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Le président de Swatch Group vilipende ces patrons qui procèdent à des coupes dans leurs effectifs. Ces pratiques alimentent le vent de panique actuel.
La semaine dernière, Nicolas G. Hayek a célébré ses 81 ans de fraîcheur, de jeunesse intellectuelle et d’enthousiasme industriel. Le verbe est toujours aussi clair, l’analyse clairvoyante et le discernement sagace. Pour «L’Agefi», le président du conseil d’administration de Swatch Group livre sa lecture de la crise financière, les appréhensions qui en ont découlées et esquisse des solutions pour que ces errements ne se reproduisent plus. Et parle bien sûr d’horlogerie, une passion aussi vive qu’il y a 30 ans lorsqu’il a remis le secteur sur les bons rails. La chute des exportations horlogères en janvier ne l’inquiète pas outre mesure.
Qu’attendre de Baselworld, salon horloger qui débutera fin mars?
Nicolas Hayek: Difficile à dire.
L’année est encore bien jeune et les répercussions de la crise financière demeurent insaisissables. D’un côté, nous nous attendons à un recul des ventes durant le premier semestre de cet exercice. Ces deux derniers mois, la régression atteignait une ampleur de l’ordre de dix quelquefois même quatorze pourcent. De l’autre, nous avons des indicateurs avancés plutôt positifs émanant de notre réseau de distribution. Il semblerait que le creux de la vague soit derrière nous, sur la base des chiffres disponibles pour février. Mais attention, cela ne vaut pas dire que nous sommes parvenus au bout du tunnel. Nous escomptons un redressement sur la deuxième partie de l’année.
Il n’y a donc pas le feu dans la maison Swatch Group?
Pas du tout. Si nos projections s’avèrent exactes, et en général elles le sont, nous pourrions revenir au niveau de 2006 ou 2007, voire même 2008. En 2006, nous étions très heureux de parvenir à ce résultat. Rappelons- le, à chaque fois, il s’agissait d’années records. C’est un peu un retour à l’âge de raison. Il faudra s’en accommoder. Cela dit, grâce à notre politique très conservatrice, nous nous en sortirons nettement mieux que d’autres sociétés horlogères.
Après avoir introduit le chômage partiel dans deux sociétés, prévoyez-vous des suppressions de personnel ou des licenciements, une lame de fonds actuellement dans l’horlogerie?
A priori pas. En période de ralentissement, il existe une myriade d’endroits où effectuer des économies, avant de toucher au personnel. C’est bien le dernier poste où nous voulons intervenir. La relation de crédibilité et de confiance qui existe entre la direction et les collaborateurs est très forte. Nous ne transigerons pas sur notre culture d’entreprise. Nous ne renverrons personne, à moins d’y être très impérativement obligés. Ce qui n’est pas le cas.
Où pouvez-vous économiser pour maintenir l’emploi?
Partout. Imaginez que vous renvoyez 200 personnes et dans quelque mois vous en avez de nouveau besoin. Vous passerez pour un imbécile. Il existe d’autres moyens. Il est très aisé de faire, par exemple, des économies dans les achats ou dans la logistique. Pour l’horlogerie, l’achat de matériel représente entre 30 à 40% de l’ensemble du chiffre d’affaires. Si une marque qui réalise 500 millions de ventes arrive à réduire ses coûts d’achat de 10%, elle économisera à peu près 17,5 millions de francs. N’oubliez pas que Swatch Group possède 162 usines en Suisse. Si chacune parvient à réduire d’autant ses coûts, nous pouvons facilement voir venir. Par contre renvoyer cent personnes ne permettra de diminuer vos charges que de 8 millions. CQFD. Sans parler du traumatisme occasionné pour les familles, de la perte de confiance. Dans un groupe qui génère 6 milliards de chiffre d’affaires, vous n’imaginez même pas ce que représentent les coûts des voyages ou de la publicité. Là aussi, nous allons réaliser des coupes sans diminuer les performances.
Les employés n’ont donc pas de raison de trembler?
En aucun cas, nous ne voulons provoquer une atmosphère d’inimitié. Ceux qui renvoient du personnel en masse contribuent à alimenter le vent de panique actuel. C’est une funeste erreur. Il me paraît totalement inconcevable de dire à quelqu’un «je n’ai plus besoin de toi. J’ai gagné de l’argent avec toi pendant plusieurs années, mais maintenant ton sort m’est totalement égal». Nous ne sommes pas faits de ce bois-là!
Et si les ventes devaient s’écrouler?
Ce n’est pas le scénario que j’envisage. Mais avec un pay roll pour nos 24.000 employés d’environ 1,8 à 2 milliards de francs, il faut bien que les ventes suivent. Il faut gagner cet argent, et nous le gagnons et nous continuerons à le faire.
Beaucoup d’entreprises horlogères sont fragilisées. Allez-vous partir à l’attaque?
C’est exactement ce qu’un membre de notre conseil d’administration m’a demandé la semaine passée. Je vous livre la même réponse : non, même si des propositions nous parviennent régulièrement. Pour le moment, nous n’allons pas partir à l’attaque, ni chercher activement à acheter.
Swatch Group a-t-il une meilleure résilience face aux turbulences parce que justement le groupe est né dans la crise?
En effet, nous savons ce que cela veut dire et représente. Je n’ai jamais perdu de vue la société. J’ai gardé mon approche terriblement terre-à-terre. Nous n’avons par exemple pas de jets ou d’avions. Ni de chauffeurs privés. Je conduis ma voiture personnellement, même à 81 ans. Notre méthode? Ne pas jeter l’argent par les fenêtres.
Pour conclure avec l’horlogerie: bulle, fuite en avant coupable?
Bien sûr, qu’il y a eu une bulle. Une ruée vers l’or sauvage même. Tout le monde a cru qu’il allait s’enrichir instantanément avec l’horlogerie. D’abord, des sociétés qui n’avaient aucune légitimité ni expertise sont entrées dans le métier. Diverses maisons de mode, dont celle qui m’habille, m’ont encore contacté récemment pour lancer leurs marques horlogères. Ensuite, le seuil d’entrée de l’industrie était quasiment nul, grâce à ceux qui produisent en amont. Ce qui n’est pas le cas par exemple dans l’automobile. Des tas de gens ont été aveuglés par ce miroir aux alouettes. Même une pléthore de cadres de marques horlogères a ouvert de petits ateliers de composants qui aujourd’hui sont en difficultés. Pour eux, cette bulle va encore faire des dégâts.
«Nous avons retiré une partie de nos fonds placés à UBS»
Votre analyse de la situation économique mondiale?
Le monde est en train de connaître un énorme bouleversement. Une crise sans précédent qui s’est abattue en quelques semaines sur l’ensemble de la planète. Du jamais vu. Petit retour en arrière. 2008 sera l’année de toutes les contradictions avec en partie des événements historiques. Tout a débuté par une fulgurante progression de la demande. Nos usines ne suffisaient pas à satisfaire les demandes. L’année avait donc commencé sous les meilleurs auspices. A l’horizon, on pouvait néanmoins observer la formation de quelques nuages, mais ils semblaient lointains et surtout très locaux.
Qui se sont nettement obscurcis…
En effet, le ciel américain de la finance et de l’économie s’est mué en un véritable ouragan, qui a approché avec une vitesse fulgurante. Un gigantesque tonnerre avec un grondement magistral a explosé sur les banques, touchant notamment UBS et le Credit Suisse. L’impact a été brutal massif, inimaginable.
Des milliards de francs de richesse ont été détruits. Avez-vous pris peur ?
Evidemment. Jamais le monde économie et financier n’aurait pu anticiper la faillite de Lehmann Brothers. Imaginez ma position de fondateur, président et actionnaire majoritaire du Swatch Group. Une société qui a déposé plusieurs milliards de francs en cash dans les banques suisses. Et si d’aventure UBS ou Credit Suisse venaient à disparaître? Ce scénario était devenu plausible. Des banquiers crétins et malhonnêtes ont utilisé notre argent pour spéculer et s’offrir au passage des bonus exorbitants. J’en ai eu des sueurs froides pendant plusieurs semaines.
Vous avez retiré vos fonds ?
Bien sûr, quoique partiellement seulement. Qui ne l’aurait pas fait? Si UBS et CS étaient parties en faillite, nous aurions perdu plusieurs milliards de francs en cash. Comment aurions-nous pu payer nos factures et nos salaires? Nous aurions été dans la m…C’était un véritable traumatisme. Nous avons donc décidé de sécuriser tout cela, notamment à PostFinance ou à la Banque cantonale d’Argovie et plusieurs autres établissements suisses qui n’étaient pas en danger. Nous avons même acheté de l’or et des obligations des gouvernements suisse, allemand, et français, pour diluer les risques. Toutefois, Swatch Group a laissé une petite partie dans les grandes banques, surtout celle qui a été renflouée par la Confédération. Une question de solidarité. Dans le groupe, nous utilisons notre cash pour nos entreprises, pas pour perdre ou gagner 3%, 5% voire 10% en spéculations absurdes. Ces quelques financiers bandits et idiots m’horripilent. Vous n’avez même pas idée à quel point.
Que peut-on faire là contre ?
Beaucoup de choses. Entre autres les obliger à diminuer la domination qu’ils avaient sur l’économie réelle. Deux partis politiques, le parti démocratique bourgeois et le parti démocrate chrétien pour ne pas les nommer, ont lancé une motion officielle au parlement pour que la Bourse suisse ne soit plus majoritairement la propriété des banques mais soit détenue par les entreprises qui y sont cotées. Les banques ne doivent pas dominer, pour éviter tout risque d’immobilisme, de sinistrose et de manipulation. Il n’y a aucune raison que l’action de Novartis perde 10% à la bourse le jour où le groupe annonce des résultats mirobolants. Si ça ce n’est pas de la manipulation…
Bastien Buss
L'Agefi
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