver que son propre mouvement automatique à rotor avait une indiscutable hérédité génétique suisse. L’intérêt de l’un – Wilsdorf – rejoignant l’intérêt des autres – la légitimité des horlogers suisses – et s’additionnant à la paresse intellectuelle des historiens successeurs, il n’y en avait donc que pour ce brave Abraham-Louis Perrelet, sur lequel plus personne ne se posait de questions…
••• LE DOSSIER VIENT D’ÊTRE RÉOUVERT par le dernier numéro du magazine Revolution, où Jack Forster raconte l’histoire du mouvement automatique. Récit classique, trop sans doute, puisque qu’il a oublié de mentionner la vraie première montre-bracelet automatique, celle qui avait été mise au point et vendue à un collectionneur par Leroy en 1922.
Une montre, assez curieuse, en forme de losange disposé en largeur, qui est aujourd'hui assez bien documentée. Cet oubli dans la saga de Jack Forster m’a fait douter des paragraphes précédents et des lignes consacrées à l’invention du mouvement automatique.
J'ai décidé de les relire plus attentivement...
••• FORSTER ÉCRIT AINSI avec une sereine détermination : « Il est toutefois généralement admis que l'inventeur du rotor est l'un des plus grands horlogers des XVllle et XIXe siècles : Abraham-Louis Perrelet. (…) La paternité des mouvements automatiques semble généralement lui être définitivement acquise. (…) C'est à lui qu'on doit attribuer l'invention des montres dites ”perpétuelles” ou ”à secousses” qui se remontent par le mouvement qu'on leur imprime en les portant. (…) Perrelet fut en son temps une célébrité et quelques-uns de ses contemporains les plus illustres achetaient et étudiaient ses montres automatiques ».
••• C’EST BEAUCOUP DE « GÉNÉRALEMENT » POUR UN IMPRUDENT « DÉFINITIVEMENT »… Que d'affirmations contestables dans les lignes ci-dessus ! Dans ses mémoires, Breguet lui-même parle de montres automatiques bien plus anciennes que celles de ce Perrelet, dont on aimerait savoir quels contemporains illustres achetaient ses montres automatiques...
Quelques lignes plus loin, Jack Forster admet : « Joseph Flores affirme avoir découvert des pièces selon lesquelles ce serait en réalité un certain Hubert Sarton, horloger liégeois, qui aurait inventé la montre de poche automatique remontée par l'action d'un rotor. Flores invoque à l'appui de sa thèse un brevet d'invention de 1778, décrivant un dispositif de remontage automatique qui serait identique, dans ses composants essentiels, à la montre attribuée à Perrelet par Chapuis (à tort, selon Flores) et vendue aux enchères par Antiquorum en avril 1993. Sachant combien les brevets déposés à cette époque de l'histoire industrielle restent sujets à caution, lorsqu'il s'agit d'établir l'antériorité d'une invention, il y a fort à parier que la polémique ne sera jamais close ».
••• C’EST BEAUCOUP DE VERBES AU CONDITIONNEL POUR UNE CONCLUSION AUSSI DÉSINVOLTE… D’une part, contrairement à ce que peuvent écrire la plupart des commentateurs contemporains de l’horlogerie, parler d’un « certain Hubert Sarton, horloger liégeois » prouve tout simplement une lacune choquante dans la connaissance de l’histoire horlogère européenne. Non seulement, cet Hubert Sarton a marqué son temps par ses montres (une trentaine connues) et ses pendules (bien répertoriées), mais il a marqué son époque par des inventions de complications horlogères non négligeables. Ne pas le connaître ou le méconnaître, c’est tout simplement nul quand on prétend écrire l’histoire de la montre automatique !
••• D'AUTANT QUE L'HISTORIEN QUI A CONSACRÉ PERRELET RECONNAÎT LUI-MÊME QU'IL Y A SARTON SOUS ROCHE... Ecrire que « Joseph Flores affirme avoir découvert des pièces selon lesquelles ce serait en réalité un certain Hubert Sarton », c'est dédaigneusement blessant pour Joseph Flores, qui a mené ses recherches avec une notable et systématique rigueur documentaire, sans se contenter de... recopier les copistes précédents.
C'est surtout prouver qu'on n'a pas lu l'ouvrage de Chapuis, l'homme qui a « inventé » Perrelet : Chapuis admet tardivement dans son ouvrage sur la montre automatique l'existence de ce document-clé, arrivé trop tard sur son bureau pour qu'il ait le temps de réécrire son livre de 1952 !
••• IL PERSISTE ET IL SIGNE ! Le même Chapuis a confirmé l'intérêt de Sarton dans un article paru deux ans plus tard dans « La montre suisse » (1954) : « Entre 1770 et 1780, nous avons plusieurs inventeurs, (...) Sarton et Abraham Louis Perrelet, celui-ci étant semble t-il, et jusqu’à preuve du contraire, le premier qui fut arrivé à des résultat tangibles et incontestables »...
Dans cet article, Chapuis parle lui-même de Sarton comme « un horloger de grand mérite fertile en inventions dans la montre et dans la pendule » et il le range « parmi les premiers novateurs, sinon parmi les précurseurs »...
Pour tout historien, ce « jusqu'à preuve du contraire » de Chapuis laisse une porte ouverte à la découverte de nouveaux documents : en publiant le rapport de l'Académie royale et en expertisant la montre attribuée à Perrelet, avant d'en débusquer d'autres, identiques, dans des musées européens, Joseph Flores a fourni plusieurs preuves contraires et convergentes.
On est donc loin d'un « certain Hubert Sarton », mais le message n'est sans doute pas encore parvenu au spécialiste technique de Revolution, auquel on se contentera de présenter une pendule de Sarton (ci-dessus : pas mal pour un inconnu) !
••• MAIS, AU FAIT, QUI EST PERRELET ? C’est la bonne question que devrait se poser tout historien de l'horlogerie. Son état-civil est flou et il hésite entre deux pères : David Perrelet et Daniel Perrelet. C’est au moins un de trop, qui démontre que les Perrelet pullulaient dans la vallée du Locle pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et on en a trouvé une bonne douzaine dans les ateliers horlogers de l’époque, dont plusieurs Abraham Louis…
••• TROP D’ABRAHAM-LOUIS PERRELET, MAIS PAS ASSEZ DE MONTRES ! Ce qui finit par être choquant, ce n’est pas cette abondance d’Abraham-Louis Perrelet, mais la pénurie de documents les concernant, et concernant tout particulièrement cet Abraham Louis Perrelet dit l'Ancien. Ce qui n’est pas le cas de Frédéric-Louis Perrelet, horloger de renom et petit-fils parfaitement bien connu du fameux « Perrelet l’Ancien » [celui dont on ne sait rien de probant] . Assez bizarrement, ce petit-fils n’a jamais évoqué ce grand-père devant son biographe…
Grand-père dont on n’a encore jamais retrouvé la moindre montre authentique et authentifiée : il a été démontré que la seule qui lui est attribuée (non signée) et qui est présentée comme telle au musée Patek Philippe [qui l’avait achetée aux enchères – très cher ! – sur la foi de cette attribution « historique », rédigée par un disciple de Chapuis] correspond en tout point à une montre parfaitement décrite dans un document officiel de l’Académie royale des Sciences de Paris, daté du 23 décembre 1778, signé par Leroy et De Fouchy. Document qui présente une montre à rotor déposée par… Hubert Sarton (1748-1828) !
••• ET PAS PLUS DE DOCUMENTS POUR PERRELET ! Toute l’argumentation des tenants de la thèse Perrelet pour l’invention du mouvement automatique à rotor tient dans une communication faite par Saussure devant la Société des Arts de Genève et datée de 1776. Document conservé à la bibliothèque de Genève, parvenu à nous à peu près illisible et rédigé au crayon [personne ne l'a encore jamais publié : ayant moi-même vu une reproduction, je peux dire que c'est un témoignage assez ténu] : ce billet évoque un certain « Perlet » – sans prénom – qui lui aurait présenté une pièce qui s’arme en quinze minutes pour fonctionner pendant huit jours. Il est honnêtement difficile d’opposer un tel billet à une communication officielle et détaillée faite devant l’Académie des sciences de Paris par un horloger du prestige de Leroy.
En tout cas, hors du microcosme horloger, pas un historien contemporain digne de ce nom ne s’y risquerait aujourd'hui. Force est de constater que, depuis Chapuis, pas un historien un tant soit peu sensible aux exigences de la recherche n’en a pris le risque…
••• ON A PEUT-ÊTRE FRANCHI LA LIGNE JAUNE DE L'HONNÊTETÉ INTELLECTUELLE quand on lit, dans l'article de Revolution, ce que Horace Benedict de Saussure aurait écrit en faveur de Perrelet : « Le Sieur Perrelet horloger, qui “a fait une montre d'une telle construction, qu'elle se remonte dans la poche, par le seul mouvement qu'il fait en marchant“ ».
Terrible déconvenue quand on rapporte cette citation de Revolution à ce qu'on peut vraiment lire, textuellement, sur le billet de Saussure : « De là, chez M. Perlet, l'inventeur des montres qui se remontent par le mouvement de celui qui les porte, elles peuvent aller huit jours sans être agitées ».
Un point, c'est tout, et c'est quand même assez différent comme son de cloche ! On ne peut pas dire que la thèse Perrelet sorte grandie de cette confrontation au texte original. Il est vrai que se reporter humblement aux sources – qui sont publiées – est peut-être beaucoup demander à des journalistes anglo-saxons qui se piquent d'écrire l'histoire horlogère européenne...
••• LES JOURNALISTES NE SONT PAS DES HISTORIENS. On ne peut donc en vouloir à Jack Forster de croire – on reste dans le domaine de la foi, pas de la raison – que « l'inventeur du rotor est l'un des plus grands horlogers des XVllle et XIX' siècles : Abraham-Louis Perrelet ». On lui pardonnera moins facilement d’avoir minimisé le rôle de Breguet dans l’invention d’un système de montres automatiques parfaitement fiables, selon un système sans rapport avec la technique mise en œuvre par Sarton.
On le jugera cependant assez inconséquent d’avoir ignoré la montre-bracelet automatique de Leroy. Mais on le trouvera pour le moins imprudent, sinon très léger, quand il considère comme acquis que « les rédacteurs du catalogue d'Habsburg Antiquorum, The Art of Breguet, voient dans le dispositif de Perrelet un ”échec”, car ”il s'en faut de peu qu'il faille courir” pour remonter un tant soit peu la montre (le contraste est saisissant avec le compte-rendu élogieux fait à la même époque par Saussure, mais c'est la version donnée par les rédacteurs du catalogue qui semble la plus crédible) ».
La montre en question – implicitement réattribuée à Sarton par le conservateur du musée Patek Philippe en personne – a été testée et elle semble bien prouver qu’un rotor peut fonctionner sur une montre de poche et la remonter ! Etude qui rend au passage plus que fantaisiste la remarque de Saussure concernant la pièce dont quinze minutes de marche à pied pourraient remonter le mouvement pour huit jours (performance qui réclamerait de fantastiques démultiplications des rouages)…
••• RETOUR À LA CASE DÉPART : c’est dans une présentation contradictoire des documents et des thèses en présence que les journalistes peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes. Encore faut-il qu'il y ait des documents ! On attend toujours une preuve un tant soit peu convaincante de l’antériorité technique et de l’authenticité biographique d’un Abraham-Louis Perrelet qui se dérobe à tout effort de documentation.
La querelle est mineure et ne concerne qu’un infime paragraphe dans les manuels d’horlogerie : même si elle est sans conséquence sur les paragraphes suivants de ces manuels, ce n’est pas une raison pour en négliger l’intérêt. Les montres de poche automatiques sans rotor ont été finalement mises au point par Breguet, quelques années après Sarton et Perrelet, tandis que les montres-bracelets automatiques à rotor ont été définitivement « cadrées » par Hans Wilsdorf grâce à son Oyster (Rolex).
••• IL FAUDRAIT MAINTENANT SE POSER LA QUESTION : qui a peur d’Hubert Sarton ? Quels intérêts dérange-t-il ? Pas ceux de la marque Perrelet, tout le monde s’accordant à penser qu’un Perrelet aurait pu, lui aussi, inventer de son côté un système de remontage automatique par rotor [encore faudra-t-il un jour finir par étayer un peu solidement cette thèse]. D'autant que cette marque ne fonde plus la totalité de sa communication sur cette généalogie technique entre Perrelet l'Ancien et ses actuelles collections de montres.
Sarton n’étant pas une marque, aucune considération commerciale ne vient encore polluer le débat. Reste un enjeu quasiment nationaliste : la prééminence historique supposée des horlogers suisses depuis le XVIIIe siècle – qui fut d’ailleurs le siècle d’or des horlogers anglais. Enlever ce premier rotor de poche à un Suisse pour le rendre à un Liégeois, c’est admettre à la fois une erreur historique et une captation patrimoniale.
La plus difficile à « digérer » est sans doute l’erreur intellectuelle : ce serait admettre qu’un passionné d’horlogerie à la retraite – pas officiellement historien et français de surcroît – puisse réécrire une page légendaire de la grande saga des montres suisses et puisse avoir raison contre un demi-siècles d’erreurs compilées et recopiées. C’est sans doute trop demander à l'établissement horloger !
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