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Soixante ans après que son fondateur ait roulé ses premières cigarettes dans une baraque sud-africaine, le groupe est devenu l’un des leaders mondiaux du luxe. Alors qu’elles préparent à couper dans leurs effectifs, treize de sesmarques s’exposeront au SIHH à Genève. Radiographie d’un géant.
Pionnier, véritable philanthrope, il a joué un rôle clé dans le développement des secteurs commercial et industriel en Afrique du Sud: en ce 18 janvier 2006, leprésident sudafricain du moment Thabo Mbeki rend un hommage appuyé à Anton Rupert, qui, à l’âge de 89 ans, vient de tirer sa révérence.Discrètement, comme il avait toujours vécu. Pourtant parti de rien, ce docteur en chimie a créé en soixante ans un véritable empire pour se hisser au second rang des plus grosses fortunes d’Afrique du Sud, derrière les Oppenheimer (diamants de Beers). Connu en Europe pour avoir bâti pas à pas le groupe Richemont – une tâche qu’il déléguera en réalité à son homme de confiance sur place, Joseph Kanoui – Anton Rupert a par ailleurs beaucoup investi en Afrique du Sud par l’intermédiaire notamment de Rembrandt Group (aujourd’hui Remgro). Hommed’affairesavisé, ilaroulépendantsesétudesses premières cigarettes destinées à la vente. Puis acheté une petite fabrique qui donnera naissance quelques décennies plus tard à un véritable conglomérat. Ceux qui ont travaillé à ses côtés luiportent le plus grandrespect.
Visionnaire à tous égards, Anton Rupert a développé très tôt une conscience environnementale. Cofondateur du WWF, présidentdelabranchesud-africainedecetteassociationécologique, il a mené moult combats, dont certains aux côtés de Nelson Mandela. Thabo Mbeki a également vu en lui un homme ayant su prendre des positions courageuses envers l’apartheid plaidant pour divers partenariats avec la majorité noire d’Afrique du Sud.
Conscient des difficultés auxquelles se heurterait immanquablement sonpays,AntonRupertaégalement scindésesactivités et regroupé toutes les opérations non sud-africaines dans des sociétés helvétiques. En 1993, il passe la main à son fils Johann.Cedernier s’étaitdéjà illustré positivement dans plusieurs activités du Rembrandt Group en Afrique du Sud, après avoir notamment fait ses gammes durant cinq ans à la Chase Manhattan Bank à New York et dans la banque d’affaires franco-américaine Lazard Frères. Johann Rupert s’est par ailleurs vu décerner deux fois le titre d’homme d’affaires de l’année par le Sunday Times, en 1988 et 1996.
BIG BROTHER CARTIER
C’est le tabac qui mènera la famille Rupert à prendre ses premières positions dans le secteur du luxe. Au travers de Dunhill notamment, qui détenait lesmarquesMontblanc etChloé. Et lorsque JosephKanoui chercherades investisseurs pour racheter Cartier, Anton Rupert répondra présent. Inimaginable à l’époque, c’est pourtant grâce au strapontin Cartier que Richemont sehissera sur ladeuxièmemarche du podiummondial du luxe.
Si leurs histoires sont indissociablement liées, c’est tout simplementparce que Richemont va croître grâce aux excellentes performances de Cartier. Cettedernière estnonseulement lenavire amiral de la flotteRichemont,mais aussi la marque autour de laquelle le groupe de luxe s’est construit.
A la fin des années 1960, Cartier est une société moribonde. En 1968, pendant que d’autres jettent le pavé, le Français Robert Hocq obtient de Cartier la licence pour produire et commercialiser des briquets en plaqué or.Quatre ans plus tard, grâce au flamboyant succès de cette activité annexe, un groupe d’investisseurs emmené par Joseph Kanoui rachète la branche française de Cartier. Ces années marquent également les débuts d’Alain Dominique Perrin et de FrancoCologni dans le giron de la société. Suit le lancement des «Must de Cartier» en 1973, un concept inédit qui propose de nouvelles icônes Cartier à un prix plus accessible. «Beaucoup, parmi les descendants des fondateurs et parmi les concurrents, nous ont considérés comme des renégats », aime à rappeler Alain Dominique Perrin.
Cette descente en gamme représentait un pari risqué. D’autres sociétés ne s’en sont jamais remises. Cartier, au contraire, profite pleinement de cette stratégie pour renforcer sa notoriété. Et faire exploser ses ventes! Au point de réaliser aujourd’hui un chiffre d’affaires (estimé à 2,3 milliards d’euros pour son dernier exercice) souvent vingt fois supérieur à celui de ses concurrents du moment...
Cartier New York et Cartier Londres, rejoignent l’entité française; l’ensemble devient Cartier Monde dès 1979, puis Cartier International. Président de cette dernière dès 1981, Alain Dominique Perrin créé, trois ans plus tard, la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Une démarche totalement inédite à l’époque.
COUP DE SEMONCE
A l’image de Louis Vuitton chez LVMH ou d’Omega chez Swatch Group, Cartier joue un rôle déterminant pour Richemont.«BigBrother», comme lamarque est appelée chez quelques-unes des sociétés soeurs, contribue pour deux tiers au bénéficie opérationnel du groupe. C’est dire que quand Cartier s’enrhume, tout le groupe Richemont tousse.
Ce fut le cas au tournant du millénaire. Coup de semonce chez Cartier: lesMust ont fini par faire mal à la marque, la clientèle fortunée traditionnelle s’étant réfugiée ailleurs. Manque de créativité, entendait-on également chez les détaillants qui peinaient à écouler leurmarchandise.Actuelprésident etCEOdeCartier International, Bernard Fornas débarque en 2002 avec pourmission de redresser la barre.Renouer avec la créativité passée, renforcer l’outil de production, rééquilibrer l’offre entre prix d’appel et pièces d’exception et accélérer le développement du réseau de distribution sur le plan international figurent parmi les priorités. Avant le coup de froid généralisé de la fin de 2008, cette stratégie s’était révélée payante, Cartier enregistrant les meilleurs résultats de son histoire au cours du premier semestre de l’exercice 2008-2009.
«Joaillier des rois, roi des joailliers», Cartier affiche aujourd’huides ambitionsdécupléesdans lahautehorlogerie et entend ainsi devenir – derrière une autre marque horlogère couronnée,Rolex–«leprincedeshorlogers»,histoirede combler une faiblesse dans la haute horlogerie technique. Pour ce faire, la société s’attaquera plus vigoureusement à ce marché en présentant une offre estampillée du prestigieux Poinçon de Genève.
UNE ACQUISITION DÉTERMINANTE
Au-delà de Cartier, la constitution du pôle de luxe de Richemontprenduntournantdéterminanten2000par l’acquisition de Jaeger-LeCoultre, IWC et A. Lange Söhne. Les observateurs n’en ont pas cru leurs yeux : dans une lutte qui avaitmis aux prises Richemont, LVMH, PPR et Swatch Group, le premier a finalement accepté de débourser 3,2 milliards de francs pour trois sociétés qui réalisaient un chiffre d’affaires global avoisinant à peine les 350millions.Depuis lors,même les vendeurs les plus optimistes n’ont plus envisagé de tels ratios.
Johann Rupert avait compris quef ace à ses concurrents directs,cette acquisition serait déterminante et constituait surtout l’une des dernières opportunités intéressantes, Breguet étant tombé dans l’escarcelle de Swatch Group un an auparavant pendant que LVMH faisait main basse sur les marques TAG Heuer, Ebel, Zenith et Chaumet.
Autre élément déterminant: le versant industriel était le talon d’Achille des marques Richemont. Or le savoir-faire acquis au travers de Jaeger-LeCoultre, IWC et A. Lange Söhne devait lui permettre d’accélérer le processus de verticalisationde laproductiondesmarques du groupe. Une verticalisation - synonyme d’autonomie – qui s’avère indispensable aujourd’hui.
DES INNOVATIONS SAILLANTES
Depuis sa création en 1988, et plus que tout autre acteur du luxe,Richemont amarquéde sonempreinte l’univershorloger en étant à l’origine de quelques-unes des plus importantes évolutionsdusecteur.L’espritvisionnairedesonmanagement a fait du groupe un ambassadeur incontournable pour l’horlogeriedeprestige. Lediresembleêtreuneévidence,maiscelane l’était pas il y a vingt ans, aux grandes heures de la Swatch à quartz. C’est à Richemont par exemple que l’on doit les premières utilisations et la généralisation de l’appellation «haute horlogerie» à une époque où il n’était question que d’«horlogerie haut de gamme». Au-delà de la terminologie, l’appellation a accompagné lamue de l’horlogeriemécanique suisse – notamment sa concentration dans les créneaux supérieurs – et a souligné son caractère exclusif. Aujourd’hui pourtant, la dénomination «haute horlogerie » est utilisée par la quasi-totalité des acteurs de la branche pouvant revendiquer ce positionnement.
Richemont a également été à l’origine d’initiatives intéressantes dans le domaine de la formation. Alors qu’il était aux commandesdeCartier,AlainDominiquePerrina créé en1990 à Paris l’Institut supérieur de marketing du luxe. Une filière suivie par bon nombre de cadres. Enfin, c’est également à Franco Cologni que l’on doit la création en 2003 àMilan de la RichemontCreativeAcademy,uneHauteEcole internationale de design spécialisée en arts appliqués.
C’est également sous l’impulsion du groupe Richemont, et de Franco Cologni, qu’a été créée en 2005 la Fondation de la haute horlogerie (FHH) avec l’appui desmarques indépendantes Audemars Piguet et Girard-Perregaux. La FHH s’est fixée comme missions d’informer et de former; elle entend notamment promouvoir et défendre l’aspect culturel lié à la haute horlogerie.
Souffrant dans un premier temps dans sa filiation avec Richemont, laFHHestparvenue cesderniersmois à rallier à sa causeplusieurs acteursdepoids, à l’instardeChopard,Chanel ou TAG Heuer. Actuellement, la fondation compte parmi ses partenaires 28marques, quatremusées d’horlogerie ainsi que la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH).
MAUVAIS TIMING
Parmi les défis relevés par Johann Rupert, celui de faire de Richemontunpureplayerduluxe,histoired’éviter ladécotedu titre en regard de sa participation dans le tabac via British American Tobacco (dont Richemont détient près de 20%). L’opération a étémenée l’an dernier par la séparation des activités luxe (Richemont) et tabac (récupérées dans un véhicule d’investissements luxembourgeois, Reinet Investments). Il s’agissait d’«éliminer le rabais sur le titre», ont traduit les analystes de la Banque Wegelin. Le dauphin de LVMH sur le marché du luxe publiait pourtant pour cet exercice des résultats supérieursauxattentes:unbénéficenet,enhaussede 18%sur un an, s’élevait à 1,57milliard d’euros pour un chiffre d’affaires de 5,3milliards (+10%).
Dire que cette clarification tombe au plusmauvaismoment est un euphémisme. Premièrement, le marasme boursier de l’automne dernier n’a pas permis au titre Richemont désormais pur luxe de récupérer le différentiel de cote. Deuxièmement, l’opération arrive d’autant plus mal que les dividendes dus à la participation dans BAT ont souvent permis de présenter des résultats très honorables en basse conjoncture. Or le secteur du luxe s’apprête justement à affronter des années difficiles.
MICHEL JEANNOT
Bilan.ch
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