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Cartier est en ordre de bataille pour ce qui s’annonce comme une année particulièrement difficile : « Cartier rassure dans une époque qui est tout sauf rassurante », explique Bernard Fornas, son président.
Qui livre ici quelques-uns de ses petits secrets pour s’en sortir un peu mieux ou un peu moins mal – que ses concurrents.
« Quand tout allait bien, on a fait en sorte que tout puisse aller mieux quand ça irait moins bien sur les marchés »…
••• 300 boutiques, dont 30 en Chine, et 2 300 vendeurs : chance ou handicap dans la tourmente ?
••• Bernard Fornas : Ce réseau exceptionnel – par son implantation au plus près de notre clientèle, dans les meilleurs emplacements des grandes métropoles mondiales – nous permet de suivre de très près le marché. C’est un fantastique outil de détection immédiate des tendances et de leurs évolutions : avoir un tel baromètre est une chance sans équivalent dans le monde horloger.
A tout moment, en croisant les paramètres, nous sommes en mesure de comprendre dans le détail et d’interpréter les indications fournies par le comportement des clients. Est-ce un hasard si nous avons été les premiers à baisser nos prix au Japon [les autres ont dû suivre] et les premiers à les augmenter au Royaume-Uni, pour cause de faiblesse de la livre [les autres suivront] ? Le tout avec des procédures qui nous permettent de varier et d’adapter les assortiments, mais aussi de gérer automatiquement les réassortiments – ce qui est encore le meilleur moyen d’éviter des surstocks qui pénalisent beaucoup de marques.
••• L’ouverture de nouvelles boutiques : stop ou encore ?
••• Stop quand c’est suffisant. Encore quand c’est nécessaire. Et plus s’il le faut. Ce réseau est excellent et absolument stratégique pour 85 % de nos emplacements. Les 15 % qui restent peuvent évoluer, le plus souvent par des redéploiements dans la même ville, mais dans des meilleurs quartiers [la géographie des villes change] ou à de meilleurs emplacements. C’est toujours de l’acupuncture fine, avec le souci de créer un même univers qu’on soit à Paris ou à Bakou, mais en le soulignant d’indispensables références à la culture locale. Nous avons un plan à cinq ans pour le calage de ce réseau international : pourquoi en changer maintenant ?
••• L’industrie horlogère doute d’elle-même : l’heure d’un changement stratégique pour Cartier ?
••• La maison Cartier ne s’est pas construite en un jour et elle est là pour… l’éternité ! Ou presque : on a 160 ans d’histoire derrière nous et sans doute beaucoup plus encore devant nous. On ne va pas changer de stratégie tous les matins en fonction des cours de la Bourse. Pas question de sacrifier une politique travaillée dans le long terme pour une politique opportuniste de très court terme, que nous paierions très vite.
Les bases sont saines : une grande histoire, une magnifique renommée, un savoir-faire reconnu, un ADN impressionnant, une culture pétrie de valeurs fortes, de traditions éprouvées et de compétences reconnues. Nous sommes présents dans le monde entier grâce à nos boutiques et nous équilibrons notre activité sur une dizaine de métiers où notre excellence est prouvée (haute joaillerie, haute horlogerie, haute maroquinerie, parfum, etc.). Quand tout allait bien, on a fait en sorte que tout puisse aller mieux quand ça irait moins bien sur les marchés…
••• Justement, 2009 va faire tanguer la barque horlogère : paré à la manœuvre ?
••• En période d’incertitude, le vrai problème n’est pas d’échapper à la crise, mais de s’en tirer mieux que les autres et de leur prendre des parts de marché en attendant d’être les premiers à redémarrer. C’est simple, mais ça ne s’improvise pas : depuis des années, on essaie de préparer Cartier à faire face à toutes les situations. Même si cela n’apparaît pas spectaculaire à des observateurs non avertis, nous avons décidé de gagner en réactivité, en qualité, en fiabilité, en flexibilité. Nous avons mis en place une supply chain sophistiquée qui nous fait gagner beaucoup de temps, de ressources et d’énergie dans le time to market : de la conception même du produit à son arrivée dans les bonnes vitrines, dans les bonnes quantités et au bon moment, nous avons accompli des progrès considérables. C’était un vrai défi pour une maison comme Cartier, mais nous l’avons relevé – à défaut de l’avoir expliqué et communiqué.
L’outil était bien affûté et cette réactivité nous a sans doute permis d’anticiper et de freiner à temps, en douceur, sans sortie de route. La même réactivité nous permettra de percevoir les premiers signes de la reprise et d’accélérer à fond…
••• Le comportement des clients s’est modifié en quelques semaines : la substance horlogère de Cartier doit-elle changer ?
••• Mais elle a changé ! Et en profondeur : Cartier est notamment plus que jamais présent sur le marché de la haute horlogerie, dont il est aujourd’hui un des principaux acteurs à l’échelle mondiale. Cette présence planétaire nous dicte une stratégie. Toutes ces boutiques dont nous venons de parler, il faut les alimenter en montres de haute horlogerie dignes de ce nom et disponibles en quantités réalistes : c’est pourquoi nous avons tellement investi dans notre outil de production, qu’il s’agisse de notre manufacture de tourbillons Poinçon de Genève (un atelier d’une vingtaine de personnes à Meyrin, près de Genève) ou qu’il s’agisse de toutes les innovations que nous présenteront pendant le SIHH de Genève ou plus tard.
Nous avons désormais la taille critique pour à peu près tout faire nous-mêmes. Et on le fait à fond ! Imaginer des mouvements innovants (une équipe de vingt personnes bourrée d’idées et de créativité à La Chaux-de-Fonds), leur donner un style Cartier très exigeant (notre équipe parisienne de designers : 27 personnes de 11 nationalités) et fabriquer le tout en le fiabilisant dans des délais raisonnables (notre « think tank » chargé du développement, installé sur 4 000 mètres carrés à La Chaux-de-Fonds, donc au cœur des vallées horlogères).
Désormais, c’est Cartier qui fait Cartier et qui s’est donné les moyens d’écrire de nouvelles pages de l’histoire de la marque.
••• Tank, Santos, Roadster : aurore des concepts et crépuscule des icônes ?
••• Vraiment pas ! Nos icônes se portent très bien, merci ! D’une part, on a vécu avec Ballon Bleu la naissance éblouissante d’une nouvelle icône, surgie sur le marché avec une force qui en fait déjà une des premières grandes stars horlogères du XXIe siècle – sinon la première ! Ensuite, les icônes évoluent et se renouvellent, selon des cycles un peu mystérieux : la Santos 100 Squelette de cette année prouve que cette Santos trentenaire a encore de beaux jours devant elle. C’est une montre très innovante dont l’innovation marquera cette année horlogère [image ci-dessus : on peut admirer le travail du cadran-platine épuré en chiffres romains]. Enfin, les icônes « classiques » représentent tout de même des volumes considérables, qui feraient à eux seuls le bonheur de nombreux concurrents…
Ces icônes sont elles-mêmes génératrices de concepts : la notoriété des unes renforce l’impact des autres et vice-versa. On a pu le vérifier avec la Santos Triple 100 de 2008, qui a soudain accéléré la lisibilité de notre parcours dans la haute horlogerie conceptuelle et la crédibilité de toute notre stratégie. L’innovation à tout prix nous intéresse assez peu : nous voulons simplement démontrer par notre créativité la vigueur de nos valeurs et la cohérence de nos ambitions, avec des innovations qui viennent ensuite enrichir toute la gamme de nos montres.
••• Un luxe qui peine à se redéfinir hors de la frivolité : fin des années bling-bling ?
••• C’est pour continuer la course en tête que nous avions anticipé de nouvelles règles de jeu. Maintenant, c’est vrai, après des années d’argent facile et de culte de la frivolité, le vrai luxe ne peut que faire parler ses valeurs, plus que jamais assises sur une histoire, une image et un savoir-faire inégalé. Nous nous sommes interdit de faire n’importe quoi quand tout allait bien et que l’argent coulait à flots : c’est ce qui nous protège aujourd’hui des doutes qui saisissent nos clients face à des maisons qui ont abusé des paillettes. On nous prête spontanément – et à juste titre – une capacité de résilience qui fait défaut aux marques qui ont cédé aux vertiges de l’inconstance et de la vanité. Par la permanence de son image, Cartier rassure dans une époque qui est tout sauf rassurante. Cartier reste plus que jamais désirable alors que la situation économique multiplie les frustrations.
Propos recueillis par Grégory Pons,
relus et validés par Bernard Fornas.
BUSINESS MONTRES & JOAILLERIE
•••Bernard Fornas, le président de Cartier, est un grand pro de la communication, et sans doute l’un des meilleurs communicateurs de l’industrie horlogère en général, et du groupe Richemont en particulier. On n’est donc certainement pas obligé de prendre pour argent comptant tout ce qu’il affirme, ni toutes ses dénégations, mais on doit admettre qu’il pointe du doigt quelques vérités élémentaires :
• L'enracinement international d’un réseau de boutiques est une matrice stratégique pour suivre en temps réel et analyse de façon très fine les informations qui remontent du terrain. Une marque peut y gagner en réactivité et donc y laisser moins de plumes en termes de logistique industrielle qu’il n’y paraît, à première vue, en ne considérant que le coût de ce réseau…
• La réorientation de l’appareil productif a également favorisé les gains de réactivité d’une marque qui était plutôt jusque-là un immense paquebot assez lent à la manœuvre. L’accélération de l’actualité économique et l’internationalisation des marchés rend plus que jamais indispensable cette réactivité…
• La requalification horlogère de Cartier par les concepts pointus – pas vraiment comprise hier – devient une sorte de vaccination anti-crise, dont le traitement préventif portera ses fruits dès cette année. Il faudra le vérifier à la fin du prochain SIHH, mais on peut déjà parier que ces montres « conceptuelles » seront les seules à faire l’objet de commandes conséquentes de la part des détaillants – alors même que ces « concepts » semblent plutôt destinés aux boutiques. C’est en tout cas la consécration du leadership créatif de Cartier dans le peloton de tête des maisons « historiques » de l’industrie horlogère : qui a fait mieux et plus ces dernières années ?
Maintenant, avouons-le, il est assez plaisant de voir Cartier stigmatiser le règne de l’argent facile après des année d’une bling attitude aujourd’hui sérieusement démonétisée. Bien sûr, il est facile de constater que son assortiment d’icônes horlogères n’a pas vraiment mis Cartier à l’abri d’une récession qui va provoquer des coupes claires dans ses effectifs (« allègements » déjà en cours) et un sérieux coup de frein dans ses objectifs de croissance [les lecteurs de Business Montres en savent à ce sujet plus que les autres].
Reste qu’il est encourageant de voir le vaisseau amiral du groupe Richemont afficher un tel moral et se permettre de telles audaces horlogères, à une heure où trop de « petites » marques du groupe s’avancent au SIHH drapées d’une frilosité qui en dit long sur leur relative panne créative ou leur manque d’imagination marketing…
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