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Une belle griffe et des bonnes montres font-elles une belle marque horlogère ? Splendeurs et misères d’une déclinaison qui fait son entrée sur le marché au pire moment…
••• LE PRIX DU STAND LE MIEUX DÉCORÉ DU SIHH 2009 REVIENDRAIT À RALPH LAUREN, mais ce genre de concours de beauté n’a jamais été tenté à Palexpo. Dommage pour la nouvelle marque du groupe Richemont, qui aurait décroché là un accessit qui risque de lui faire défaut à l’heure où chacun fera les comptes.
Rien n’a été négligé pour assurer le succès de ce lancement, ni l’emplacement de choix à l’entrée du SIHH, ni la décoration ultra-ralphlaurenesque du lieu [le fameux style colonial chic vintage], ni la communication, avec une grande fête à peine gâchée par les restrictions éthiques de rigueur ces temps-ci et des dossiers de presse en simili-croco. Il a fallu modérer l’ardeur du marketing, qui voulait partir acheter ses fleurs jusqu’en Nouvelle-Zélande !
••• ON NOUS AFFIRME QUE CES MONTRES SONT NÉES d’une rencontre entre deux hommes, Johann Rupert pour Richemont [et l’outil horloger nécessaire] et Ralph Lauren lui-même pour la passion horlogère [on le sait collectionneur]. Cette double hérédité se remarque dans les trois premières collections présentées cette année : impeccable exécution horlogère et montres pleines de bon goût, pour ce qui n’est pas une « licence », mais une « joint-venture ». Nuance…
Ralph Lauren en avait rêvé. Richemont l’a fait, non sans peine et après y avoir usé plusieurs équipes et poussé quelques stars, comme Giampiero Bodino, à claquer la porte. Il faut dire que l’équipe de Ralph Lauren, aidé ici par son fils, avait beaucoup à dire et à démontrer : depuis de nombreuses années, le créateur de la marque de mode américaine tournait autour de l’idée de lancer sa propre marque et il a été courtisé par cela par de nombreux opérateurs (dont le Swatch Group, très pressant), sans que les négotations aboutissent. On comprendra cet étroit marquage des codes Ralph Lauren dans les 12 premières pages du dossier de presse, qui ne comprennent pas moins de 18 photos de Ralph Lauren lui-même.
••• LES TROIS COLLECTIONS SE RESSENTENT de la dévorante ambition horlogère affichée par le créateur de Ralph Lauren, qui a manifestement beaucoup réfléchi à ce qu’il voulait signer de son nom :
• La collection Stirup (« étrier ») reprend l’idée d’une montre de forme, déclinée en trois tailles et en trois matériaux (or rose, or blanc, platine), avec un mouvement Jaeger-LeCoultre et un positionnement prix entre 8000 et 16 000 euros, avec une pointe à 50 000 euros pour la série limitée en platine. Le style est volontairement intemporel et teinté de cet understatement recherché par Ralph Lauren, avec les indispensables références à l’équitation, polo oblige. Les chiffres romains s’accompagnent d’une minuterie « chemin de fer » à l’ancienne (image ci-dessus)…
• La collection Slim Classique propose un concept d’élégance trois-aiguilles en 43 mm, avec une inspiration très nettement tournée vers les anciennes montres de poche et un mouvement Piaget 430 pour l’ultra-minceur nécessaire. Guillochage abondant (lunette, cadran) et aiguilles pomme pour le clin d’œil horloger, avec une reprise des chiffres romains pour rester dans la note. Positionnement prix entre 12 000 et 27 000 euros (de l’or rose au platine).
• La troisième collection se veut, comme son nom l’indique (Sporting), plus sportive. Les références sont ici nautiques [c’est un autre des marques génétiques Ralph Lauren] et les mouvements signés Jaeger-LeCoultre ou IWC (le fameux calibre Jones), avec lunette vissée, chronographe trois-compteurs et World Time (fuseaux horaires). Prix entre 6 000 euros et 9 000 euros.
Les objectifs commerciaux restent modestes [estimation non officielle : 5 000 pièces annuelles], avec un réseau qui va privilégier les flagships Ralph Lauren (une cinquantaine de points de vente) et quelques détaillants haut de gamme, prioritairement aux Etats-Unis et en Europe.
BUSINESS MONTRES & JOAILLERIE
••• ON NE PEUT PAS DOUTER DE L’HONNÊTETÉ FONCIÈRE DE LA PROPOSITION RALPH LAUREN : les montres sont remarquablement exécutées, dans un des meilleurs ateliers du groupe Richemont (La Cote-aux-Fées), avec des mouvements provenant des meilleures manufactures du groupe (IWC, Piaget, Jaeger-LeCoultre) et des développements horlogers travaillés par les meilleures équipes de Johann Rupert (Valfleurier). On ne reviendra pas sur le dispositif marketing (stand superlatif), ni sur l’honneur fait à cette nouvelle d’intégrer, pour son entrée en scène, le SIHH.
••• DANS CES CONDITIONS, D’OÙ VIENT LE MALAISE ? D’abord des montres elles-mêmes : les citations Cartier sont tellement évidentes pour la montre « Etrier » que même les non-initiés les repèrent. Comme l’a expliqué Pierre Rainero, directeur du style chez Cartier, dans une interview à « Goûts de luxe » (BFM Radio), « tout le monde parle français, mais tout le monde n’est pas Victor Hugo ». Le trouble naît de l’accumulation : chiffres romains qu’on croirait décalqués d’une Tank classique, « chemin de fer » des minutes, aiguilles bleuies, couronne de remontage à caboche, jusqu’à la forme étrier qu’on a déjà vue !
L’abus des chiffres romains grassement empattés se fait insistant dans chaque collection : c’est un choix esthétique – pas très moderne – qui entre en contradiction avec la typographie de la marque et les différents marquages du cadran. A peine plus légitimes sur la Stirup, ce choix fait du coup très Piaget pour la Classique et très Ebel pour la Sporting – déjà très Jaeger-LeCoultre en version World Time. De toute évidence, Ralph Lauren a collectionné de très belles montres, mais sa vision est historiquement datée. Comme pour ses collections de prêt-à-porter, auxquelles il a trop voulu coller, on œil s’est arrêté entre 1930 et 1980 et il n’a rien appris de l’actuelle révolution horlogère – ce qui dater ses modèles avant même qu’ils ne débarquent sur un marché où ils sont tout sauf indispensables.
••• FAIBLESSE DU CONCEPT : quelle timidité dans l’expression horlogère ! Alors que de nombreuses marques se relancent sur le marché de la montre de poche, Ralph Lauren manque ce train en se contentant d’un style poche pour sa montre élégante, qui avait tout – format, minceur, sobriété, décoration, contenu horloger – pour faire un modèle de référence et le leader d'une tendance.
Quelle banalité dans l’affirmation sportive ! Les clients de Ralph Lauren sont-ils de si vieux messieurs ? Quelle pauvreté dans la décoration des mouvements : qui a pu laisser passer des rotors aussi pauvrement gravés Ralph Lauren ? Qui a pu négliger des détails aussi essentiels – à ce niveau de prix – que les concordances typographiques, l'harmonie des proportions (souvent lourdes et malhabiles), l'élégance formelle ou tout simplement l'identité stylistique de l'ensemble ? Un exemple avec l'image ci-dessus : on note d'emblée la lourdeur un peu molle du bas de la montre, opposée à la faiblesse étriquée de son haut, ainsi que le manque de grâce dans la position de sa couronne et, plus généralement, le manque d'harmonie entre l'épaisseur de la carrure et la largeur du cadran : c'est tout simplement pataud...
Et quel strabisme dans le positionnement prix qui veut tutoyer les manufactures authentiques sans contrepartie dans la substance horlogère ? Accumuler les bons ingrédients ne conduit pas mécaniquement à la création d'une recette originale. Etre un grand collectionneur ne garantit pas qu'on soit un grand créateur de montres de luxe...
On comprend que les détaillants se soient montrés pour le moins frileux : ils vont laisser aux flagships Ralph Lauren le soin d’essuyer les plâtres, d’autant que personne chez Richemont ne tente vraiment de leur mettre la pression pour qu’ils adoptent une nouvelle marque du groupe…
••• L’énigme reste donc entière : en quoi cette marque est-elle légitime, avec de tels produits produits, sur un marché horloge qui s’interroge sur ses évolutions – sinon sa révolution – dans ses années dix ? Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps et deux SIHH pour découvrir cette collection honorable certes, mais sans gloire ?
Je passe sur les informations désagréables, comme la mésentente qui a fini par s’installer entre Johann Rupert, lassé par les exigences contradictoires de son « ami », et Ralph Lauren : leur inauguration commune et fraternelle du stand au SIHH n’a convaincu aucun des insiders de Richemont, où personne ne mise lourd sur cette nouvelle marque.
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