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Un des grands enseignements de cette crise pourrait être la révélation d’une histoire de désamour entre les marques de montres et leurs clients, qui ont toutes les raisons de se sentir trahis par des promesses non tenues et des filouteries mercantiles de bas étage…
••• QUAND ON EST POLI, DANS L’INDUSTRIE HORLOGÈRE, on ne parle pas de « clients », mais d’« amateurs », de « passionnés de montres », au mieux de « consommateurs ». Précautions et supercheries sémantiques inutiles dès lors que, fondamentalement, il ne s’agit que de « clients ». Sauf que ces clients, justement, ne sont plus au rendez-vous et qu’ils ont pris la tangente…
Désertion qui devrait poser un problème aux marques, mais qui ne semble guère intégrer dans les plans marketing. Où sont passés les clients qui achetaient, ces dernières années, à peu près tout ce qu’on leur proposait ? J’ai bien l’impression qu’ils sont à la fois gavés, repus et déçus…
Franchement, n’importe lequel des amateurs de belles montres a vécu, depuis dix ans, une sorte d’âge d’or : au cours des dix dernières années, sans même collectionner, chacun a pu changer de montre, souvent plusieurs fois et renouveler sa panoplie, une fois, cinq fois, dix fois selon les moyens de se faire plaisir, mais il est probable que le marché est à présent un peu saturé.
Pour vendre une seconde montre à celui qui n’en a délibérément qu’une ne sera pas facile, surtout si la sienne est encore en bon état. En proposer une sixième à celui qui a déjà cinq sera encore moins facile. En suggérer une onzième à celui qui en a dix sera d’autant moins évident que le client multi-possesseur doit avoir la vague impression qu’on l’a pris pour un crétin.
Risquons le mot, parce qu’il est aujourd’hui banalisé mais très expressif, on a pris beaucoup d’amateurs de montres pour des cons : aujourd’hui, les caves se rebiffent et votent avec leurs pieds en faisant la grève du passage en boutique…
• On a pris les clients pour des cons EN NIANT UNE CRISE HORLOGÈRE QUI N’ÉTAIT QUE L’EXPLOSION D’UNE BULLE D’ARGENT FACILE : non seulement il n’y avait pas vraiment plus d’amateurs de montres à travers le monde [même s’il y avait beaucoup plus d’acheteurs et de spéculateurs], mais on ne saura que plus tard la vérité sur la surproduction effrénée de ces dernières années. Politique de l’autruche, qui va durablement affecter la valeur des montres [dévaluées par les surstocks] et donc la confiance que les clients pouvaient avoir envers les marques…
• On a pris les clients pour des cons EN LEUR FAISANT CROIRE QUE LES MONTRES ÉTAIENT INTEMPORELLES : il suffit de comparer un catalogue de 1999 et un catalogue de 2009 pour comprendre que tout a changé en simplement dix ans. La taille, le style, le prix, le détail qui fait la différence, le matériau, la communication : tout a été bouleversé et les montres, qui sont de simples accessoires masculins, sont moins que jamais intemporelles, et certainement pas des sommets insurpassés de la tradition horlogère. Même les collections des marques les plus conservatrices – comme Rolex ou Patek Philippe – se sont trouvées déphasées par rapport aux nouveaux codes de la révolution horlogère…
• On a pris les clients pour des cons EN LEUR VENDANT DES MONTRES DÉMODÉES AVANT MÊME QU’ELLES SOIENT LIVRÉES : nous sommes tous responsables, et les journalistes en premier, de cette course à la nouveauté qui a fait que les montres d’une année étaient démonétisées par la présentation des collections suivantes, alors même qu’elles n’étaient même pas arrivées en boutique…
• On a pris les clients pour des cons EN LEUR FACTURANT DES MONTRES HORS DE PRIX AVEC DES MÉCANIQUES DÉMODÉES : c’est de plus en plus dramatique avec la vogue des boîtiers plus larges ! Les cadrans ont pris 10 mm depuis dix ans, mais les mouvements n’ont pas évolué, ce qui fait remonter l’aiguille de la petite seconde ou les compteurs du chrono au milieu du cadran. Comme le fond saphir est à la mode, on voit des tout petits mouvements flotter au fond de grands boîtiers : c’est du foutage de gueule horloger !
• On a pris les clients pour des cons EN LEUR VANTANT DES « MANUFACTURES » QUI N’EXISTAIENT PAS : le moindre rotor personnalisé suffit à transformer en « calibre manufacture XX 000 » un vague 7750 acheté sur étagère, mais facturé au minimum au prix d’un mouvement Rolex. Un peu d’or rose sur un boîtier industriel, une lunette en céramique, un bracelet en caoutchouc et le tour est joué : peu importe, puisque les mots sont libres et que personne ne fait plus la différence entre atelier, manufacture, fabrique, usine et le reste…
• On a pris les clients pour des cons EN MARQUANT « SWISS MADE » SUR DES CADRANS DE MONTRES qui n’ont commencé leur carrière helvétique que dans un container fraîchement dédouané au port-franc de Zürich : dans le meilleur des cas, il ne s’agira que de bracelets, ailleurs on a joutera à ces bracelets Made in China un boîtier, un cadran, des aiguilles et même un mouvement, qui deviendra suisse dès qu’on l’aura repoli et réglé dans un atelier romand…
• On a pris les clients pour des cons EN LES TROMPANT PAR UNE COMMUNICATION ABUSIVE SUR LES GRANDS PRIX HORLOGERS, qui ne sont pas des indicateurs de performances, mais des petits arrangements entre amis, donc sans valeur probante aux yeux des amateurs. Inutile de revenir sur ces prix totalement manipulés…
• On a pris les clients pour des cons EN LES CULPABILISANT DE N’AVOIR PAS LE MAUVAIS GOÛT DES NOUVEAUX RICHES « ÉMERGENTS » : les Européens ont fini par devenir suspects et donc rejetés parce qu’ils avaient des goûts plus subtils que les néo-friqués asiatiques, russes, indiens ou brésiliens. De toute façon, ces « salauds de pauvres » des marchés matures n’avaient pas les moyens de s’offrir les belles nouveautés réservées par priorité aux amateurs exotiques, qui ont fini par polariser toutes les attentions des manufactures, laissant leurs clients européens un peu abandonnés et vaguement trahis par des marques dont ils avaient pourtant assuré le succès passé. Clients auxquels on faisait honte de ne pas ingurgiter à haute dose les « bouses » serties et vulgaires dont on régale le commun des mortels singapourien…
• On a pris les clients pour des cons EN MAQUILLANT EN SUCCÈS HISTORIQUES DES VENTES AUX ENCHÈRES ENTIÈREMENT BIDONNÉES : on sait aujourd’hui que la plupart – disons la majorité, pour rester poli – des « records » d’enchères de ces dernières années sont dénués de toute valeur économique significative. Soit ces records ont été le fait d’achats programmés et planifiés dans le plan marketing des marques. Soit ils ont été le fait d’enchères bidon avec l’accord préalable des marques. Soit elles ont été le fruit de manipulations éhontées des cours, parfois trois ans à l’avance, pour créer un bruit de fond spéculatif imparable et irrésistible…
• On a pris les clients pour des cons EN RECRUTANT DES PIPOLES MERCENAIRES ET EN RAMEUTANT AVEC DES « FÊTES » transformées en éléments hors médias – moins coûteux que la publicité classique – d’un plan global de communication. Fêtes qui n’avaient évidemment aucun rapport avec la notoriété réelle de la marque, et encore moins avec ses performances commerciales. Frime et poudre aux yeux qui avaient un prix et qui expliquent, avec l’explosion des budgets marketing, le surenchérissement démentiel du prix des montres…
• On a pris les clients pour des cons AVEC DES SUPPLÉMENTS HORLOGERS CONÇUS ET RÉALISÉS COMME DES « PIÈGES À PUB », mais vendus – aux annonceurs et aux clients – comme des contenus éditoriaux totalement originaux. Double arnaque manifeste. On sait (étude interne) que ces suppléments – beaucoup plus faiblement imprimés que ne l’avouent les éditeurs – ne sont pas accepté par la moitié des lecteurs au numéro, seuls 20 % des lecteurs de l’autre moitié y jetant un œil : déperdition fantastique, néanmoins facturée plein pot à la marque. Escroquerie symétrique : faire croire aux lecteurs de ces suppléments qu’on leur sert un contenu rédactionnel, alors qu’il ne s’agit que d’un habillage habile d’intermèdes publicitaires…
• On a pris les clients pour des cons EN FINANÇANT DIRECTEMENT PAR LA PRESSION PUBLICITAIRE DES CONTENUS RÉDACTIONNELS apparemment indépendants, mais puissamment déformateurs et manipulateurs pour l’opinion moyenne des consommateurs. Il est étonnant que des montres dont les journaux disent tant de bien se vendent si peu, mais personne ne semble relever la dissymétrie absolue qui existe entre le niveau de louange médiatique et les résultats du sell out : manifestement, les marques ont tout simplement acheté des parts de marché virtuelles…
• On a pris les clients pour des cons EN LEUR LAISSANT PENSER QUE CETTE CRISE N’ÉTAIT QU’UN MAUVAIS MOMENT À PASSER, alors qu’elle va révolutionner de fond en comble l’idée qu’on se fait des marques, des montres et des arts du temps. Idée qui influencera la valeur réelle des montres actuellement en possession des amateurs, qui pourraient s’apercevoir bientôt qu’ils ont acheté à des prix de folie des pièces dont la valeur marchande n’excède pas 10 % du prix catalogue…
• On a pris les clients pour des cons EN RÉAFFIRMANT L’IDÉE QU’IL FALLAIT FAIRE CONFIANCE AUX SEULES GRANDES MARQUES, alors que ces dernières ont toujours été à la traîne des petites structures innovantes et audacieuses ! Pour autant qu’on s’en souvienne, Panerai n’était pas une grande marque avant le devenir, précisément, en imposant son style de grosse montre. Chanel était un très petit joueur horloger avant d’imposer sa J12 dans les vitrines. Hublot était une petite marque totalement assoupie avant d’imposer les codes de sa Big Bang au marché. On pourrait ainsi continuer avec toutes les « petites marques » – concept de plus en plus obsolète – qui ont su imposer leur différence et grignoter les parts de marché des grandes en forçant ces dernières à suivre le mouvement : Roger Dubuis, Jacob & Co, Jaquet Droz, Romain Jerome et tant d’autres…
• On a pris les clients pour des cons EN JOUANT SUR LEUR PEUR ET EN SE FLATTANT D’UN « RETOUR AU CLASSIQUE » QUI SONNE COMME UNE SAINTE TROUILLE DU CHANGEMENT : il y a encore quelques innocents qui croient au discours des marques, mais ils sont de plus en plus rares. Il est devenu évident pour tous les clients-experts – comment ne le seraient-ils pas à l’âge d’Internet ? – que les marques qui prennent des risques jouent en fait la sécurité, alors que celles qui ne prennent aucun risque jouent vraiment avec leur sécurité…
• On a pris les clients pour des cons EN REFUSANT DE LES RESPONSABILISER SUR LES QUESTIONS D’ENTRETIEN ET DE SAV : personne n’explique au client que sa montre – aussi « intemporelle » qu’elle soit – réclame quand même un entretien régulier, qui lui coûtera en SAV, au bout de douze-quinze ans (quatre à cinq révisions), le prix d’achat de son montre. Ceci dans le cas idéal où la montre est réparable : que de SAV de grandes marques incapables de trouver la pièce manquante d’un modèle, ne serait-ce qu’au bout de dix ans ?
••• ON POURRAIT CONTINUER LA LISTE TRÈS LONGTEMPS SANS ÉPUISER LE SUJET… Ce qui est clair, aujourd’hui, c’est le désaveu et le désamour des marques : on le vérifie sur tous les forums, soit par l’engourdissement faute de passion [la dépression mentale guette les ex-amateurs asiatiques et américains autant que la dépression économique], soit par le scepticisme général.
Désamour des marques et non des montres : la passion demeure intacte, mais elle ne se porte plus sur les manufactures d’aujourd’hui (leur direction, leur collection, leur communication), mais sur leur héritage du passé. D’où le succès des montres vintage et des pièces de collection : Rolex subit de plein fouet sa disqualification sociétale, mais engrange de terribles bénéfices en termes d’image sur le long terme. L’effet de ciseau est spectaculaire.
Les marques sont donc appelées à un nouveau comportement vis-à-vis de leurs publics, qui leur sont de moins en moins fidèles. Evolution souhaitable : moins d’arrogance et moins d’autisme auto-référentiel pour plus d’ouverture d’esprit (solidarité avec les clients), d’ouverture au monde (responsabilité citoyenne) et d’ouverture à la nouveauté (capacité à imaginer d’autres voies). Triple démarche, dont le courage est le ciment et l’art de se remettre en cause le fluide énergétique essentiel.
On est en plein dans l’esprit Wei Ji : le risque [wei] et la chance [Ji] dans un même poing à balancer dans le menton de la crise. Ceux qui ne l’auront pas compris seront éliminés par la férocité darwinienne du processus de sélection en cours : toutes les marques peuvent mourir, même les plus grandes : qui aurait pensé, voici quelques années, que General Motors, le symbole même de l’économie américaine, serait un jour en quasi-faillite ou que Lehman Brothers ne vaudrait plus rien ?
••• Ci-dessus : oeuvre de Laurent Desgrange (galerie Out : 9 rue Tiquetonne, Paris)... |