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La tendance était déjà perceptible en début d’année, à Genève.
Elle est dominante après Bâle : les détaillants ne sont plus ce qu’ils étaient !
Mieux : ils commencent à comprendre ce qu’ils pourraient être.
Quelques clés pour comprendre ce nouveau sursaut professionnel.
••• CONFIDENCE TRÈS AVISÉE DE KARL-FRIEDRICH SCHEUFELE (CHOPARD) : « C’est la première année depuis longtemps que je revois des détaillants sortir leur calculette au moment de passer commande ». Détail très révélateur de la nouvelle ambiance née de Baselworld 2009 : les détaillants ont très largement méprisé le traditionnel « kit Baselworld », bon de commande pré-rempli qu’on leur demandait juste de signer, en bas à droite, sans avoir un mot à dire sur le contenu de ce qui leur était ainsi autoritairement attribué.
Ils ont sorti leur calculette pour parler chiffres, négocier, se battre pour leurs intérêts au lieu de se laisser tondre ou porter par le conformisme ambiant.
On avait constaté le même refus au SIHH, quelques détaillants préférant « perdre » la marque plutôt que de perdre leur trésorerie ou de se voir imposer des réassorts automatiques en période de stocks très élevés…
C’est nouveau, mais c’est maintenant parfaitement accepté de part et d’autre : les détaillants ont choisi à Baselworld les nouveautés dont ils avaient vraiment besoin pour leurs vrais clients [ce que Business Montres appelle « picorer » ou « butiner » dans les catalogues commerciaux]. Ils ont travaillé en mode fine tuning plutôt qu’en Gross Bertha qui écrase tout sur son passage : quoi de plus normal pour des détaillants de pratiquer des achats au détail ou non des achats en gros ?
••• EN 2008, C‘ÉTAIT LA PEUR DE MANQUER DE MARCHANDISE FRAÎCHE qui avait surgonflé les carnets de commande : j’en prends dix parce qu’on m’en livrera cinq. Sauf que, après le coup de frein de l’automne 2008, toutes ces commandes excédentaires se sont retrouvées soit annulées [ce qui a ruiné, en amont, la montée en charge des fournisseurs, confrontés à des annulations sèches synonymes de licenciements], soit malgré tout facturées et livrées [ce qui a asséché les trésoreries et empêché toute nouvelle commande]. Inutile de revenir sur cet « effet coup de fouet », maintenant bien connu des lecteurs de Business Montres…
En 2009, c’est la peur de surstocker qui a guidé la prudence des commandes et conduit les détaillants à des comportements beaucoup plus professionnels et responsables. D’ailleurs avec l’approbation et la compréhension des marques – du moins les plus intelligentes, les plus rigides se voyant de fait exclues du circuit de ces mêmes détaillants avisés.
••• AVANT DE LISTER LE NÉO-PROFESSIONNALISME DU RÉSEAU, quelques remarques concernant l’âge du capitaine : on a vu nettement se profiler l’arrivée d’une nouvelle génération d’héritiers de grandes dynasties du réseau. Exemples : Patrice Dubail au coude à coude avec son père Pierre (Dubail, Paris), ou Gregory Simonian dans le sillage de son père John (Westime, Los Angeles). On pourrait encore citer Mike Tay à Singapour ou Abdulmagied Seddiqi à Dubaï.
Nouvelle génération qui a des comportements nouveaux et des exigences nouvelles vis-à-vis des marques, qui ont désormais intérêt à tenir compte de ce nouveau facteur…
Une autre nouvelle génération arrive également aux affaires, dans le sillage de quelques « grands anciens » qui sont restés très jeunes : on pense ici à un Laurent Picciotto (Paris), hier bien seul en Europe, mais désormais flanqué de dauphins comme Patrice Moreau (Monaco), Hans Erb (Bern) ou Denis Asch (Genève). Ces trenta-quadras ne s’en laissent pas compter et ils sont bien décidés à « secouer le cocotier »
••• AU FINAL, QUE REMARQUE-T-ON DANS LES COMPORTEMENTS DES DÉTAILLANTS ? Impossible de tout synthétiser en quelques lignes, mais de vraies constantes se dégagent des récentes rencontres de Baselworld.
• Une plus grande sélectivité dans les commandes, effectuées sur les bases d’anticipations rationnelles – que veulent mes vrais clients ? – plus que sur la foi d’emballement irréalistes. Des détaillants réellement professionnels peuvent « butiner » dans les nouveautés de l’année pour y ramener de quoi faire leur miel, en fonction de leur marché local et non d’un « goût » exotique ou d’une prétention des marques à se la jouer grand style…
• Une plus grande écoute des demandes qui remontent du terrain : plus question de se faire plaisir avec des pièces un peu plus « chics » en vitrine, mais un peu plus lourdes à porter dans les stocks. C’est finalement le client final – l’amateur ou l’acheteur de montres – qui a raison, pas le CEO de la marque ou la rumeur médiatique. Trop de fausses valeurs sont devenues des vrais boulets pour qu’on n’opère pas désormais avec prudence.
• Un plus grand souci des ventes réelles, et non de leur apparence : vendre une montre à 100 000 dollars, c’est bien et ça rapporte beaucoup d’argent tout de suite, mais 100 montres à 1 000 dollars constituent un vrai fonds de commerce et une vraie structure de clientèle, qui exige de commander cent fois plus de montres à 1 000 dollars que de montres à 100 000 dollars. C’est sans doute moins gratifiant aux yeux des copains détaillants et de la marque, mais c’est économiquement plus intelligent…
• Un vrai respect du client, auquel on essaiera désormais de plus imposer n’importe quoi à n’importe quel prix parce que c’est la mode et l’air du temps. Les détaillants les plus avisés ont longuement interrogé les marques sur les prétentions qui fondaient les prix trop élevés (« Quels arguments justifient ce prix à six ou sept chiffres ? ») et les plans marketing abusifs. Quand la planète commence à pratiquer la « chasse aux riches » à grande échelle, pas question de se faire prendre en défaut par ce retournement sociétal, qui va concentrer les pièces « fortes » (en prix) sur les détaillants réellement capables de les porter (Arije à Paris ou Zegg et Cerlati à Monaco, pour s’en tenir à l’hexagone). A Baselworld, les valeurs non justifiées n’ont pas eu la cote…
• Un vif intérêt pour l’avenir, c’est-à-dire une certaine inquiétude pour le lendemain (« Qui assurera le SAV de cet ovni ? ») et pour la relation ultérieure avec le client, de plus en plus excédé par les nouveautés qui se démodent les unes les autres avant même qu’on lui ait livré la pièce pour laquelle il avait laissé un acompte. Cette pérennisation passe par de nouveaux efforts d’imagination commerciale dans la relation avec le client final : les marques ont promis de consacrer à cette promotion sur les lieux de vente et à ces aides au réseau d’importants budgets, soustraits aux budgets publicitaires classiques. Nouvelle, cette aide au réseau plutôt qu’à la presse !
• Une plus grande recherche de partenariat, non seulement en petites marques indépendantes et grands détaillants, mais aussi entre grandes marques et détaillants, qui tiennent aujourd’hui le couteau par le manche – ce sera le cas tant que les marques n’auront pas achevé leur redéploiement commercial par l’ouverture de nombreuses boutiques propres. La solidité économique des petites marques inquiète les détaillants autant que l’impéralisme commercial des grandes maisons. L’idée est désormais d’inscrire une relation dans la durée, avec une recherche déconflictualisée des profits communs.
• Un meilleur équilibre des portefeuilles de marques : beaucoup de détaillants hésitent désormais à passer pieds et poings liés sous le contrôle de groupes qui leur imposent des procédures commerciales non souhaitées. Beaucoup de petites marques ont revu à Bâle des détaillants qu’elles ne voyaient plus dans les années bling bling. Un des meilleurs exemples en était cette année Alain Silberstein, qui avait renoncé à Baselworld – trop cher, trop peu profitable – au cours de ces dernières années et qui, revenu au sein de The Watch Factory, a vu des détaillants s’asseoir à son bureau alors qu’ils n’entraient plus depuis des années dans son prestigieux stand du Hall 1.0. La prime était cette année aux « petites marques alternatives », opportunistes et réalistes à la fois : les détaillants les plus avisés l’ont bien compris.
• Une nouvelle attention portée sur les jeunes créateurs et les nouvelles références, qui sont peut-être les « locomotives » de demain : qui aurait misé sur Hublot, marque vieillissante avant l’arrivée de Jean-Claude Biver, ou sur l’explosion Chanel avant l’introduction de la J12 sur le marché ? Qui ne s’en voudrait pas aujourd’hui de rater le best-seller de demain ? D’où la nécessité de voir encore plus de marques que d’habitude et d’aller faire un tour dans des chaudrons créatifs comme The Watch Factory : dans un marché devenu imprévisible et avec des clients plus inconstants que jamais, la curiosité n’est plus un vilain défaut, mais une preuve de maturité professionnelle.
• Une plus grande prudence dans les prévisions a conduit de nombreux détaillants à commander séquentiellement : commandes fermes jusqu’en septembre-octobre, réservations prévisionnelles pour le reste de l’année. Ce qui évitera les annulations ultérieures en cas de désordres conjoncturels et les « coups d’accordéon » dans les commandes passées aux fournisseurs. Le vrai professionnalisme était cette année de ne pas céder à l’euphorie née des (relativement) bonnes nouvelles du salon et du plaisir de se retrouver toujours vivants après six mois de cahots : ceux qui ont gardé la tête froide survivront.
• Une nouvelle prise en compte de l’environnement économique et culturel de l’industrie horlogère : les détaillants savent aujourd’hui à quel point Internet bouleverse les règles du jeu (information, commercialisation, évolution du marché). Ils savent aussi à quel point ils sont dépendants des facteurs conjoncturels internationaux : taux de change qui rend soudain les vitrines de Moscou plus intéressantes que celles de Courchevel [ce qui inverse brutalement les flux de clientèle, au grand dam des stocks prévisionnels], krach boursier à Wall Street qui détourne les clients américains de l’Europe et qui assèche brutalement la place financière de Dubaï au profit de la capitale économique d’Abu Dhabi, calendrier islamique qui avance le Ramadan et tarit la manne estivale des Arabes en villégiature à Cannes ou à Genève, « bulles » diverses à travers le monde…
• Une discordance de plus en plus évidente entre les commandes passées par les détaillants – les vraies nouveautés, qui plairont vraiment à leurs clients – et les pièces qui ont retenu l’attention de la presse ou qui feront l’objet d’une communication de la part des marques. Cette divergence était cette année plus manifeste que jamais : les journalistes horlogers et les rédactrices horlogères n’ont pas les mêmes goûts que le public qui achète des montres, mais les médias influencent les plans médias et les plannings rédactionnels ! A méditer…
••• LA VRAIE TENDANCE, LA PLUS BELLE LEÇON DE BASELWORLD 2009, c’est, malgré tout, l’importance décisive du « facteur humain » et de la notion de confiance personnelle. C’est là que les marques indépendantes, les maisons familiales et même les groupes « fiables » [parce que « familiaux » et non exclusivement financiers] ont vraiment affiné leur différence : on peut se fier à la parole d’un homme ou d’une femme qu’on connaît bien, pas à l’affirmation d’un manager par nature éjectable et recyclable. Pour n’en citer qu’un parmi tant d’autres, la poignée de main d’un Walter von Kaenel (Longines) a une autre force que celle de tel ou tel CEO plus ou moins transitoire.
Les détaillants savent parfaitement quelle maison et quel groupe a la culture du respect de l’humain, et quel autre ne l’a pas : ils décodent plus aisément les signaux d’un Teddy Schneider (Breitling) ou d’un Marcelo Binda (Binda) que ceux de la direction révisable et carriériste d’un pure player financier, quelle que soit sa taille.
Le « facteur humain » est, en temps de crise, un des plus puissants leviers de business qu’on puisse imaginer, et aussi un des plus impondérables puisqu’il ne se décrète pas. C’est un gage de fidélité, de solidarité et respect dans les relations avec une marque. C’est, de façon symétrique, le même gage de fidélité et de respect dans les relations avec le client.
L’horlogerie reste, au-delà du seul profit financier [dimension légèrement hypertrophiée et devenue polarisante ces dernières années], une affaire d’hommes et de femmes unis par une même passion pour la montre, pour ceux qui les font et pour ceux qui les portent. Sans cette passion commune, Baselworld aurait totalement déprimé : le chaud plaisir « mammifère » de se retrouver pour à nouveau chasser en meute a eu raison du culte de l’EBITDA et des croissances annuelles à « double digit ».
Le professionnalisme des détaillants, c’était cette année de comprendre qu’on était tous retombés sur terre et qu’il fallait reconstruire l’industrie sur de nouvelles bases, sans le bullshit des années précédentes…
••• JE NE SUIS PAS ENCORE CERTAIN QUE TOUT LE MONDE AIT COMPRIS qu’une page s’était tournée fin 2008 et qu’on avait enterré l’horlogerie flamboyante de la fin du XXe siècle, dont les effets ont perduré pendant presque toute la première décennie du XXIe siècle.
La crise nous aura propulsé dans ce nouveau siècle, qui est aussi un nouveau millénaire, et tout va changer : les montres, les marques, les acteurs du marché et les paramètres du marché. Tout sauf la passion des montres : c’est pour ça que nous sommes là !
Ci-dessus : la haute horlogerie parodique, selon la marque sino-italienne Toy Watch (modèle Naked Plasma : quelque part entre Harry Winston et Harry Potter). Polycarbonate démesuré, mécanique automatique disproportionnée, baroquisme hypertrophié (cailloux et phases de lune) et culot surdéveloppé. A moins de 150 euros, on peut encore se faire plaisir l’espace d’un été !
Un des grands moments de Baselworld 2009 (Hall 5), avec un rendez-vous noté via Montenapoleone, à Milan, où la marque a ouvert une de ses trois boutiques…
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