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Eric Giroud avait six nouveautés en présentation à Baselworld, plus quelques autres déjà entrées dans les collections précédentes.
Il est sorti du cercle des « petites marques » pour travailler avec des « grandes maisons ».
De plus en plus demandé, il est aussi de plus en plus attentif à ne pas se laisser imposer n’importe quel cahier des charges.
Mais, au fait, à quoi marche-t-il ?
••• TOUR DU PROPRIÉTAIRE AVEC ERIC GIROUD DANS LES DIFFÉRENTS STANDS DE BASELWORLD, par ordre alphabétique pour ne pas faire de jaloux :
• HARRY WINSTON : on lui doit l’Opus 9 de cette année et c’est la première fois qu’une marque accepte de mettre son nom sur le boîtier, même si d’autres marques communiquent désormais sur le fait qu’il ait designé la montre. Eric Giroud a également dessiné d’autres montres « révolutionnaires pour Harry Winston. (A propos de l’Opus 9 : Business Montres du 6 avril)…
• MANUFACTURE CONTEMPORAINE DU TEMPS (MCT) : pour sa première apparition à Bâle (The Watch Factory) et même sur un salon horloger professionnel, Denis Giguet a mis en évidence le travail d’Eric Giroud sur sa Sequential One. Intelligence du design qui s’efface derrière le concept horloger (heures digitales et minutes séquentielles), pour en souligner l’impressionnante simplicité et pour en révéler les subtilités mécaniques.
• MB&F : également pour sa première apparition officielle à Bâle, Max Busser présentait sa trilogie des « Horological Machine », toutes signées Eric Giroud, même si c’est la dernière, HM3, qui attire le plus de commentaires [les autres sont presque devenus classiques !]. Du Giroud pur fruit, pur sucre, avec des références à trouver du côté des séries télévisées de science-fiction de son enfance. (A propos de cette HM 3, et de l’inspiration d’Eric Giroud : un article déjà ancien)…
• REBELLION : la boîte du nouveau tourbillon et du nouveau régulateur a été recréée par Eric Giroud, qui a su redonner vie et puissance à une proposition antérieure sans vrai caractère. Un travail développé en harmonie avec le motoriste, Laurent Besse (également présent à The Watch Factory). Son secret : courbes toujours plus tendues et angles toujours plus nets. A la gomme et au scalpel, avec finitions à la souris pour tomber juste…
• SWAROVSKI : il a signé plusieurs montres de la nouvelle collection horlogère de la marque, dont le très remarqué concept D:Light (manchette sertie de 171 cristaux, qui s’illuminent pour donner l’heure, grâce à une batterie de LED colorés qu’on allume par pression sur le poussoir). Eric Giroud a également signé une autre montre de la collection Swarovski 2009.
• UNIVERSAL : il a redessiné la Microtor Cabriolet, version modernisée d’une des premières montres réversibles de l’histoire horlogère, avec un travail très minutieux et tout en finesse de la boîte et des cadrans, pour recréer une montre néo-classique et intemporelle. Comme quoi il ne ne dessine pas que des ovnis !
• ON AURAIT PU CONTINUER LA PROMENADE chez Bertolucci, qui lui doit ses Serena Garbo (hommes et femmes), chez Tissot, où la seastar et les PRS lui doivent beaucoup, chez Peter Speake-Marin et chez bien d’autres marques, dont il n’a toujours pas le droit de parler. On aurait également pu changer de métier et admirer les stylos réalisés pour Caran d’Ache…
••• RETOUR À CET ÉTRANGE MONSIEUR GIROUD, chaux-de-fonnier de naissance dans les années soixante, musicien de vocation (contrariée), architecture de formation et designer – principalement, mais pas exclusivement horloger – de métier.
Assez solitaire, c’est un maniaque de la finition : il ne se contente pas de dessiner, mais il réinterprète tout son travail en superbes images de synthèse et en fichiers numériques qui permettent de passer immédiatement au prototypage. C’est parce qu’il tombe presque toujours « juste » dans ce qu’entrevoyait consciemment ou intuitivement son client qu’il peut se permettre d’avancer à ce point ses « rendus ».
C’est aussi ce qui fait que son parcours de designer est une succession de coups de cœur, de rencontres heureuses et de joyeux remue-méninges créatifs avec des partenairaires qui sont devenus des amis – chez Max Busser, on dit des friends – s’ils ne l’étaient pas auparavant. C’est parce qu’il sait trouver l’empathie nécessaire avec ceux qui lui demandent des dessins et qu’il sait comprendre ce dont ils rêvent au-delà des mots qu’il a un tel taux de réussite.
Il ne marche qu’à la passion, exclusivement, et pas « à la commande ». Impossible de lui faire bouger un crayon s’il ne « sent » pas le projet. Un « bon projet », c’est un exercice de cohérence entre un héritage et un avenir : pas question de faire n’importe quoi pour le plaisir de créer un bel objet en dehors de tout contexte. En revanche, alors qu’il est en mesure d’exiger des honoraires de stars, il lui arrive de « dépanner des petits jeunes » pourvu qu’ils aient une bonne idée. C’est sa contribution à l’avancement du débat !
••• UNE GRANDE MÊCHE D’ÉTUDIANT ATTARDÉ, des lunettes d’intellectuel américain des années cinquante, une passion pour les belles chaussures (Berluti : c’est la rançon du succès !), on le croise dans les galeries d’art et dans les cinémas aussi bien qu’en terrasse, dans les bistrots chics de Genève, ou dans les petits ateliers de ses clients.
Mobilisé par Harry Winston à Baselworld, où il a présenté l’Opus 9 à des centaines de journalistes éberlués par son duo avec Jean-Marc Wiederrecht, il n’a guère eu le temps de faire les vitrines des concurrents, à une ou deux exceptions près. Il n’en a pas moins regardé de près – et salué – la Bell & Ross Airborne (« tête de mort ») d’un autre excellent designer contemporain (Bruno Belamich) ou la Concord C1 Quantum Gravity, dont la « logique du vide » l’a fasciné…
Malgré tout, avec un tel score au compteur de Baselworld, c’était incontestablement l’« année Giroud », designer qui fait désormais figure de référence de la nouvelle génération horlogère. Les jeunes designers viennent le saluer. Les grandes marques reprennent contact avec lui. Ses aînés lui adressent – enfin – la parole.
Son press book s’épaissit de la curiosité grandissante des journalistes du monde entier : un apprentissage de la notoriété qui lui fait un peu peur, même si elle le libère des soucis que tout indépendant ressent pour les lendemains.
Ce succès est aussi un gage de liberté, pour explorer de nouveaux champs horlogers ou pour s’exercer dans d’autres univers parfois très éloignés de la montre. On peut déjà être sûr que 2010 ne sera pas un petit millésime pour la cuvée Giroud…
••• MAUVAISE NOUVELLE POUR VOUS : N’INSISTEZ PAS ! C’EST TROP TARD : Eric Giroud ne prend plus de nouveaux clients ; de toute façon, il est devenu trop cher pour vous ; il a même envie de dessiner des T-shirts et des chaussures tellement il sature avec les montres… Donc, passez votre chemin !
Maintenant, si c’est vraiment lui que vous voulez, si vous êtes capable de lui expliquer quelle force intérieure vous pousse à vouloir réaliser une nouvelle montre, s’il s’agit d’un concept capable de stimuler son imagination, si vos deux passions – exigence et rigueur – trouvent un terrain d’entente commun, si vous acceptez de considérer que le fait d’être une grande marque ne prouve rien ou si vous estimez que le fait d’être une petite marque ne gâte rien, là, vous avez peut-être une chance de voir son œil s’allumer.
Et, dans ces moments-là, il est même capable d’oublier de gagner sa vie avec vous : non qu’il gagne assez d’argent, mais il a réussi jusqu’ici à ne pas encore basculer du côté obscur de la Force… |