|
Bernard Fornas, président de la maison de luxe Cartier (groupe Richemont).
Le Temps: Comment abordez-vous le Salon international de la haute horlogerie (SIHH), qui aura lieu du 19 au 23 février à Genève?
Bernard Fornas: Nous sommes sereins. Avec ses 160 ans d'existence, Cartier a déjà vécu de nombreuses récessions, des guerres mondiales, des crises et des embellies. Chaque crise a été l'occasion de nous renforcer. L'édition 2009 sera certes plus difficile que celle de l'année dernière, mais nous y présenterons beaucoup de nouveautés dans tous les secteurs, que ce soit la montre joaillerie, où nous sommes les leaders mondiaux, la haute horlogerie, un segment dans lequel nous sommes de plus en plus offensifs, la montre or ou acier.
- Quelles sont vos attentes en termes de fréquentation?
- Il y aura moins de détaillants. Il est difficile de dire quel sera l'impact, mais il pourrait peut-être atteindre 20%, par rapport à l'année dernière. Il s'agit d'un recul non négligeable, mais Cartier est présent dans 140 pays, à travers ses 22 filiales. Nous sommes donc aussi en contact régulier avec les bijoutiers-joailliers dans leurs pays.
- Cette année, le SIHH, qui est en fait quasi exclusivement le salon des marques du groupe Richemont, n'a pas lieu dans la foulée du salon mondial de l'horlogerie Baselworld. Est-ce un désavantage?
- Cela ne pose aucun problème à Cartier parce que nous avions largement anticipé l'avancement de l'événement.
- La direction du salon a réduit la voilure en matière de communication événementielle. Vous aussi?
- Non. Nous n'avions d'ailleurs rien prévu de particulier, indépendamment de la crise. Mais la direction du salon a raison: lorsque les affaires sont plus dures, il faut faire des économies. Je trouve cela sage, et j'ai été parmi ceux qui ont poussé en ce sens.
- Vous présentez de nombreuses nouveautés. Est-ce vraiment le bon moment, alors que la récession s'étend dans le monde entier?
- C'est dans les périodes troubles et difficiles que l'innovation gagne encore en importance et en impact. Notre stratégie, depuis plusieurs années, est de renforcer l'innovation, et cela tombe plutôt bien. Notez que nous n'innovons pas uniquement dans l'horlogerie, secteur où nous sommes numéro deux mondial derrière Rolex. Nos produits se renouvellent également dans la joaillerie, où nous sommes le leader mondial. Et puis nous sommes également actifs dans le stylo, avec une place de numéro deux, le briquet, où nous arrivons au second rang également, dans la petite maroquinerie, les lunettes et les parfums.
- Finalement, quel bilan 2008 tirez-vous pour la marque Cartier?
- L'année avait débuté sur une note très positive. Puis il y a eu un ralentissement, normal.
Mais il faut souligner que la performance est très hétérogène: il y a des zones géographiques qui continuent à très bien fonctionner, à l'image du Moyen-Orient. Cartier vient d'y ouvrir une boutique dans le Dubai Mall. Avec 750 m2 de surface de vente, c'est notre plus grand point de vente dans la région. La zone asiatique se porte également assez bien, et particulièrement la Chine.
Les Etats-Unis constituent en revanche le point faible et les ventes y sont plus difficiles. Il y a eu la crise financière, devenue bancaire. A ce titre, la faillite de la banque d'affaires Lehman Brothers a constitué un tournant. Lorsque les Américains ont vu qu'une institution pareille pouvait être abandonnée même par son gouvernement, ils ont marqué le coup. L'affaire de l'escroquerie Madoff n'a ensuite rien arrangé. Ailleurs dans le monde, le Japon est aussi un marché difficile. L'Europe se situe dans une évolution intermédiaire. Nous disposons heureusement d'une assise équilibrée sur ces cinq zones géographiques, qui sont les cinq moteurs de notre entreprise.
- Comment se présente 2009?
- J'espère que les mois qui viennent ne seront pas trop tendus. Mais la question de la durée de la crise demeure totalement floue, ce qui rend toute prévision extrêmement difficile. Notre chance, chez Cartier, c'est de nous être organisés - alors que tout allait encore très bien - de manière à être très flexibles, réactifs, et rapides pour adapter notre production. Nous disposons là d'un avantage concurrentiel indéniable.
Dans la vie économique, il faut parfois donner des coups de frein rapides, sans abîmer son outil industriel ni le tissu de sous-traitants, afin de ne pas crouler sous les stocks. Mais lorsque tout va bien, que le redémarrage est rapide, il faut aussi être capable de se remettre très vite à plein régime.
- Cela signifie que vous avez réduit vos capacités de production...
- Bien sûr. Quand vous ne savez pas combien de temps la crise va durer, vous réduisez votre production, afin d'optimiser vos stocks.
- Est-ce que cela a eu un impact sur l'emploi?
- Nous avons annoncé l'automne dernier que nous renoncions à recourir à des intérimaires à La Chaux-de-Fonds. Nous avons également soldé les vacances du personnel de manière à absorber le ralentissement sans heurts particuliers.
- Et maintenant, que va-t-il se passer pour le personnel fixe?
- Nous employons 1100 personnes en tout dans l'horlogerie en Suisse, entre La Chaux-de-Fonds, Villeret et Villars-sur-Glâne. Nous disposons en outre d'une manufacture à Meyrin, où nous élaborons nos mouvements estampillés du Poinçon de Genève.
Il y aura certainement un moment où nous serons obligés de ralentir un peu et donc de recourir à des réductions d'horaire de travail dont l'amplitude sera fonction de l'évolution des affaires.
- Quelle est l'importance du site de Meyrin?
- En effectif, il s'agit encore d'une petite entité, qui occupe un peu moins de 20 personnes. C'est là que l'on développe certains mouvements de haute horlogerie, comme la Ballon Bleu Tourbillon Volant présenté l'an dernier. Ce site est appelé à se développer.
- Revenons à vos marchés clés. La Russie tient-elle vraiment le coup, il y a tout de même eu 14 dévaluations du rouble depuis l'automne?
- Je ne sais pas combien de temps cela va durer, mais nous constatons qu'il existe encore en Russie une clientèle importante de connaisseurs. Il est vrai que c'est davantage dans la joaillerie que dans l'horlogerie.
- Et la Chine, où vous vous rendez presque chaque mois?
- Nous disposerons à la fin de l'année de 30 boutiques dans ce pays, où nous sommes numéro un du luxe, après y avoir investi fortement depuis 2001. Le marché continue à croître. Ce pays continue à représenter un réservoir de croissance important pour nous, et nous comptons y ouvrir quatre à cinq boutiques cette année. L'économie chinoise a jusqu'ici souffert avant tout sur le front industriel, avec des fermetures d'usines dans le textile, par exemple. Mais dans notre métier, le luxe, les développements demeurent positifs.
- Comment gérez-vous les soubresauts des changes, très erratiques en 2008?
- De par notre position planétaire, nous faisons des ajustements de prix de manière régulière dans tous les pays du monde à la hausse mais aussi parfois à la baisse. Ce n'est pas toujours facile, car nous sommes confrontés à des amplitudes incroyables et nous n'étions pas habitués à une telle volatilité. Rappelons que le dollar est passé de près de 1,60 contre l'euro à 1,20. Il est maintenant à 1,35 environ. Le yen était à près de 160 contre l'euro, il est tombé jusqu'à 118, et tout cela en quelques mois.
Au Japon, nous avons été la première marque de tout le luxe à baisser nos prix fin novembre, de 10%. Nous n'avons pas opéré de changements aux Etats-Unis. En Chine, nous avons augmenté nos prix, tout comme en Grande-Bretagne.
- Avez-vous intégré le scénario du pire, soit une récession durablement longue et violente?
- Bien entendu. Et nous jouerions alors sur notre puissante capacité d'adaptation. L'essentiel, dans une telle période, consiste à poursuivre une gestion rigoureuse de la Maison, à accroître notre flexibilité, à maintenir tous nos investissements stratégiques et notre forte capacité d'innovation, la haute horlogerie étant un des exemples récents.
«La crise remettra les pendules à l'heure»
Pour le patron de Cartier le marché horloger va se rééquilibrer.
Le Temps: Quel effet aura la crise sur l'ensemble de la branche?
Bernard Fornas: Je pense que les marques les plus fragiles, les plus artificielles, vont davantage souffrir. Lorsque les choses vont mal, le luxe vrai reprend le dessus, et nous l'avons constaté dans toutes les crises précédentes. Et parmi les marques synonymes de vrai luxe, Cartier figure au premier rang. En période de crise, le consommateur est beaucoup moins tenté par l'aventure et se tourne vers les produits les plus connus, les plus traditionnels. Les marques qui s'en sortiront le mieux sont celles qui ont cette tradition, cette histoire, ce savoir-faire. Notez qu'une telle image s'entretient et implique parfois de résister à des propositions de diversification et donc de dilution. On m'a proposé à de multiples reprises de me lancer dans les hôtels. Mais j'ai toujours refusé: Cartier est le roi des joailliers, pas celui des hôteliers.
- Pensez-vous que les exportations horlogères helvétiques vont baisser cette année?
- Je ne suis pas prophète, mais il est sûr que si la crise continue à être violente, il y a une certaine logique à ce que le marché se tasse. Mais n'oubliez pas que l'on vient de très haut et l'on peut en quelque sorte parler de rééquilibrage.
- Plus globalement, pensez-vous que la société vit un tournant, après des années d'excès?
- Les crises font toujours réfléchir. Les gens changent leurs comportements d'achat, temporairement au moins. La crise a toujours un peu de bon, car elle remet les pendules à l'heure. Mais le monde entier ne réagit pas unanimement. Aux Etats-Unis, le moral des consommateurs est au plus bas, mais le Moyen-Orient évolue encore positivement.
- Que pensez-vous des plans de sauvetage en milliers de milliards de francs entrepris au niveau mondial?
- J'espère seulement que les milliards qui sont injectés le seront dans des entreprises qui ont fait le changement nécessaire pour s'adapter aux nouvelles conditions économiques mondiales. Dans l'automobile, j'espère par exemple que ces montants seront investis dans des designs, des moteurs ou des modèles qui ont une chance de trouver des débouchés de par leur créativité et leur innovation. Le pire qui pourrait arriver serait de mettre de l'argent dans des entreprises qui ne changent pas. L'industrie automobile américaine était un fleuron dans les années 1950 et 1960: les géants de Detroit n'ont pas vu le vent tourner. Alors que Toyota faisait des voitures hybrides, les Américains lançaient le Hummer. Il y a des lectures différentes de l'évolution du monde. Propos recueillis par P. G.
Un grand voyageur
A la tête de Cartier depuis 2002, Bernard Fornas, 62 ans, mène la vie des grands patrons de multinationales. Il passe pas moins de sept mois par an en voyage, visitant le réseau de boutiques et les nombreuses filiales du groupe. Passionné par la Chine, le Français apprend depuis trois ans le mandarin. «C'est très difficile, pour un Latin comme moi, explique-t-il, car on n'a aucun repère!» L'an dernier, il a néanmoins pu prononcer un premier discours en chinois. «Trois minutes, et avec beaucoup de fautes de prononciation», tient-il à relativiser.
Bernard Fornas est basé à Genève, d'où il a la haute main sur un véritable empire. Le chiffre d'affaires? Motus. Les analystes estiment pour leur part les ventes de Cartier entre 2,3 et 2,9 milliards d'euros. Sur cette somme, 45% proviendraient de l'horlogerie et 45% de la joaillerie.
Philippe Gumy
Le Temps
|