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Il faut se méfier des idées reçues qu’on entend répéter ici et là. Dès qu'on vous parle de crise, commencez à vous méfier quand on vous affirme que…
1) ••• LES GRANDES MARQUES S’EN TIRERONT MIEUX QUE LES PETITES : et pourquoi ? C’est vrai que les grandes marques ont généralement des trésoreries plus confortables que les petites et qu’elles inspirent plus confiance – sans doute à tort – aux banquiers qui tiennent le robinet du crédit. Les « petites marques » – concept qui reste à définir précisément – restent cependant plus réactives face aux changements conjoncturels, plus souples et plus en phase avec les nouvelles attentes des marchés et des amateurs. Les « petites marques » peuvent replier la voilure plus rapidement et plus efficacement que les grandes, souvent empêtrées dans des procédures sociales compliquées par leur intégration dans des sociétés cotées. C’est le syndrome du Titanic : quand le petit voilier peut éviter l’iceberg en virant de bord, le grand paquebot court droit sur son erre longtemps après que la barre ait été tournée et les moteurs renversés. Small is beautiful : pourquoi pas si nous vivons, demain, un printemps horloger où « cent fleurs s’épanouissent », comme disait le président Mao…
2) ••• LES MARQUES HISTORIQUES RÉSISTERONT MIEUX QUE LES NOUVELLES VENUES : ah bon ? L’histoire horlogère démontre que les crises ont toujours permis l’émergence de nouvelles références, au détriment d’institutions considérées comme inébranlables. En période de révolution, les pesanteurs historiques d’une marque sont plus souvent le problème que la solution : là où les jeunes pousses peuvent modifier sans se renier les fondamentaux de leurs concepts, les maisons de tradition ont du mal à s’adapter dans des délais réalistes aux retournements de la conjoncture. Les cimetières horlogers sont peuplés de marques « historiques » qui se pensaient – par leur statut ou leur prestigieux passé – à l’abri des aléas de l’économie. C’est la fable du chêne et du roseau…
3) ••• LES MARQUES CLASSIQUES RASSURENT PLUS LES AMATEURS QUE LES « CONCEPT WATCHES » : vous y croyez ? En période de crise, il peut se créer, effectivement, un réflexe défensif de retour vers les « valeurs sûres » ? Il est assez rassurant pour les marques qui ont manqué le train de la nouvelle génération horlogère de penser que la roue tourne pour elles. De même, ceux qui ont tardé à croire au succès durable des montes de grande taille se redonnent le moral en prédisant une illusoire décroissance des boîtiers… C’est vrai : la transmutation des valeurs à laquelle nous assistons va démonétiser la plupart des collections d’avant la crise, du moins chez les amateurs exigeants – ceux qui créent, imposent et diffusent les tendances. Il n’est pas évident du tout que le marché revienne à des propositions plus sages, que ce soit en termes de concept, de taille ou de matériaux. Rassurer qui et pourquoi ? Côté Bourse, qui peut dire quelles sont aujourd’hui les valeurs « sûres », quand on voit les blue chips les plus rassurantes trébucher au même rythme que les fruits pourris de la bulle financière ? Côté montres, quelles sont les marques vraiment « sûres », alors qu’on trouve sur le marché parallèle, à prix écrasés, des stocks de toutes les manufactures – y compris les plus réputées pour leur valeur patrimoniale – et que les produits les plus spéculatifs de ces dernières années se bradent allègrement [témoignage personnel : il n’est plus rare de trouver à Londres des Rolex Daytona neuves à - 10 % du prix catalogue !] ? En revanche, on ne trouve toujours pas sur le marché parallèle la moindre « machine » de MB&F, la moindre Dream Watch de De Bethune, ni la moindre Cabestan. On ne distingue pas clairement ce qui pourrait inciter les amateurs un peu pointus à faire plus confiance à des marques qu’ils ont abandonné hier au profit de nouvelles références plus créatives. Les amateurs un peu moins exigeants pourraient effectivement privilégier les marques connues, mais ce sont précisément eux qui vont le plus se restreindre en matière d’achats de montres.
4) ••• LES MARQUES GÉNÉRALISTES SONT MIEUX ARMÉES QUE LES MARQUES DE NICHE : tiens, tiens ? Quand le marché se segmente en d’innombrables tribus démunies de référentiels communs, on peut au contraire penser que des équipes « commando » sont plus à même de parler de façon pertinente à telle ou telle tribu, alors des marques plus globales et généralistes auront du mal à convaincre des publics trop hétérogènes. Quand une crise bouleverse tous les repères, il est difficile d’appréhender, longtemps à l’avance, les demandes des amateurs, ce qui handicape les marques à large spectre, qui risquent d’investir sur la mauvaise ligne au mauvais moment, alors que des marques qui travaillent sur un faisceau laser ultra-focalisé sur une cible bien identifiée prennent moins de risques du fait de leur concentration et de leur réactivité. Qui trop embrasse mal étreint…
5) ••• LES MARQUES HAUT DE GAMME VONT REPRENDRE LA MAIN SUR LES MARQUES MOYENNE GAMME : vraiment ? D’une part, il n’existe aucune stratification claire et pertinente entre le haut, le moyen et le bas de gamme. La compartimentation par prix a perdu toute signification : certaines marques sont des affaires à 2 000 francs suisses et d’autres des arnaques au même prix. Il faut donc abandonner cette idée et raisonner en termes de contenu : une « bonne » montre est une montre qui en donne plus que les autres en termes de substance horlogère, de prix, de design et de story-telling proposé aux amateurs. C’est vrai pour une Richard Mille à 300 000 euros comme pour une Marvin mécanique à 300 euros. Un positionnement prix aussi malin que raisonnable pour l’originalité du design a probablement beaucoup fait pour le succès confirmé de Bell & Ross. Il n’est pas du tout évident que les amateurs se détournent en temps de crise de la moyenne gamme. Au contraire, si les marques concernées font un effort, elles voient un boulevard s’ouvrir devant elles à une heure où les « grandes » marques semblent obsédées par une montée en gamme devenue suicidaire. Les collections de Louis Erard ou de Frédérique Constant sont parfaitement bien pensées. A un niveau encore plus élémentaire, les montres Louis Pion, Swatch ou Tissot sont étonnamment consistantes. Les consommateurs sont tout sauf idiots : ils savent que les « grandes » marques font payer leur nom et leur pression marketing et qu’elles en donnent finalement moins que les plus modestes, alors même qu’elles se démodent et qu’elles se décotent aussi allègrement que les autres. En temps de crise, alors qu’il faut optimiser les dépenses sans pour autant renoncer à se faire plaisir, pourquoi payer trop cher des contenus horlogers trop faibles ?
6) ••• LES MARQUES INTERNATIONALES SUPPORTERONT MIEUX LA TEMPÊTE QUE LES AUTRES : amusant, non ? Nous vivons la « Première Crise mondiale » et tous les marchés un tant soit peu développés sont touchés, les plus anciens étalant un peu plus le choc. Dans ces conditions, être présent partout revient à être bousculé simultanément sur tous les fronts. Où est l’avantage ? En revanche, des marques surprises par la tempête sans avoir terminé leur internationalisation ont des chances de trouver des marchés neufs, sur lesquels leurs produits auront conservé une capacité de séduction inattendue. C’est d’ailleurs ce qui se passe : quand les majors planifient déjà la fermeture de dizaines de boutiques dans des pays désormais… immergés, on voit des petites marques indépendantes ouvrir des points de vente dans des pays nouveaux pour elles. La crise rebat les cartes, toutes les cartes, y compris les cartes de géographie…
7) ••• LES MARQUES « FORTES » PEUVENT SE PERMETTRE DE MOINS INVESTIR EN TEMPS DE CRISE : ah bon ? C’est peut-être exactement le contraire qu’il faut faire, alors que beaucoup de marques semblent considérer que la pression opérée et les investissements consentis au cours de ces dernières années peuvent leur permettre de lever le pied sans risque en 2009. Le marché n’a qu’une mémoire limitée, surtout pour des produits aussi peu « indispensables » que les montres. Et le marché est injuste : il peut se déprendre de produits et de marques qu’il voit depuis trop longtemps en vitrine comme il peut irrationnellement tomber amoureux de références sorties de nulle part. Cette remarque concerne aussi bien les investissements en communication que les innovations produits ou la R&D. On risque donc d’avoir des grandes marques qui ralentissent et des petites marques qui jouent le tout pour le tout en accélérant, avec des produits plus attractifs capables de capter l’attention des amateurs : le différentiel de visibilité sera payant à très court terme. Cette « Première Crise mondiale » est une révolution qui va remettre en cause toutes les valeurs horlogères : c’est le moment où il faut, plus que jamais, rester « pointu », innovant, créatif et communiquant. Pour s’en sortir, il faudra se sortir la tête du sable, les mains des poches et les tripes du ventre !
8) ••• LES BOUTIQUES MONOMARQUES PROTÈGENT MIEUX EN TEMPS DE CRISE : ah bon ? Encore un axiome marketing sorti de nulle part, sinon de la besace de certains experts immobiliers. Etablies à prix d’or, la plupart de ces boutiques – pour ne pas dire la quasi-totalité – souffrent d’une sous-rentabilité chronique, en particulier les flagships inaugurés à grand frais avec vedettes, égéries, ambassadeurs et pipoles appointés. Cette prolifération de boutiques a plombé un groupe comme Bulgari. Leurs coûts structurels handicapent aujourd’hui les ténors du luxe horloger, qui envisagent des plans drastiques de fermeture. Avec la crise, même si certaines d'entre elles ont une justification économique ou stratégique, la plupart de ces boutiques monomarques géantes ont trouvé leurs limites – qui étaient de servir de « stocks tampons » aux marques et de cosmétique comptable aux managers. On réalise aujourd’hui que la force d’une marque n’est ni dans ses boutiques propres, ni dans le nombre de ses points de vente, mais dans l’attractivité de ses produits. Surtout avec Internet qui bouleverse les habitudes de consommation et la notion de « proximité », voire d'« expérience » de la marque. En revanche, il est évident que les détaillants classiques vont se trouver laminés par une crise horlogère qui raréfie les clients tout en densifiant les exigences des marques. Le concept même de « boutique horlogère » est appelé à évoluer sous peine de disparaître : tout a changé depuis vingt ans : les marques, les montres, les clients, les médias horlogers. Tout sauf les vitrines ! Certains ont trouvé la réponse en épurant leur portefeuille de marques et en se spécialisant sur telle ou telle niche. D’autres ont choisi des approches différenciées et ciblées de la clientèle. La plupart des grands détaillants ont pris conscience du danger et tentent actuellement de se regrouper pour trouver des parades au rapport de forces imposé par les marques.
9) ••• TOUT IRA MIEUX QUAND LES TUYAUX SERONT PURGÉS ET LES PARASITES ÉLIMINÉS : c’est tout ? Parce qu’il suffirait d’écouler quelques stocks, d’enterrer quelques canards boiteux et de faire le gros dos en attendant la reprise américaine pour que tout redevienne comme avant… Encore une illusion qui peut faire des ravages ! Loin d’être circonscrite aux sphères financières ou même à l’économie en général, la crise est sociétale et c’est ce qui la rend tragiquement virulente et si difficile à appréhender : elle inverse toutes les polarités, dans un monde horloger où plus personne n’a vraiment le bon logiciel. Nous vivons actuellement un changement total de paradigme, qui peut faire penser à une révolution – et non à une simple évolution. Après cette révolution, qui créera un nouveau paysage horloger pour la prochaine décennie, plus rien ne sera vraiment comme avant, ni les clients, ni les montres, ni les motivations d’achat, ni peut-être même les marques. Certes, cette « Première Crise mondiale » va permettre d’épurer un peu le marché de ses stocks surnuméraires [la liquidation de ces stocks va d’ailleurs durablement pourrir le marché et ralentir la reprise pour l’industrie horlogère et d’éliminer quelques entreprises chancelantes [généralement, celles qui étaient nées d’un avidité pour le profit plus que d’une démarche de passion], mais au prix d’une fantastique redistribution des rapports de force et dans le cadre d’une impitoyable sélection darwinienne des mieux adaptés à cette nouvelle niche écologique…
10) ••• CETTE CRISE EST SIMPLEMENT LE DÉGONFLEMENT PRÉVISIBLE D’UNE « BULLE » HORLOGÈRE : avec une reprise au printemps, n’est-ce pas ? Le problème n’est pas que la « bulle » horlogère, qui n’était qu’une « sous-bulle » d’une ahurissante bulle financière, ait fini par exploser. Le plus grave, c’est que cette bulle ait duré aussi longtemps, au point de changer durablement les mentalités, les réflexes et peut-être même la génétique horlogère. Les historiens se demanderont sans doute longtemps quels ont été les facteurs les plus toxiques de cette dérive de toute une industrie : ils auront le choix entre l’irruption des marques de mode (avec leur culture obsessionnelle de la nouveauté), l’emprise des groupes de luxe (et leurs exigences obsessionnelles de rentabilité à tout prix), le super-emballement de l’endettement américain (trop d’argent trop facilement accessible) et la frénésie ostentatoire de la demande des marchés émergents (source de dérives créatives autant que structurelles). La conjonction du tout a bouleversé un paysage horloger qui est actuellement en train d’exploser. La déflagration a pulvérisé son échelle des valeurs et ses certitudes culturelles. La désintoxication est en cours. Une reconstruction doit s’opérer sur ce champ de ruines, en laissant la place à une nouvelle génération [ne pas en conclure pour autant à la disparition des « anciennes » marques] dont l’influence dictera les tendances des prochaines années dix. La sortie de crise n’est certainement pas pour le printemps, ni pour l’été, ni même pour l’automne prochain. Cela prendra du temps, de la sueur et des larmes…
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Ci-dessus : pochoir de Blek le Rat (Xavier Prou à l’état-civil), le « Maître des murs urbains » depuis plus de vingt ans (stencil graffiti repéré lors de l’exposition Blek Le Rat /Paris-New York, New York-Paris, à la galerie Jonathan LeVine de New York, 529 W. 20th Street, 9E).
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