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D’un côté, l’héritier de l’empire Hayek, aujourd’hui CEO du premier groupe horloger mondial et responsable de 28 000 emplois à travers le monde, dont 13 000 en Suisse.
De l’autre, Nick Hayek Junior et son style très personnel, pétri de culture Swatch, sweat-shirt et humour corrosif, qui se retient à peine de faire un pied-de-nez à ses concurrents genevois de Richemont.
Entre les deux, le cœur de l’horlogerie balance…
••• DOCTEUR HAYEK, C’EST L’HOMME DES CHIFFRES, même s’il laisse son CFO, Edgar Geiser (virtuellement démissionnaire après 18 ans à ce poste), égrener sa complainte financière sur l’air du « Aujourd’hui mieux qu’hier et bien moins que demain ».
C’est bien connu : dans les groupes cotés, ça va toujours bien. Il se pourrait même que ce soit cette fois vrai, puisque – malgré une chute du résultat opérationnel (1,2 milliard de francs suisses, soit tout de même 21,2 % des 5 966 milliards de chiffre d’affaires), le groupe Swatch a réalisé en 2008 le meilleur résultat et le second meilleur bénéfice de son histoire.
Apparemment, et il se pourrait même que ce soit vrai, le groupe s’est trouvé relativement protégé par sa multi-diversification : marques bien étagées du haut vers le bas de la pyramide, activité bien partagée entre les marques et les usines de production verticalisées, distribution elle aussi bien répartie entre retail et wholesale, structure financière saine entre fonds propres et investissements.
Apparemment, et il se pourrait toujours que ce soit vrai, le groupe tire plutôt mieux que les autres son épingle du jeu : les ventes continuent, même dans les pays émergents et même si les ventes constatées en Russie, pour ne citer que cet exemple, sont des transferts dus à la dévaluation du rouble [par simple effet de change et compte tenu du fait que le groupe n’a pas augmenté ses prix, les montres sont désormais 30 % à 40 % moins chères en Russie qu’en Suisse ou en France : inutile d’aller à Courchevel ou à Gstaad, autant faire son shopping à Moscou]…
Tout irait encore mieux s’il n’y avait pas ces damnés taux de change, qui érodent les marges du groupe et qui l’ont empêché cette année de franchir la barre symbolique des 6 milliards de francs suisses. Quand les fonds propres se montent à 75,3 % du bilan total consolidé, on peut se permettre quelques petites pertes en devises et sans doute quelques excès de stocks de montres – dont témoigne la dégradation sensible du résultat opérationnel de la branche horlogère (18,2 %, soit 10 % de moins qu’en 2007, mais tout de même 828 millions de francs suisses).
••• ET PUIS IL Y A MISTER SWATCH, L’ÉTERNEL POTACHE, QUI NE PEUT PAS SE RETENIR de faire une bonne blague aux analystes en déconseillant la lecture de son rapport de gestion « aux acrobates et jongleurs du cirque financier actuel » (étiquette apposée sur la couverture).
Un drapeau pirate pend à la fenêtre de son bureau, à l’état-major Swatch de Bienne, et on le sent réjoui d’annoncer à la communauté horlogère qu’il n’a pas licencié un seul employé (300 chômages partiels annoncées sur 28 000 postes – et pas un seul dans l’horlogerie) et qu’il se propose même d’embaucher quelques-uns de ceux qui seront remerciés par les groupes concurrents.
Nick Hayek Junior est ravi du pied-de-nez qu’il fait aux marques qui se contentent de faire du marketing et qui ont aujourd’hui le dos au mur faute d’indépendance logistique. Au passage, il nous livre une superbe démonstration du bullwhip effect (« effet coup de fouet ») qui a mis l’industrie horlogère à genoux. Les lecteurs de Business Montres en savent un peu plus long que les autres à ce sujet : à croire que Junior nous lit attentivement ! Pour mémoire : http://www.businessmontres.com/breve_612.htm (si vous ne parvenez pas à accéder à cette page, veuillez copier l'URL précédente et la coller dans votre navigateur).
On le sent tout aussi espiègle quand il présente les deux derniers-nés des mouvements ETA, qui constituent la réponse du groupe à la crise [informations plus détaillées demain] : « Plus personne ne veut prendre le risque industriel de produire. Nous avons la responsabilité de faire avancer une industrie qui n’existerait pas sans nos marques d’entrée de gamme ».
C’est surtout le signal d’une contre-attaque sur le terrain des marques accessibles : on va désormais trouver des chronographes automatiques Swiss Made entre 300 et 700 euros. De quoi retrouver des arguments convaincants face à Seiko et aux concurrents asiatiques. Pour le milieu de gamme, un nouveau tracteur « industriel » équipera les prochaines collections de Longines, Hamilton et Tiffany & Co : de quoi grignoter quelques parts de marché supplémentaires sur un terrain imprudemment déserté par TAG Heuer et autres adeptes du 7750 « haut de gamme »…
C’est que le CEO du Swatch Group n’oublie pas tout ce qu’il a pu apprendre chez Swatch, notamment que le luxe n’est pas forcément l’avenir de l’horlogerie : très Swatch dans sa décontraction vestimentaire, il l’est aussi dans ses propos narquois sur Richemont – qui annule massivement ses commandes au Swatch Group, après l’avoir poussé à investir sur la production – et sur les marques qui ont choisi une pratique « catastrophique » de l’outsourcing. « Le luxe n’est pas immunisé contre la crise. Il n’y a pas de grandes ou de petites marques : il y a des marques fortes et des marques faibles » ! Suivez son regard pour les faibles...
Il triomphe quand il peut lancer à ses concurrents : « Quand les autres licencient à la moindre baisse d’activité, nous pouvons nous permettre une rentabilité légèrement inférieure sans cesser d’investir sur la R&D et des stratégies industrielles à long terme ».
••• TANTÔT DOCTEUR HAYEK, TANTÔT MISTER SWATCH, tour à tour ironique [« Nous tentons de faire comprendre à l’équipe américaine de Tiffany & Co que nous vivons au XXIe siècle »] et méprisant [à l’égard des marques qui ont investi dans le marketing plutôt que dans leur outil de travail], avant de jouer les modestes tout en se vantant de son cash flow exceptionnel par les temps qui courent, Nick Hayek Junior s’affirme plus que jamais cette année comme un patron qui « tient sa boutique » et qui ne s’en laisse pas conter par la crise.
On en avait eu un avant-goût dans la revente opportune, pile avant la crise, de certaines activités automobiles non stratégiques pour le groupe : le coup était bien joué, même si les marchés ne l’ont pas compris et qu’ils continuent à valoriser le Swatch Group à une niveau ridicule pour son potentiel industriel.
Il se permet aujourd'hui de donner des leçons d'économie aux logisticiens concurrents, de manier l'optimisme comme une provocation médiatique et d'annoncer une reprise de l'emploi dans sa branche électronique légèrement sinistrée par la baisse des commandes. Son attitude commence à poser un problème aux marchés, qui pratiquent le stop and go tellement ils ne savent jamais s'ils ont affaire au terrible Dr Hayek ou au désinvolte Mr Swatch...
••• S’IL FALLAIT ENVOYER UN MESSAGE POSITIF AUX MARCHÉS, C’EST FAIT : c’est le « N’ayez pas peur » lancé par Jean-Paul II dans les premières années de son pontificat. Cet appel au calme est une adresse aux détaillants (65 % de l’activité montres), aujourd’hui tétanisés par la baisse de leur chiffre d’affaires et absurdement pessimistes aux yeux du Swatch Group, qui table toujours sur une reprise en milieu d’année, « si les taux de change ne remettent pas tout en cause ».
C’est un message à l’industrie, dont les problème ne sont pas liés à une crise technologique, comme dans les années quatre-vingt. C’est un message aux concurrents : qu’on ne compte pas sur le Swatch Group pour baisser les bras ou pour augmenter les prix pour compenser de menues pertes financières. Au contraire, et avec une royale indifférence aux appréciations des analystes financiers, le groupe sacrifie ses marges pour verrouiller de nouvelles parts de marché. Cette agressivité commerciale se double d’une offensive-éclair sur les gammes inférieures et intermédiaires : il y a du nettoyage dans l’air !
On vérifiera ces pronostics optimistes et cette santé apparente dans les chiffres des prochains trimestres et dans l’évolution de marchés-clés comme les Etats-Unis, la Russie ou la Chine – sans oublier l’Espagne, le Royaume-Uni ou l’Italie. Si la crise n’est que conjoncturelle, ça passera. Si elle est structurelle et annonciatrice d’une révolution dans les comportements, ça cassera.
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