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Qui sont les pires ennemis des marques ?
 
Le 23-03-2009
de Business Montres & Joaillerie

Comme le moteur de l’horlogerie s'est transplanté dans le segment luxe depuis une dizaine d’années,
quand le luxe prend froid, l’horlogerie frôle la pneumonie.
Crise du luxe, dont la première victime est une horlogerie sommée de se repenser sur des nouvelles bases morales, économiques et esthétiques, en se débarrassant de ses « actifs toxiques ».
Nous sommes en situation de watch crunch : les marques ne sont-elles pas les pires ennemis des marques ?

••• LA MÊCHE A ÉTÉ ALLUMÉE PAR LE CREDIT CRUNCH AMÉRICAIN (subprimes, krach boursier, explosion financière de l’économie virtuelle et contamination de l’économie réelle). Les économies mondiales s’enfoncent dans une spirale dépressive qui ne pourra être qu’accélérée par les mesures de dumping monétaire et de création artificielle de billets verts [obligatoires quand l’administration américaine dépense un milliard de dollars par heure pour soigner ses entreprises agonisantes].

Parallèlement, même si la tendance était perceptible bien avant le krach boursier d’octobre dernier, le luxe bling-bling de la dernière décennie s’est délité jusqu’à inverser ses propres polarités. Le mot même de « luxe » est devenu obscène. Le « toujours plus » commence à faire pitié et l’étalage de la richesse devient pathétique. Comme l’expliquait récemment un des principaux détaillants américains, qui a lui-même été un des artisans de cette bling-blinguisation du luxe horloger, « le milliardaire de Los Angeles qui arrive dans une soirée en Rolls-Royce passe pour un ass hole, alors qu’on le prendra pour un pionnier héroïque s’il débarque de sa Smart hybride, qui vaut aujourd’hui presque plus cher qu’une Rolls d’occasion »…

Pour le luxe, et en particulier le luxe horloger, le retournement a été si brutal que beaucoup de marques n’ont pas encore compris que le paysage mental avait changé et que le comportement de leurs riches clients n’obéissait plus soudain aux mêmes impératifs sociaux. Hier, la voracité était de mise : « toujours plus » et « jamais assez » (gros, lourd, cher, serti, voyant : rayez les mentions inutiles). Aujourd’hui, on reparle de « frugalité » chic, avec une insolite touche d’accomplissement spirituel à travers les paramètres d’un nouveau luxe plus primordial…

••• PARANGON DU LUXE EXTRÊME DES ANNÉES ZÉRO : les (éphémères) propositions de Jacob & Co, dont les « papates » serties ont contraint toutes les autres marques à prendre le virage d’un bling-bling tout juste moins outrancier que celui de Jacob Arabov. A partir du moment où Singapour en voulait, personne n’avait d’argument contraire à opposer à cette dérive !

En version moins « cailloutée », il est certain que quelques nouveaux acteurs ont profité de la naïveté des néo-oligarques russes et des nouveaux tycoons chinois pour leur refiler à des prix superlatifs des tourbillons achetés sur étagère et des boîtiers designés par des autodidactes auto-proclamés « horlogers » : pourquoi se gêner quand la haute horlogerie affirme vendre plus de montres dans les avenues boueuses d’Astana (Kazakhstan) qu’autour de la place Vendôme ?

Succès phénoménal de certaines maisons, qui ont transformé en « icônes » des montres et des marques surgies de nulle part : on pense ici, dans trois genres très différents, au stupéfiant succès international de Richard Mille, au magistral triomphe de la J12 Chanel ou au fracassant retour de Hublot sur le devant de la scène. Par effet d’aspiration, les leaders traditionnels de l’horlogerie ont accompagné le mouvement, alors qu’une nouvelle génération de jeunes créateurs multipliaient, dès 2004-2005, les propositions alternatives et les concepts disruptifs. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes quand la crise a tiré le tapis sous les pieds des danseurs…

••• SOUDAIN, PLUS UN CLIENT DANS LES BOUTIQUES ! Ceux qui avaient encore de l’argent avaient la tête ailleurs. Ceux qui attendaient leur bonus de fin d’année ont préféré le placer. Ceux qui étaient ruinés revendaient à bas prix les trésors accumulés au cours des années précédentes. Ceux qui avaient tout acheté à crédit et qui comptaient bien continuer ainsi leur collection de montres se voyaient privés par leurs banques des cartes en plastique salvatrices.

Du coup, plus un dollar dans les tuyaux, avec une contagion ankylosante propagée en quelques semaines à tous les maillons de la chaîne : les clients ne fréquentent plus les détaillants, qui ne vendent plus et ne payent plus les marques, qui annulent leurs commandes et ne payent plus leurs fournisseurs, qui licencient faute de cash et ne travaillent donc plus sur les nouveautés, qui attiraient des médias qui voient de toute façon s’assécher la manne publicitaire…

La communauté des « amateurs » – les vrais, ceux qui aiment les montres plus que les marques – s’est trouvé réduite à ses dimensions naturelles, modestes certes [quoique doublée depuis dix ans], mais bien bétonnée, désormais débarrassée cette écume qu’avait attirée l’aura de démonstration financière et de réussite sociale attachée à l’image de certaines marques.

••• ON VOIT APAPRAÎTRE DANS L’HORLOGERIE POST-CRISE COMME DANS LES BILANS POST-MADOFF des grands zinzins (investisseurs institionnels), de nombreux « actifs toxiques » qui sont autant de bombes à retardement pour la future relance des marchés horlogers :

• Notoriétés illusoires gonflées par des célébrités illusoires ;
• Fausses réputations asserties par des fausses promotions ;
• Communications trompeuses par des médias en trompe-l’œil ;
• Grands prix bidonnés acquis par des votes bidonnés ;
• Best-sellers invérifiables issus de statistiques impondérables ;
• Designs inconsistants pour des nouveautés inconsistantes ;
• Copiés-collés pathétiques nés d’un pathétique manque d’imagination ;
• Images virtuelles pour des concepts éternellement virtuels ;
• Epithètes archi-usées pour abuser des clients médusés ;
• Montre-cultes aux yeux de clients incultes ;
• Boutiques plus nombreuses que les clients qui les fréquentent ;
• Morale de pacotille pour des managers de pacotille ;
• Marques trop suffisantes pour des produits et des services insuffisants ;
• Dictature de l’éphémère pour des succès tout aussi éphémères…

Dans cette horlogerie qui a perdu son âme pour une poignée de dividendes engendrés par une croissance à double digit, les mots les plus nobles ont été démonétisés. Parler de « manufacture » revient à évoquer tantôt une usine pleine de robots, tantôt un cabane à lapins dans la banlieue de Genève, parfois même un hangar chinois, mais de plus en plus rarement une fabrique, un atelier ou un phalanstère d’horlogers créatifs. La novlangue managériale a tellement abusé de l’hyperbole laudative et de l’auto-promotion dithyrambique que le soupçon s’est installé, déconsidérant à l’avance le moindre discours. Les adjectifs ronflants laissent désormais les amateurs de marbre : flatus vocis (« vent verbal ») comme disaient les nominalistes médiévaux.

La vérité est que ces « actifs toxiques » ont fini par remonter jusqu’au système cardio-respiratoire de l’industrie horlogère, pour en paralyser les centres nerveux et stopper tout élan créatif. Soit par excès de prudence. Soit par excès de confiance dans la « force de la marque »…

••• RESTE À SAVOIR SI LE LUXE HORLOGER N’EST PAS AUJOURD’HUI MENACÉ D’UN VRAI CREATIVE CRUNCH… On peut le craindre à l’écoute des discours qui valorisent, ce printemps, le « retour au classique » (Back to classics) et aux « valeurs sûres » (comprenez le retour au statu quo d’avant les années bling-bling). Discours qui mettent en avant – non sans une certaine lucidité – une nouvelle quête de l’authenticité et de la « consistance », une valorisation de la « pertinence » du contenu horloger et de l’identité historico-culturelle de la marque. Bref, une prime accordée par la crise aux « grandes marques » détentrices d’une « vraie » tradition et d’une « vraie » légitimité. On peut cependant se demander si ce discours est sincère ou s’il habille un net refus de prendre le moindre risque créatif, dans une période dénuée de toute visibilité…

On semble avoir oublié que le luxe, c’est – depuis la nuit des temps et des civilisations – l’audace de la différence et l’instinct de se distinguer. Question souvent posée dans Business Montres : qu’aurait fait Hans Wilsdorf après le krach de 1929 s’il avait choisi la voie – apparemment plus sécurisante – du « retour aux classiques » ? Des montres poche délicieusement vintage, comme au début de sa carrière ! Moyennant, il a foncé vers l’avant et lancé l’Oyster Perpetual, montre révolutionnaire pour son époque (automatique, étanche, robuste et précise), qui a véritablement permis la refondation de l’horlogerie moderne…

Autre question naïve : qu’ont fait Charles et Jean Stern, grand-oncle et grand-père de Philippe Stern quand ils ont racheté Patek Philippe, en pleine Dépression des années trente ? Ont-ils relancé les montres « classiques » qui fondaient l’identité de la maison ? Non, ils ont créé une montre anti-crise, la Calatrava, concept de rupture pour l’époque, qui est toujours aujourd’hui un des piliers des collections de la manufacture. On pourrait tenir les mêmes raisonnements pour la Reverso de Jaeger-LeCoultre, la Marine d’Omega ou les chronographes de Léon Breitling, montres qui étaient tout « classiques » et qui ont été lancées en pleine crise, à rebours des appels à la tradition de leurs concurrents, qui seront ultérieurement laminés par une crise qu’ils n’avaient pas su comprendre…

••• ON POURRAIT BIEN EN ÊTRE LÀ EN 2009, AVEC CETTE ALTERNATIVE POUR LES MARQUES : faire le gros dos pour laisser passer l’orage ou foncer vers l’avant pour sublimer leurs angoisses dans l’action. Il y a sept mois, dès la rentrée 2008 et bien avant l’éclatement de la bulle financière, Business Montres annonçait : « 2009, année de tous les dangers et de toutes les renaissances ». Pronostic lancé parallèlement sur Worldtempus – ce qui a causé une certaine émotion chez les partenaires commerciaux et mis en lumière les « divergences stratégiques » préalables à mon départ : à l’époque, on croyait toujours au luxe crisis-proof…

Faire le gros dos, c’est croire que tout va rentrer dans l’ordre comme avant, avec plus ou moins de croissance, plus ou moins de petits arrangements entre amis [« Je bourre tes tiroirs, mais je ne veux pas voir à quel paralléliste tu revends mes montres »], plus ou moins de bullshit raconté aux clients et plus ou moins de fidélité à l’esprit des marques. C’est considérer qu’il suffira de remettre un coup d’accélérateur quand les affaires reprendront pour que les clients retrouvent la même avidité d’acheter n’importe quoi à n’importe quel prix. Penser qu’on en reviendra au statu quo ante, c’est imaginer qu’on aura le talent de remettre dans son tube le dentifrice qui a giclé à l’occasion de cette crise.

Foncer vers l’avant, c’est assumer un risque réel, mais a-t-on le choix ? C’est avoir la franchise de s’avouer que plus rien ne sera comme avant, ni les montres, ni les clients, ni les valeurs au nom desquelles ils achètent des montres. L’amour des belles montres n’est pas menacé : pour de multiples raisons sociéto-culturelles souvent développées par Business Montres, elles offrent aujourd’hui un compromis volume/prix/expression personnelle absolument imbattable. L’amour des marques, en revanche, n’est plus garanti : trop d’arrogance et trop de prétentions infondées (produit, prix, légitimité) face à si peu de consistance et de respect des consommateurs. Aller de l’avant, c’est accepter d’innover pour devancer les attentes de son marché [le luxe a toujours été un marché d’offre), rester à l’écoute des tendances sociétales lourdes, oser sa différence, marquer son territoire d’expression et choisir le bon modèle économique, en fonction des réalités de marchés plus mouvants et volatils que jamais…

Qui peut encore penser que, demain, en sortie de crise, les consommateurs revoudront s’offrir les montres qu’ils convoitaient hier, mais dont ils ne veulent plus aujourd’hui ?

••• C’EST À SE DEMANDER SI LES PIRES ENNEMIS DES MARQUES DE MONTRES NE SONT PAS… les marques elles-mêmes, tant elles semblent tarder, d’une part à accepter cette crise comme profonde et durable, et, d’autre part, à prendre en compte l’aspect « révolutionnaire » [dans un sens plus sociologique que technologique, contrairement aux années quatre-vingt] de la mutation du luxe contemporain. Combien de collections de Baselworld 2009 prendront en compte ces nouveaux paramètres du marché et combien se présenteront comme s’il n’était rien passé depuis dix-huit mois dans la tête des clients du luxe ?

Toutes les enquêtes d’opinion démontrent que les consommateurs des marchés parvenus à maturité – l’Europe occidentale, notamment, qui donne encore le ton au monde entier en matière de luxe – ont perdu le respect que les marques leur inspiraient au profit d’un nouvel appétit pour les produits de ces marques, pourvu qu’ils soient en phase avec les nouveaux impératifs de la consommation post-moderne : décalage créatif, insolence ludique, distinction sémaphorique (« porteuse de signes »), exclusivité signifiante, consommation expérientielle, communication non-directive, etc.

Les montres n’échapperont pas à cette repolarisation des paradigmes essentiels du marché : la querelle n’est plus autour du plus gros/moins gros, question déjà dépassée de façon irréversible, ni du plus cher/moins cher, débat que seul le marché – lui aussi en pleine repolarisation – tranchera de lui-même, ni autour du grande vieille marque/petite nouvelle marque, pont-aux-ânes marketing proprement in-signifiant (« dénué de signification »).

La bataille se joue sur des valeurs viriles de défi identitaire, de courage créatif, de volonté d’entreprendre et d’imagination managériale. Vertus qui impliquent, le plus souvent, de renoncer aux tropismes de la décennie précédente, caractérisée par la course à la suprématie territoriale (dans les boutiques, les médias, les salons, les manufactures et les signes extérieurs d’opulence, qu’on parle d’avions privés, de pipoles mercenaires ou de salaires + stocks options). C’était bon pour générer de croissance à deux chiffres et des profits annuels superlatifs, mais certaines têtes ont tellement gonflé qu’elles empêchent désormais les managers de mettre le ne à la fenêtre pour comprendre d’om vient le vent. Avec des chevilles hypertrophiées, on ne trouve pas facilement la pédale de frein qui empêcherait de foncer dans le mur.

Beaucoup de marques – petites ou grandes, nouvelles ou anciennes, indépendantes ou intégrées – jouent leur survie dans cette crise, mais elles ont développé ces dernières années trop de mauvais réflexes et d’habitudes malsaines pour ne pas en être les premières victimes. Ne les sauveront ni des détaillants qui ont eux aussi glissé sur la mauvaise pente, ni des médias qui ne les soutiennent plus que comme la corde soutient le pendu. Qui les sauvera sinon elles-mêmes, mais en ont-elles encore les ressources intérieures ?

Marque versus marque : conservatisme décalé du passé contre avant-gardisme inspiré par la tradition ! Une frilosité tétanisée face aux changements qu’impose la situation, l’attente des amateurs et la pression de la nouvelle génération.

Hemingway posait déjà la question : « En avoir ou pas ? ». Elle reste d’actualité, mais, cette fois, ce ne sont pas ceux qui les montrent le plus qui en ont le plus…

 



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