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Quelques illusions circulent encore et elles ont même repris de la force avec le relatif succès de Genève 2009.
Méfiez-vous quand même quand on vous dit que…
••• C’EST LA REVANCHE DES MARQUES ET DES MONTRES « CLASSIQUES ». Encore faut-il s’entendre sur le mot « classique ». S’agit-il de marques « historiques », qui ont su traverser l’histoire et devenir « classiques », ou s’agit-il de marques « normales » et sans histoire, qui produisent des montres tout aussi « normales » ? Parle-t-on de montres banales – rondes à trois aiguilles – ou d’icônes qui ont posé les bases d’une nouvelle grammaire esthétique ?
Pour beaucoup de managers, qui avaient refusé de prendre le moindre risque dans des années où le marché progressait de lui-même, cette légende du « retour au classique » est un nouveau prétexte pour innover encore moins. A la limite de la méthode Coué, c’est une forme de réassurance mentale sur la pérennité de leur marque et de leur image. Quand ce n’est pas une posture de communication qui évite de justifier une absence totale de créativité et une frilosité inquiétante pour l’avenir…
•••Raisonnons par analogie. Pendant la grande crise de 1929, si les marques avaient misé sur le retour des « montres classiques », elles auraient relancé des montres de poche [qui représentaient encore, à l’époque, 50 % des volumes]. Au lieu de quoi, les marques qui ont fait l’histoire des décennies suivantes ont lancé l’Oyster Perpetual (Rolex), la Calatrava (Patek Philippe), la Reverso (Jaeger-LeCoultre), la Marine (Omega), la Radiomir (Panerai) ou le chronographe à poussoirs (Breitling, Universal), montres qui ont marqué leur époque par leur concept de rupture et défriché des voies où allait s’écrire l’avenir.
On a donc du mal à comprendre pourquoi les amateurs s’enticheraient demain de montres « classiques » dont ils ne voulaient plus hier ou de marques dont ils dédaignent encore aujourd’hui les modèles…
••• LA CRISE VA « REMETTRE L’ÉGLISE AU MILIEU DU VILLAGE » ET REDONNER UN AVANTAGE COMPÉTITIF AUX GRANDES MARQUES. Il est certain que des détaillants tétanisés pourraient être tentés de recentrer leur offre sur des marques au renom éprouvé, mais Genève 2009 semble avoir prouvé l’inverse : des « grands » détaillants qui claquent la porte des « grandes » marques et qui s’intéressent de plus près aux « petites » marques. D’abord pour équilibrer leur offre face à celles des groupes, qui multiplient les pressions commerciales au-delà de ce qui est raisonnable. Ensuite pour stimuler la demande de leurs propres clients, avec des concepts et des produits qui ne traînent pas dans la vitrine depuis des années. Enfin, par une sorte de retournement éthique, qui privilégie désormais les relations humaines personnelles – celles qu’on peut avoir avec une petite équipe créative, plus qu’avec un staff anonyme et passager – et une qualité de relations professionnelles qui ne se limite pas à un simple bilan comptable.
••• Loin d’être rassurantes aux yeux des consommateurs, les « grandes marques » subissent au contraire la déconsidération qui affecte aujourd’hui toutes les références « surplombantes ». Leur discours n’est plus crédible – ni même audible – et leur stratégie est systématiquement soumise l’objet de soupçons de la part de clients de plus en plus experts en décodage marketing. Ces marques ont trop pratiqué l’arrogance que donne le pouvoir et trop abusé de la puissance que donne une position dominante, en termes de prix comme de services.
Par ricochet, les « petites marques » – plus proches, plus humaines et surtout moins arrogantes – inspirent plus confiance, semblent plus honnêtes et paraissent plus sincères dans leur relationnel, qu’on parle de service commercial ou de relation client.
Une mutation sociologique est en cours. Elle induit de nouvelles valeurs – rapport au luxe, à l’argent, à l’image, à la notoriété – qui redessineront très vite la totalité du paysage horloger…
••• LES MARCHÉS ÉMERGENTS VONT SAUVER L’INDUSTRIE DU LUXE ET RELANCER LA MACHINE ÉCONOMIQUE. C’est assez douteux. D’un part, parce que la plupart de ces marchés n’ont émergé qu’à la faveur d’une « bulle » financière qui dopé la consommation des pays développés [l’éclatement de cette « bulle » ramène ces marchés quelques années en arrière]. D’autre part, parce que ces marchés n’aiment le luxe européenne que parce qu’il est d’essence européenne et apprécié des Européens [il est évident que toute déconsidération d’une marque sur son marché de référence aura des répercussions immédiates sur ses marchés de conquête : on ne pourra plus comme autrefois saturer la Chine de n’importe quoi griffé Pierre Cardin !].
Sur quoi repose aujourd’hui le marché des plus belles pièces de haute horlogerie joaillière ? Sur le seul moteur proche-oriental, qui est un des plus anciens débouchés commerciaux de l’industrie suisse…
••• Très peu d’Asiatiques – Japonais ou Grand-Chinois – étaient présents à Genève 2009, exception faite de journalistes spécialisés des titres locaux. Magazines qui sont très loin de présenter aux yeux des marques le même intérêt qu’il y a un an ou deux : par qui sont-ils lus et quels acheteurs influencent-ils ? Même constat pour les Russes et les détaillants de régions périphériques, encore que certains d’entre eux aient été singulièrement plus présents – et plus passeurs de commandes – dans les salons des petites marques qu’au SIHH.
La structure même de ces marchés « émergents » est bouleversée par la crise, qui démantèle les réseaux et démonétise – par les déstockages massifs – la valeur des actifs horlogers entre les mains des amateurs. Le coup de foudre semble terminé, ou du moins sérieusement refroidi, entre la haute horlogerie traditionnelle et les multi-millionnaires des ex-marchés porteurs, dont on ne sait plus ce qu’ils désirent acheter alors qu’on sent très bien ce qu’ils ne veulent plus collectionner avec la même frénésie qu’il y a un ou deux ans [il suffit de vérifier la fréquentation actuelle du site Horomundi, du groupe Revolution Press, et de la comparer au trafic 2007 pour mesurer cette désaffection].
Il faudra sans doute encore beaucoup de temps pour qu’une demande solvable émerge localement, hormis quelques caprices de tycoons : nous avons été victimes d’une illusion singulière, celle d’une « passion horlogère » qui n’était qu’une passion pour les symboles d’une prospérité qui a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Erreur de perspective : il n’y avait pas vraiment de nouveaux amateurs de montres ; il n’y avait que des nouveaux contingents d’accédants à la fortune. Nuance qui change tout…
••• C’EST MAINTENANT QU’ON VA FAIRE LA DIFFÉRENCE ENTRE LES VRAIES COMPLICATIONS ET LA POUDRE AUX YEUX DES FAUSSES « MANUFACTURES ». Mauvaise querelle : s’il faut parler des « vraies » manufactures, prévoyons un sacré coup de torchon sur le marché, personne – aucune marque ! – sur le marché suisse ne pouvant prétendre réaliser elle-même 100 % de son offre ! Ensuite, qu’est-ce qu’une « vraie complication » et une « poudre aux yeux » horlogère ?
J’imagine assez bien les intégristes horlogers hurler de rire quand ils ont vu les premières montres-bracelets, qui n’avaient que des inconvénients (taille féminine, fragilité, exposition aux chocs et à l’eau, style sportif qu’on qualifierait aujourd’hui de marketing, etc.). L’histoire a tranché. De même qu’elle a tranché à propos des tourbillons, nec plus ultra de l’horlogerie mécanique jusqu’à la fin du XXe siècle et simple prétexte aujourd’hui à facturer des montres plus chères : qui pense encore que le tourbillon est un attribut distinctif de la haute horlogerie ? Qui songerait à en faire un argument capable de créer une différence concurrentielle, alors qu’il faut au moins deux, trois ou quatre tourbillons « normaux » pour stimuler des amateurs tout juste épatés par des propositions sur deux ou trois axes, pourvu qu’elles soient doublées de chronographes ou de répétitions minute ?
Il n’existe plus de « vaches sacrées » en matière de complications ou de manufactures. Le tourbillon relève de la banalité [on le trouve dans 124 catalogues de marques] et la répétition minutes s’achète sur étagère. Fin des « vraies » complications traditionnelles et extension du domaine de la lutte à ce qui peut passer pour de la « poudre aux yeux » – mais qui vise, précisément, à en mettre plein les yeux à des amateurs qui en redemandent…
••• La clé de toute stratégie horlogère reste la capacité disruptive, qui peut s’exprimer dans la baroque de la forme (MB&F), la restructuration du mouvement (Hautlence) et l’esthétique rétro-futuriste (Cabestan) aussi bien que dans la rigueur graphique d’un cadran (Jaquet Droz et sa Grande Seconde). Tous les coups sont permis, pourvu qu’ils fassent mouche dans le cerveau des amateurs et qu’ils déclenchent à tous les niveaux de prix (Swatch ou De Bethune, Guess ou Van Cleef & Arpels) une irrésistible poussée de progestérone ou de testostérone.
Dans ce domaine, les références usuellement encensées comptent peu et la légitimité historique rassure plus les sexagénaires que des trentas conscients de l’éphémère volatilité des modes [adeptes du Carpe Diem, ils savent que, loin d’être des valeurs patrimoniales, les montres ne sont que des jouets coûteux et capricieux]. Même en temps de crise, et peut-être même surtout en période d’incertitudes, ce n’est pas la « vérité » d’une marque ou d’une complication qui importe, mais son effet concret, immédiat et pulsionnel. Ce qui laisse un boulevard sous les pas des marques alternatives et de la nouvelle génération des créateurs, pourvu qu’ils sachent allumer dans les yeux des grands garçons et des grandes filles – encore une fois à tous les niveaux de prix – cette lueur qui permet les grands incendies de cartes bancaires…
••• LE SALUT, C’EST LE TRÈS HAUT DE GAMME, ALORS QUE LES MARQUES INTERMÉDIAIRES VONT SOUFFRIR. Affirmation qui relève de la légende néo-horlogère et de l’auto-persuasion rassurante. Elle est née d’un constat statistique, qui a fait plonger les volumes de moyenne gamme et d’entrée de gamme avant les volumes de haut de gamme, mais c’était uniquement parce que le marché est plus réactif en bas de la pyramide, alors que le haut fonctionne sur l’illusion de retards de livraison et de commandes à honorer tardivement. Disons seulement que le marché des montres non exceptionnelles a décroché plus vite – on en déduira qu’il repartira plus vite aux moindres signes de reprise.
Il faut ensuite distinguer marque par marque et marché par marché. Les marques de volume ont dévissé au rythme de leurs bases commerciales : ce qui est vrai pour TAG Heuer aux Etats-Unis l’est à peu près pour Omega en Chine. Le vrai critère distinctif reste cependant la pertinence du rapport qualité-prix tel qu’il est perçu par les consommateurs, hors de toute considération marketing : on s’aperçoit alors que des marques nichées au cœur de ce marché ont surperformé (exemple : Frédérique Constant) en dépit d’une relative faiblesse en communication – faiblesse qui devient peut-être un atout par rapport aux marques surdistribuées et surmédiatisées [voir le point 2 sur le faux avantage des grandes marques].
On pourrait même considérer que, sur les marchés matures, les marques de moyenne gamme restées accessibles et relativement extérieures au bombardement publicitaire de ces dernières années (people, sponsoring sportif, plan médias pharaoniques, etc.) peuvent mieux tirer leur épingle du jeu que les autres : l’augmentation démentielle des prix de ces dernières années a coupé beaucoup de marques de leur base naturelle de clients, qui se sont sentis un peu orphelins et délaissés au profit de nouveaux eldorados asiatiques.
Rappel utile : le prix moyen des montres vendues en Europe n’a guère gagné que 20 % depuis l’an 2000, alors que la moyenne des prix catalogue doublait dans la haute horlogerie ?
De même qu’il sera difficile, pour ceux qui ont exagéré, de baisser les prix, il sera plus facile pour les « petits joueurs » de se faufiler, pourvu qu’ils aient des produits en phase avec les vraies attentes du marché.
••• Tout l’enjeu de l’industrie horlogère est là : comment conserver les volumes qui assureront la survie des usines et la relance de l’industrie ? Tout simplement en renouvelant les stocks actuels et en démodant les montres aujourd’hui en parc. Il est évident que ce ne sont pas les 50 000, les 100 000 ou les 150 000 montres de haute horlogerie – tout dépend de la définition et de la place du curseur – qui vont permettre d’étaler la crise sans casse en termes de savoir-faire, de ressources humaines et de capacités industrielles. Il faut donc reconquérir les segments intermédiaires et l’entrée de gamme, avec une nouvelle offre, évidemment inspirée par les codes et les concepts de la haute horlogerie, mais à des prix plus accessibles.
Raisonnons encore par analogie. Si nous étions en pleine crise des années trente, faudrait-il se réfugier dans la production de montres de poche soit bon marché, soit hyper-compliquées, ou tenter de trouver de nouveaux volumes dans des montres plus adaptées à l’époque, qu’il s’agisse de mouvement automatiques, de boîtiers étanches ou de fonctions chronographiques, le tout à des prix accessibles pour la majorité des clients européens ? Il faut donc promouvoir aujourd’hui de nouveaux standards pour l’horlogerie accessible, des nouvelles manières de porter les montres, trouver de nouvelles motivations et mettre en scène de nouvelles valeurs.
Demain, ce ne seront plus les mêmes clients, on ne s’intéressera plus aux mêmes marques, on ne portera plus les mêmes montres et on ne les achètera plus pour les mêmes raisons. C’est ça, la nouvelle révolution horlogère et c’est ce défi qui rend l’année 2009 passionnante !
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