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Le pari était risqué, et dénigré avant même la pose du premier clou : ouvrir au cœur de Baselworld
un espace réservé aux jeunes créateurs et aux marques de la nouvelle génération.
Défi relevé, pari tenu et succès total à l’arrivée.
Quels enseignements en tirer pour l’avenir des salons horlogers ?
••• À L’ORIGINE, L’IDÉE ÉTAIT DE CRÉER À BASELWORLD UN ESPACE... WORLDTEMPUS : les « visionnaires » d’Edipresse Luxe ont balayé la proposition d’un revers de main méprisant [normal, on n’y faisait pas assez de « création de valeur »]. Le besoin d’organiser à Bâle un espace de haute horlogerie créative n’en était pas moins pressant, à plus forte raison quand souffle une crise qui rebat les cartes du grand jeu horloger.
La direction de Baselworld en a pris le risque et a choisi d’investir sur l’avenir en présentant à Bâle une espace original, The Watch Factory, accessible à des marques qui n’ont pas les moyens de s’offrir un stand traditionnel et dont beaucoup avaient déjà présenté quelques nouveautés pendant Genève 2009.
• Espace original, puisqu’il s’agissait d’inventer, au cœur du Palace, qui n’est pas la halle la plus fréquentée de Baselworld, un lieu pas comme les autres pour des marques pas comme les autres.
• Présentation originale, puisque centrée sur les montres et non sur la marques, ce qui impliquait un double axe de réflexion : minimalisme du décor et maximalisme du concept.
••• POUR ÊTRE RADICAL, LE TEST L’ÉTAIT, ET DANS PLUSIEURS DE SES DIMENSIONS, à commencer par le planning des opérations, puisque tout a été monté et bouclé dans des conditions relativement acrobatiques, en moins de six semaines. Ce qui tient du miracle pour un salon de l’importance de Baselworld…
• Radicalité de l’approche : circuit de décision très court entre Baselworld et les jeunes marques intéressées, dont une bonne moitié n’avaient jamais participé à un salon professionnel. Seules deux de ces marques avaient déjà exposé dans leur propre stand à Bâle (Alain Silberstein, dans le temps, et Ikepod, dans un autre chapitre de la vie de la marque).
• Radicalité de la proposition : trois planches (une pour la cloison, une pour la table, une pour tenir la table), quatre chaises et deux vitrines, dans ce qui était la cafeteria du Palace de Baselworld. Radicalité et perspective inexplorée qui ont dissuadé plusieurs marques de tenter l’aventure. Au final, c’est l’aspect cafetaria/lounge, totalement décalé à Baselworld, qui a créé la surprise et assuré le succès de l’opération…
• Radicalité du décor : exposition égalitaire pour tous, tant en termes de mètres carrés (chichement comptés) que d’affichage uniforme de la marque, toile de tente et lumière du jour, avec tout juste deux spots par « stand », balisage ultra-discret [voire même inexistant sur les documents officiels de Baselworld]…
• Radicalité de la communication : une fois la « bombe » amorcée, quelque semaines avant le salon, The Watch Factory n’a plus vécu que sur la seule notoriété de sa différence et sur la qualité du bouche-à-oreilles créé par les détaillants, les journalistes et les marques. Ni communiqué, ni relance : juste le buzz baselworldien, qui a draîné vers The Watch Factory les principaux détaillants de la planète montres, plus de 300 journalistes et les principaux dirigeants des marques et des groupes, y compris les ténors du SIHH.
• Radicalité de la fréquentation : s’il n’y avait pas d’enregistrement des entrées pour accéder à The Watch Factory, je doute qu’on puisse attribuer à un autre facteur que cet espace créatif les + 600 % de fréquentation du Palace, qui est devenu, chaque soir, dès 18 heures et souvent jusqu’à 22 heures, le rendez-vous préféré des copains des marques, des fournisseurs et des amateurs de la chanteuse brésilienne (clone de Sade), mais aussi de la direction de Baselworld. Question d’ambiance et de chaleur humaine…
••• QUELLES LEÇONS TIRER DE CETTE EXPÉRIENCE DE SALON ALTERNATIF AU CŒUR DU SALON DE RÉFÉRENCE de toute l’industrie horlogère – en tout cas de celui où il faut absolument participer si on ne doit en fréquenter qu’un dans l’année ?
• Il faut y être pour pouvoir en être : de l’avis unanime des exposants et des participants, si on peut éventuellement se passer de Genève, c’est vraiment à Baselworld qu’on peut voir tout le monde [c’est-à-dire, à peu de choses près, les mêmes détaillants qu’à Genève, histoire de confirmer les commandes, mais aussi tous ceux qui ne sont pas à Genève ou qui y sont trop occupés – notamment les journalistes – pour explorer le off SIHH]. Urwerk avait fait le plein de commandes pendant Genève 2009, mais la marque a fait le plein de contacts éditoriaux à Baselworld.
• La frugalité un peu ostentatoire du décor a créé un choc, facteur de buzz positif : la nouvelle génération ne gaspille pas son argent à se montrer, mais à montrer ses produits. Nuance qui introduit le respect et la considération pour le sérieux de la démarche, surtout en période de crise. Les grands détaillants, reçus dans des conditions parfois un peu rustiques [comment caser sur trois chaises les douze Singapouriens de l’équipe de Mike Tay ? Réponse : on se débrouille et l’atmosphère n’en est que plus conviviale !], ont parfaitement reçus le message et validé un concept qui tranchait avec le pharaonisme architectural du Baselworld d’avant la crise.
• L’ouverture générale des stands placés en vis-à-vis, sans portes, ni barrière à l’entrée, témoignant à la fois de l’ouverture d’esprit des exposants et d’une nouvelle culture horlogère. Pour être parfois concurrentes, les marques de The Watch Factory ne sont pas adversaires, ou ennemues : elles sont assez sûres de leur originalité pour ne pas craindre la confrontation avec d’autres propositions fortes. Un détaillant n’hésite pas entre Denis Giguet (Manufacture contemporaine du temps), Peter Speake-Marin (Speake-Marin) et Fabrizio Cavalca (Steinway & Sons) : il choisit sans états d’âme, ou il les prend tous les trois parce qu’il a compris quelles énergies intérieures ces marques maîtrisaient !
• La convivialité est un des paramètres essentiels de l’équation bâloise, surtout quand toutes les marques, grandes ou petites, ont pris l’habitude de parcourir le monde, toute l’année, à la rencontre de leurs détaillants et de leurs clients. Baselworld est de moins en moins l’occasion de prendre des commandes et de plus en plus une « fête de famille » où chacun peut faire connaissance, renouer des contacts et se faire de nouveaux amis. Dans une horlogerie qui redécouvre la force du facteur humain [analyse de Business Montres du 4 avril], cette proximité humaine – faite de chaleur « mammifère » et de rites propitiatoires, comme les asperges ou le Bar rouge – est devenue déterminante pour le succès d’une opération : The Watch Factory, nouveau rendez-vous de la nouvelle génération à Baselworld, était à cet égard, au sens calorique le plus strict, un des endroits les plus « tropicaux » de tout Baselworld.
• La sélection des marques a surpris quelques intégristes, puisqu’on trouvait à The Watch Factory aussi bien des manufactures intégrales – qui pourrait l’être plus que Beat Haldimann, qui se refuse même à travailler sur CNC pour rester dans l’esprit des grands anciens ? – que de simples designers pas même habilleurs (Marc Alfiéri ou Ikepod), avec toutes les nuances intermédiaires (de Fabrication de montres normandes à Alain Silberstein) et même une manufacture de mouvements (Les Artisans horlogers) et un gainier (Bernard Favre). Un rassemblement qui n’avait rien d’hétéroclite aux yeux des participants, qui se sentaient membres d’une même famille, et des visiteurs, qui ressentaient cette solidarité inter-exposants. Dénominateur commun : la volonté d’exprimer de façon originale une même passion horlogère, qu’elle s’exprime en « ovnis » ultra-segmentants (MB& F), en concept rétrofuturiste (Cabestan) ou en proposition néo-traditionnelle (Rudis Sylva et son double balancier denté, que plusieurs « dieux vivants » de l’horlogerie – Philippe Dufour, notamment – ont considéré comme « la seule vraie nouveauté horlogère » de l’année). C’est la qualité de cette sélection – voulue par l’œil indépendant d’un journaliste, et non dans une logique de marque ou d’annonceur – qui a fait la différence et surmonté par le haut toutes les objections malveillantes : c’est cette qualité qu’il faudra préserver dans l’avenir.
• La modernité de la démarche n’a d’ailleurs échappé à personne, et surtout aux copains de l’Académie horlogère des créateurs indépendants, qui souhaitent ardemment fêter leur vingt-cinquième anniversaire avec les copains de The Watch Factory. Question d’ambiance et d’affinités naturelles et générationnelles. De nombreuses autres marques ont exprimé leur souhait de rejoindre l’environnement de The Watch Factory au Palace de Baselworld, soit dans le respect du concept initial et frugal, soit dans le cadre de stands plus classiques, mais requalifiés par la proximité de The Watch Factory. Pourquoi pas, demain, un Palace entièrement polarisé par l’« esprit de famille » The Watch Factory ?
• La générosité coopérative a clairement constitué le ciment fédérateur du succès, chacun prenant sur soi pour dépasser les antagonismes concurrentiels ou les chamailleries personnelles. Le bilan affectif est d’ailleurs très largement positif, puisqu’il y avait plus d’amis en fin de Baselworld qu’en début de salon. Ce qui était tout sauf évident en milieu horloger : quand les égos se frottent au lieu de s’affronter, ça se passe toujours mieux !
De l’avis unanime, la qualité de l’ambiance était palpable, dans le concept ouvert des stands comme dans l’habitude – perdue ailleurs dans Baselworld – de favoriser les rencontres avec les marques ou les détaillants concurrents. Dans l'allée centrale du Hall 1.0, on voit assez rarement les clients de Concord se faire courtoisement accompagner vers les vitrines de Rolex. C'était une des meilleures habitudes prises cette année à The Watch Factory ! Et il y a un monde entre la Jeff Koons d'Ikepod et le double régulateur d'Haldimann...
••• ON POURRAIT ENCORE TROUVER DE NOMBREUSES BONNES RAISONS POUR POSITIONNER THE WATCH FACTORY comme un des concepts d’exposition les plus riches d’horizons créatifs de ces dernières années. Tout s’est ligué pour cette réussite, parfois de façon involontaire : la lumière du jour opposée aux néons des grandes halles ou le nouveau regard posé par les uns et les autres sur le luxe ostentatoire [côté image, la Rolls des « enfants terribles » de Cvstos a été victime de ce choc en retour], pour ne rien dire du « retour au classique » proné par trop de marques [il ne pouvait que redonner du piment aux propositions alternatives].
Petits budgets, grands effets : les bonnes idées sont une arme de pauvre dans la guerre asymétrique que les jeunes marques mènent pour leur survie, dans les vitrines des détaillants comme dans le cœur des amateurs ou des journalistes.
Au-delà de ce bilan, de graves questions se posent désormais sur le média salon en tant que tel : autant de dépenses pour des profits assez médiocres, est-ce vraiment justifié ? Interrogations lancées au SIHH comme à Baselworld, dans une démarche d’optimisation des dépenses et du moindre budget investi.
Pour les marques leaders, qui doivent « se montrer » et marquer leur territoire, impossible de reculer : sans elles, les grands salons n’existeraient pas. Pour les marques de la nouvelle génération, ce sont les produits qu’il faut montrer et l'hypertrophie des instincts territoriaux serait mortelle : sans elles, l’industrie ronronnerait tristement.
Le tout est maintenant d’organiser la coexistence pacifique et la fertilisation croisée entre ces deux pôles. Les idées ne manquent pas : rendez-vous à Baselworld 2010 pour une partie de la réponse…
••• C’EST DANS CE CADRE GÉNÉRATIONNEL ET DANS CETTE NOUVELLE LOGIQUE PARTENARIALE que Business Montres a pu organiser The Watch Factory sans se mettre en avant : pas la moindre allusion au site et à la newsletter sur place, merci à ceux qui l’ont remarqué et que s’en sont étonnés.
Question de priorité pour les marques au travail sur place : c’était leur espace, pas le mien. Question d’éthique, également : il m’a semblé qu’il était juste qu’un média horloger mette à la disposition d’une poignée de marques, choisies pour exprimer un regard original et créatif sur l’horlogerie, un concept dont tout permettait de penser qu’il avait de l’avenir.
A mes yeux, un média horloger n’est pas seulement un outil pour tondre la laine publicitaire sur le dos des marques, mais aussi pour leur proposer, dans un esprit de coopération communautaire, des plate-formes de communication capables de les aider à trouver de nouveaux publics et de nouveaux clients.
Mission accomplie, puisque que le taux de retour sur investissement entre commandes/buzz/budget salon aura atteint à The Watch Factory 2009 des records qui seront impossibles à battre…
Si on a beaucoup trinqué autour du bar de The Watch Factory [après tout, on était dans une… cafeteria !], que ce soit au champagne ou au Coca zéro, c’était toujours pour fêter une bonne affaire. Elles n’ont vraiment pas manqué !
CI-DESSUS : la belle leçon d’horlogerie ultra-traditionnelle que nous donne la H2 de Beat Haldimann, le plus fièrement traditionnel des « nouveaux horlogers » suisses. Un double tourbillon volant de toute beauté, dont il a tenu à ce qu’il fasse, à l'oreille, le même bruit que les montres des maîtres du XVIIIe siècle. Même les amateurs d’« ovnis » horlogers en restent scotchés ! Pour nous donner de tels plaisirs, Beat avait évidemment sa place aux côtés d'Alain, Peter, Max, Jean-François, Alexandre, Jacky et tous les autres...
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