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Fille de commerçante, la Jurassienne s’est affranchie des groupes horlogers pour créer sa propre marque, Delance, en 1996. Une aventure entrepreneuriale semée d’embûches, et qui attend toujours un succès commercial
Halle 5.1, stand C37. Voilà l’emplacement de Giselle Rufer à la Foire horlogère de Bâle, qui débute aujourd’hui. La créatrice des montres Delance retourne dans la cité rhénane après plusieurs éditions d’absence. «J’y vais car si on n’est pas à une exposition officielle d’horlogerie, on n’existe plus. Cela ne sert à rien, sauf à «être quelqu’un».
Une quête que Giselle Rufer poursuit depuis sa plus tendre enfance. Ayant perdu son papa alors qu’elle n’avait que 8 ans, cette Ajoulote a pris exemple sur sa maman commerçante pour devenir entrepreneuse, à 49 ans. Treize ans plus tard, son bébé n’a toujours pas décollé économiquement, mais elle y croit encore.
Se battre, elle a dû le faire durant tout son parcours, où elle a enchaîné les formations en assurant son rôle de maman auprès de ses deux enfants. «J’avais 35 ans et j’ai téléphoné pour obtenir des informations sur la filière d’ingénieur en informatique qui s’ouvrait à Bienne, se souvient-elle. On m’a demandé si c’était pour mon fils. Puis on m’a dit que j’étais trop vieille et pourtant, quatre ans plus tard, je deviens la première femme ingénieure à Bienne.»
Elle a alors 40 ans. Et pas l’intention de croupir dans la grande compagnie qui l’a engagée, où on lui confie du travail de «secrétaire améliorée». Trop loin de ses aspirations artistiques, trop loin des multiples talents qui bouillonnent en elle. Un coup de chance plus tard et elle lance les montres Flik Flak pour Swatch. Un travail intense parachevé par un succès, puis elle devient cheffe de produit chez Omega. Quand elle sent que ses possibilités d’évolution s’amenuisent, elle quitte le bateau. Et rame seule quelques années.
Assise dans son séjour à Macolin, sur les hauteurs de Bienne, son visage se referme quelque peu. Cette femme si sûre d’elle, modèle d’élégance, conserve des écorchures indélébiles. Pourtant, la journée est radieuse, la vue imprenable. «Beaucoup d’hommes n’arrivent pas à croire dans le talent des femmes», regrette-t-elle. Alors elle prend son destin en main. «J’ai eu l’idée de créer une montre pour les femmes. Une taliswoman qui serait le symbole du talent et de l’énergie créative des femmes. Vas-y, bats-toi, tu peux y arriver! Voilà le message qu’elle doit lire chaque fois qu’elle regarde l’heure.»
Giselle Rufer s’envole ensuite dans ses explications lyriques et un peu mystiques de montres personnalisées, avec la forme de losange, symbole universel de la vie, et sa boucle de l’infini, qui joint le nord et le sud, le masculin et le féminin… Celle qui puise aujourd’hui sa force dans la méditation convient que son discours n’est plus très terre à terre. Ses pensées d’artistes dépassent largement l’objet, un garde-temps que les femmes peuvent par exemple sertir à l’heure de naissance de leur enfant, pour citer un exemple concret.
Delance est une entreprise virtuelle. Quelques collaboratrices à temps partiel et un pilote unique pour l’ensemble. «Tous les savoir-faire se trouvent dans la région. Entre La Chaux-de-Fonds, Porrentruy et Bienne, ce triangle réunit tous les talents dont Delance a besoin. L’atelier d’assemblage est au Genevez (JU) par exemple», relate celle qui a été élue Entrepreneuse de l’année 2008 par le Club de femmes entrepreneurs à Genève. Des déboires, pourtant, ont jalonné cette aventure horlogère. «Alors que Delance commençait à bien marcher, 15 kilos d’or ont disparu entre mon fournisseur et mon fabricant de boîtiers. Je ne saurai jamais la vérité. Je ne suis pas partie en bataille judiciaire, certaine de perdre devant la puissance de ces groupes. Mais je traîne encore ce boulet aujourd’hui.» Sa marque reste confidentielle, avec quelque 300 unités vendues par année, pour un prix courant de 1500 à 35 000 francs selon la personnalisation.
La grand-maman de 62 ans, une Delance or au poignet droit et une avec large bracelet foncé à l’autre, est pourtant sûre qu’«il va se passer quelque chose. Mon concept est trop beau…» Le cas échéant, sa fille Rachel, danseuse étoile aux Grands Ballets Canadien de Montréal, pourrait reprendre le flambeau. Pour cela, il faut orienter Delance vers la vente. «Je cherche d’ailleurs une femme dans la quarantaine, manager financière vendeuse qui comprendrait l’esprit de la marque et qui en ferait un succès commercial sans la dénaturer», glisse-t-elle. Le manque de liquidités est permanent. Alors qu’elle était en discussions avancées avec des investisseurs, ceux-ci ont finalement décliné leur offre en raison de la crise. Sa survie, elle la doit à sa structure de coûts fixes très bas. Delance est-elle toutefois menacée? «Une petite entreprise est toujours en danger, répond-elle. Cela fait dix ans que je suis en danger, mais je ne baisse pas les bras.»
Au contraire, en juin, celle qui a Marie Curie comme modèle de référence donnera une conférence à Casablanca, une autre à Zurich et une dernière à Göteborg sur «la crise, opportunité pour les femmes»? Giselle Rufer clame à qui veut l’entendre: «J’admire les femmes et j’aime les hommes» – en pensant à son mari et à son fils.
Marie-Laure Chapatte
Le Temps |