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En anglais : bullwhip effect (« effet coup de fouet »).
En langue de bois managériale : « amplification de la variation de la demande », AVD pour les logisticiens.
En clair : par un « effet de vague », un petit ralentissement de la demande déclenche, en amont, des ruptures de production et la création de surstocks.
C’est une caractéristique des supply chains mal gérées. La théorie économique explique ici la pratique horlogère…
••• CECI N’EST PAS UN COURS DE THÉORIE ÉCONOMIQUE, mais la simple mise en perspective de concepts logistiques bien connus – sauf apparemment dans le monde horloger. Ils ont en tout cas le mérite d’éclairer le comportement et les dérives des agents de l’industrie horlogère, en expliquant son caractère faussement « cyclique » et la répétition historique de « crises » qui alternent emballements sur fond de pénurie et dépressions pour cause d’excédents productifs.
Les étudiants en économie l’apprennent sous le nom de bullwhip effect (« effet coup de fouet ») et le désignent comme une « amplification de la variation de la demande » (AVD). Pourquoi « coup de fouet » ? Par analogie directe à ce qui se passe quand on donne une petite impulsion sur un fouet de postillon : la lanière claque par amplification de l’effet ondulatoire. On parle aussi d’« effet de vague » – pour l’image de l’ondulation – ou d’« effet Forrester », du nom de son théoricien, Jay Wright Forrester, professeur au MIT américain, qui l’a popularisé dans les années soixante avec son livre Industrial Dynamics. Synthèse de son concept : « La variabilité de la demande s'accroît du point de consommation vers l'amont de la chaîne logistique et vers le fournisseur en début de chaîne, ce qui provoque de désastreux effets « coup de frein » et des surstocks ».
••• LE CONCEPT DE « BULLWHIP » PERMET DE COMPRENDRE POURQUOI UNE INDUSTRIE SE MET À SURPRODUIRE au moindre changement de rythme dans la demande. Explications : la plupart des entreprises – qu’elles soient de niche ou plus industrielles – sont aujourd’hui organisées autour d’une chaine logistique qui permet, théoriquement, de prévoir les flux amont et aval pour assurer une réactivité et une flexibilité dans une logique de profitabilité et de stisfaction des clients. Il s’agit tout simplement d’assurer la livraison des montres que recherchent les amateurs, au bon prix, au bon endroit, dans la bonne quantité et dans la bonne qualité.
Plus facile à dire qu’à faire ! Surtout quand la demande du client varie dans l’espace (selon les marchés) et dans le temps (selon les mois). L’enjeu est de faire remonter les bonnes informations de l’aval – le client – vers l’amont – les ateliers de production. C’est là qu’intervient la notion de « déformation » de la demande à chaque étape de la chaine logistique, où chaque partenaire fait circuler des informations très légèrement biaisées : la somme des amplifications à la hausse ou à la baisse de la demande réelle produit des effets « coup de fouet ».
Le petit tassement en aval entraîne un brutal coup d’arrêt en amont.
Une petite aspiration dans les boutiques déclenche une surproduction dans les usines. La déconnexion entre la consommation [ce dont le client a vraiment besoin] et la production [l’activité réelle de l’entreprise] devient vite aussi flagrante que très coûteuse. L’industrie horlogère vient d’être victime de ce bullwhip effect, avec un emballement des fournisseurs début 2008 et une production excédentaire en cours d’année, suivi d’une réaction excessive en sens inverse quand la tendance s’est renversée en fin d’année, avec des annulations de commande et des mesures de chômage partiel dans les ateliers. Anticipations excessives et amplifications désordonnées ont un coût humain désastreux en termes de pertes d’emploi et de « casse » d’équipes qu’il faudra de longues années à reconstituer…
••• POURQUOI CETTE AMPLICATION DRAMATIQUE au sein de la supply chain ? Par un effet classique de « précaution » de chaque acteur, qui tend à ne pas prendre en compte les réactions de tous les autres acteurs et par la multiplication des stocks intermédiaires « défensifs », avec une aggravation induite par les défauts de cette supply chain : retard des livraisons assurées par les fournisseurs, négligences de qualité dans la production, routines logistiques, manque de professionnalisme dans la distribution, etc.
Chaque maillon de la chaine surjoue son rôle. Hypothèse d’augmentation de la demande : si une montre se vend bien, le détaillant en commande un peu plus « pour ne pas manquer ». Le distributeur se crée un stock tampon par souci de sécurité et fait donc remonter une demande déjà anormalement gonflée. Le responsable logistique de la marque prend lui aussi ses précautions et déclenche des surcommandes « au cas où » chez les fournisseurs, lesquels « assurent » leurs arrières en surréagissant à ces commandes. Si on multiplie les intermédiaires au stade de la fabrication et au sein des manufactures, chaque service et sous-service va créer son propre stock de sécurité et s’assurer que « tout baigne dans l’huile » avec des marges confortables en termes de quantité. Les stocks intermédiaires peuvent ainsi représenter des mois de production inutiles qui seront inutilisées…
En bout de chaine, on a surproduit, souvent dans l’urgence, ce qui va désorganiser un peu plus les flux de fabrication, entrainer des surstocks coûteux et donc des immobilisations financières pénalisantes, pour avoir, en aval, des clients médiocrement satisfaits et des montres qu’il faudra brader.
Hypothèse de faiblesse de la demande : à l’inverse, le détaillant anticipe et réassortit un peu moins. Son distributeur local en rajoute une louche pour éviter le surstockage. Au siège social, on subodore une demande prévisionnelle en baisse et on avertit les fournisseurs, qui décident de prendre encore moins de risques et qui mettent en chômage technique leurs plus jeunes équipiers. Une pièce de moins à Shanghai provoque ainsi une ligne en panne à La Chaux-de-Fonds : on est en plein dans l’« effet coup de fouet ».
••• CET EFFET DE VAGUE EST ENCORE PLUS SPECTACULAIRE DANS LES PETITES MANUFACTURES, où il peut sembler plus économique de fabriquer une centaine de ponts quand on n’en a réellement besoin que d’une trentaine. Par « effet coup de fouet » et par « peur de manquer », on engorge l’amont et l’aval, au prix de gaspillages dont personne n’a vraiment conscience : la terreur de ne pas livrer dans les délais est devenue obsessionnelle dans la haute horlogerie, mais les effets pervers des procédures mises en place pour fluidifier la logistique sont parfois pires, en termes financiers, que les retards de livraisons…
Dans les plus grandes entreprises, la pratique des « lots » et de la production en série – on ne déclenche une fabrication en série qu’à partir d’un certain seuil de « rentabilité – favorise des reconstitutions de stocks sans rapport avec la réalité de la consommation. Avec plus de volume dans les tuyaux et des commandes moins fréquentes, l’offre est encore moins connectée à la demande, ce qui a pour effet d’effacer les gains visés par la pratique de la série et des « lots »…
Dans tous les cas, les marchés sont désorganisés par ces commandes excédentaires [marché gris] ou par des pénuries anormales [spéculation], qui débouchent toujours sur une dislocation du système des prix de référence et sur des « promotions » qui font tourner les stocks sans vraiment générer de véritable nouvelle consommation. C’est la situation qui attend l’industrie horlogère en 2009, avec ce qu’on peut estimer à une grosse année de production répartie dans les stocks intermédiaires [filiales, boutiques, port-franc de Genève, parallélistes] et des discomptes sauvages amplifiés par l’effet Internet !
••• COMMENT ÉVITER CES « EFFETS COUP DE FOUET » ? Bonne question aux logisticiens des manufactures, les études théoriques sur le sujet me manquant. Au cœur du débat : une nouvelle pratique de l’information et de la transparence tout au long de la supply chain, depuis le comptoir du détaillant jusqu’au plus humble fournisseur. Problème : ce partage de l’information et cette pratique collaborative n’est pas du tout dans la « culture » de l’industrie horlogère, qui a développé une sorte de phobie de la transparence.
Ensuite, considérer comme douteuse les informations qui remontent du terrain de façon indirecte : ce ne sont que des prévisions, affectées d’un impondérable facteur humain. Les mirifiques statistiques de la FH suisse ne sont pas en soi fautives : elles sont simplement biaisées par le fait qu’elles ne portent que sur des exportations officielles, et non sur la réalité de la demande telle qu’on la constate sur le terrain. La somme des micro-imprécisions relève du macro-plantage. Avec les systèmes d’information contemporains, il est possible d’avoir un outil global d’analyse de la consommation en temps réel : le coût de sa mise en place – difficile pour les raisons « culturelles » évoquées ci-dessus – sera vite compensé par les avantages logistiques d’une maîtrise de la demande et par les économies générées par le réalisme des flux de production.
Enfin, la logistique même de cette production doit être professionnalisée au regard des nouveaux concepts du manufacturing contemporain : on peut avoir le meilleur outil du monde et produire des résultats désastreux en termes de surstockage. Impeccable sur le papier, très avancé techniquement et totalement novateur dans une industrie souvent restée au XIXe siècle, l’appareil productif de Rolex n’en a pas moins été victime d’effets pervers et d’anticipations hasardeuses qui ont généré des surstocks capables de désorganiser le marché pour plusieurs années.
••• C'EST UNE CONVERSATION AVEC BERNARD FORNAS (CARTIER) QUI A MOTIVÉ cet intérêt pour la théorie logistique, ainsi que les connaissances d'un excellent manager horloger – qui s'est souvenu d'avoir en vain tenté d'expliquer à ses collègues du Swatch Group les subtilités de cette approche théorique...
Un des principaux enseignements de la récente interview de Bernard Fornas à Business Montres était justement le coup de projecteur qu’il donnait sur son propre système d’informations, capable de recueillir en temps réel des données très fines sur la demande dans l’ensemble de son réseau. Données qu’une analyse intelligente permettait de transformer en flux logistiques pertinents, toujours en temps réel : si la demande indienne passe en quelques jours de Dubaï à Hong Kong, l’alerte just in time permettra de livrer à Kong Kong les pièces qui auraient été fabriquées pour Dubaï, en évitant ainsi un surstockage au Proche-Orient et une pénurie en Chine. Ce n’est qu’un exemple…
Le bullwhip effect n’est pas une fatalité technique, ni une calamité organique, mais une simple conséquence de comportements personnels parfaitement compréhensibles et facilement remédiables. « Humain, trop humain » ! Une fausse rationalité économique – l’instinct de sécurité, le réflexe de précaution, la crainte de manquer – entraîne ici des erreurs de prévision et une désynchronisation offre/demande dont les résultats sont finalement très coûteux et préjudiciable à toute la chaine logistique, du fournisseur au détaillant, voire au client.
Pour information, la plupart des grandes industries ont mis en place des outils anti-bullwhip effect (pharmacochimie, nouvelles technologies ou automobile, par exemple chez Porsche)...
Avec une subtile mutation culturelle, qui favoriserait les valeurs de transparence et de coopération [pour faire chic, parlons de collaborative forecasting], et un effort de pédagogie économétrique, qui informerait les acteurs de cette dérive logistique, l’« effet coup de fouet » est facilement remédiable. Avec des effets d’entraînement positifs à tous les étages, d’une stabilisation amont et aval de l’appareil de production à la consolidation d’une consommation déconnectée de tout « effet d’aubaine » sur le plan des prix.
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