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Rencontre avec Matthias Schuler, qui a repris en main la manufacture de Meyrin pour en refaire une marque digne de la manufacture qui a écrit, en dix ans, quelques belles pages d’une future légende horlogère.
••• MATTHIAS SCHULER, LE NOUVEAU MANAGER DE LA MANUFACTURE ROGER DUBUIS, n’a pas été passé au moule Cartier, qui donne à tant de cadres du groupe Richemont un vrai air de famille : un nœud de cravate, un cuir italien ou un rien de gouaille parisienne suffisent parfois à trahir un mimétisme socio-culturel qui influence grandement le luxe horloger, bien au-delà des frontières de la seule pépinière Richemont.
Matthias Schuler relèverait plutôt de la nouvelle branche germanique de cette famille, parvenue au pouvoir dans les fourgons de Norbert Platt, à la faveur d’une révolution de palais qui a repolarisé toutes les ambitions personnelles autour d’un axe Hambourg-Genève, alors qu’on vivait plutôt sur une ligne Paris-Milan. Venu d’IWC, où il secondait Georges Kern, et ex-proctérien, Matthias Schuler, 42 ans, a été nommé CEO de Roger Dubuis, en remplacement de Carlos Dias, lors du rachat de la manufacture par Richemont, à l’été 2008.
••• ON NE POUVAIT IMAGINER UN PLUS GRAND CONTRASTE entre deux hommes qui semblent ne s’être jamais rencontrés – ce qui n’a pas dû faciliter le passage des consignes. Il ne faut pas compter sur Matthias Schuler pour raconter l’état dans lequel l’explosif et latinissime Carlos Dias avait laissé la manufacture, mais il aura fallu quelques mois pour qu’on parvienne à y voir plus clair dans la remise en ordre de l’appareil de production, dans l’enchevêtrement des 240 sociétés ( !) qui constituaient la nébuleuse Roger Dubuis, dans un maquis financier où une centaine de millions se sont évaporés – on en a retrouvé à peu près une cinquantaine, plus quelques découvertes baroques des limiers de Richemont, comme un… avion immatriculé au Portugal ! – et, plus généralement, pour reprendre en main tous les dossiers en cours. Et c’est loin d’être fini !
Autant dire que le passage du SIHH 2009 en janvier ne laissait pas la moindre marge de manœuvre pour présenter des nouveautés cohérentes. Matthias Schuler a donc assuré un service minimum en se concentrant sur la reformulation d’une stratégie pour les prochaines années. Et en retravaillant des procédures de travail qui, pour être élémentaires, n’en étaient pas moins absentes de l’univers Roger Dubuis…
••• EXEMPLE FLAGRANT DE CES PROCÉDURES « ÉLÉMENTAIRES » QU'IL A FALLU REMETTRE EN PLACE : incroyable mais vrai, la manufacture Roger Dubuis propose enfin aux acheteurs de ses montres un… manuel d’utilisateur ! Ce qui paraît évident partout ailleurs a réclamé ici quelques décisions d’autorité – mais un ex-proctérien comme Matthias Schuler devait commencer par là ! Cette « innovation » donne symboliquement la mesure du travail de reconstruction en cours. Tout était à refaire, sauf l’essentiel, les valeurs symboliques de la marque, auxquelles Roger Dubuis compte s’adosser pour se redéployer.
••• PREMIÈRE VALEUR ESSENTIELLE : LE DESIGN. Dans le champ concurrentiel de Roger Dubuis et au prix moyen pratiqué, on ne trouve guère que deux marques pour entrer dans la compétition côté design : Richard Mille et Franck Muller. Excusez du peu ! Les autres manufactures de haute horlogerie – par exemple, Vacheron Constantin ou A. Lange & Söhne, pour ne citer que des marques Richemont – ont opté pour un style plus classique, mais l’originalité « démonstrative » des pièces Roger Dubuis reste un atout pour la (re)conquête de marchés comme la Russie, le Proche-Orient ou la Chine, qui privilégient des concepts très affirmés.
••• DEUXIÈME ORIGINALITÉ ESSENTIELLE DE ROGER DUBUIS : LE MIX MOUVEMENT/DESIGN. La manufacture est – à ce jour – la seule en Suisse dont 100 % de la production bénéficie du Poinçon de Genève. C’est tout sauf anodin, en termes d’exécution des mouvements comme en termes de conception des calibres, pensés dès leur construction pour mériter cette prestigieuse distinction. Roger Dubuis est également la seule manufacture qui ait poussé aussi loin l’intégration entre le style de la montre et l’architecture de son mouvement : ce mariage singulier de la complication et du design devrait être approfondi par le récent recrutement de nouveaux constructeurs et de nouveaux designers.
••• TROISIÈME FACTEUR DE RECONQUÊTE : LE RECENTRAGE DES LIGNES DE MONTRES. Roger Dubuis concentre ses efforts sur ses trois lignes pilotes :
• Excalibur, dont le boîtier musclé (triple corne, couronne, lunette) garantir l’identité et permet de loger de multiples complications, généralement facturées au prix fort (nouvelles Excalibur 2009 : ci-dessus).
• King Square, ligne plus « unisexe » dont la forme carrée – ultra-tendance par la réussite de ses proportions – autorise des fantaisies plus colorées et même un peu plus fashion, dans les matériaux comme dans l’architecture des platines [on se souvient du squelettage en cœur sertis de rubis de l’édition 2008].
• Easy Diver, collection sportive tournée vers les loisirs nautiques – ce qui n’exclut pas les complications en simple ou double tourbillon – et considérée comme l’entrée de gamme à moins de 20 000 francs suisses (13 000 euros).
• Une quatrième ligne est « dans les tuyaux », avec une orientation résolument design et novatrice.
••• QUATRIÈME PILIER DE LA RELANCE : LA RESTRUCTURATION DES RÉSEAUX ET DES SERVICES. Là encore, comme on le chante dans L’Internationale, « du passé, faisons table rase » ! Le réseau a été resserré à 150 vitrines, pour un objectif à terme de 250 points de vente dans le monde, ce qui reste raisonnable à l’échelle de la planète et des marchés à (ré)ouvrir. Un plan assez ambitieux d’ouverture de boutiques a été défini, pour recréer un réseau d’environ 30 espaces exclusifs Roger Dubuis [il n’en reste plus aujourd’hui que 7 dans le monde]. Le SAV – plaie éternelle de la haute horlogerie en général, et de Roger Dubuis en particulier – a été retravaillé, avec l’appui des plateformes logistiques de Richemont sur les principaux continents (Hong Kong, Tokyo, Dallas). Les services seront assurés par des équipes internationales hébergés dans ces relais Richemont (New York, Dubai, Tokyo, Hong Kong, Singapour, Munich pour l’Europe du Nord).
La communication – qui restait jusque-là le « fait du prince » – bénéficie des même efforts de professionnalisation, dans le domaine de l’édition comme dans celui de la communication en ligne ou des relations publiques – qui seront provisoirement cadrées autour du Poinçon de Genève et d’un travail plus « viral » de contacts directs avec les collectionneurs.
••• C’EST DONC DÉSORMAIS UNE QUESTION D’IMAGE ET DE CRÉDIBILITÉ DU PROJET AUPRÈS DES RÉSEAUX ET DES CLIENTS. Si le facteur confiance est optimisé par l’indéfectible sérieux d’un Matthias Schuler, le facteur succès est obéré par la « Première Crise mondiale », qui a sérieusement érodé les capacités d’investissement du groupe Richemont. La marque Roger Dubuis reste très forte en dépit des cahots qui ont égratigné son lustre. Son outil de production reste un des meilleurs de l’industrie suisse, tant par la qualité de ses équipements que par les compétences de ses équipes. Son portefeuille créatif reste un des plus fournis de la haute horlogerie. Ses structures ont été reformatées selon les règles. Il ne manque donc à ce savoir-faire que des injections répétées de faire-savoir, c’est-à-dire un confortable budget de communication !
••• Tout le problème de cette renaissance d’une manufacture est le séquençage des différents épisodes. Pas d’inquiétudes côté R&D : les fulgurances créatives de Carlos Dias ont laissé un héritage de formes et d’idées qui assurent un bel avenir en termes de nouveaux produits. En revanche, vouloir replacer à quel point les mouvements au cœur de la promesse Roger Dubuis revient à mettre à la poubelle toute la communication actuelle, qui parle de tout sauf des 25 « mouvements manufacture » de la collection !
• Souci également du côté de la « vampirisation » par des marques tierces : on peut estimer que la réussite indiscutable de la Santos 100 Squelette de Cartier – à mes yeux, une des plus belles pièces de Genève 2009 – doit beaucoup aux réminiscences du « style Dias » [le cadran-platine figuratif], de même que le chronographe « concentrique » logé dans la Rotonde. Ce n’est sans doute qu’une coïncidence si la haute horlogerie Cartier partage le même immeuble que Roger Dubuis à Meyrin…
• Trouble dans la reconquête des marchés, où certains détaillants ont été échaudés par les épisodes précédents, encore que la marque ait conservé – on l’a vérifié à Genève 2009 – un vif capital de sympathie et, en tout cas, un préjugé favorable pour ce qui concerne sa relance. Tout est à reconstruire en Russie et aux Etats-Unis. Tout reste à construire en Europe et en Chine continentale, sachant que le reste de l’Asie réclame une sérieuse réorganisation de marchés ébranlés par la mystérieuse réapparition de stocks parallèles. On a vérifié ce scepticisme dans les réactions du réseau pendant Genève 2009 : bon travail d’image, mais très médiocres résultats commerciaux pour l’équipe en place.
• Aucune marque ne peut se permettre d’aller au pas quand le marché galope, sous peine de se trouver très vite hors marché. En se donnant le temps d’une réflexion avant l’action, la maison Roger Dubuis a sans doute choisi la sagesse, mais la révolution horlogère qui s'annonce est-elle sage ?
• Le debriefing du SIHH face à son actionnaire ne sera sans doute pas aisé pour Matthias Schuler : il pourra toujours lui répondre que les 15 millions déjà gaspillés pour Ralph Lauren [sur les 25 millions budgétés] auraient sans doute été mieux utilisés pour refaire de la manufacture Roger Dubuis le laboratoire créatif et le lanceur de tendances horlogères qu’elle était du temps de sa splendeur !
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