|
L’ANALYSE DU MARDI : « Fake watches are for fake people »
« Tic-Tac Toc » en français !
Développée conjointement par la Fondation de la haute horlogerie (FHH) et la Fédération horlogère suisse (FH), la campagne collective anti-contrefaçons se relance pour sensibiliser le « consommateur final » de fausses montres.
A-t-on vraiment choisi le bon argument pour la bonne cible ?
Le corporatisme est mauvais conseiller…
••• POUR COMMENCER, INUTILE DE TOURNER AUTOUR DU POT : si elle a pu prêter à rire voici quelques années, la contrefaçon de montres prend des proportions dangereuses tant pour l’équilibre économique des marques sur les marchés les plus exposés que pour la morale collective. C’est – bien évidemment – un fléau contre lequel on ne saurait lutter avec assez de forces et qu’on ne saurait combattre par trop de moyens.
Toute initiative dans ce sens est donc à saluer, à encourager et à aider. Encore faut-il savoir de quoi il retourne et trouver les bonnes armes pour entamer la bataille.
••• PARLONS D’ABORD DE CHIFFRES : si elle a pu prêter à rire voici quelques années, la contrefaçon est aujourd’hui une acticité marchande d’importance planétaire, et pas seulement pour le secteur horloger. La FHH et la FH chiffrent à 40 millions de montres par an la production de fausses montres. Chiffre absolument invérifiable, qu’on peut cependant extrapoler du volume des saisies, dont on sait seulement qu’elles sont infinitésimales. De même, le chiffre de 6 % du chiffre d’affaires de l’industrie horlogère suisse est tout aussi impondérable : s’agit-il de la valeur à la production, du produit de la revente ou du préjudice causé aux marques de vraies montres ?
Les estimations probabilistes ont le mérite de poser un enjeu quantitatif [il ne s’agit pas d’un phénomène mineur], mais elles ont aussi l’inconvénient de banaliser une activité criminelle en l’habillant d’oripeaux statistiques lénifiants et déréalisants [que représentent « 40 000 000 millions de fausses montres » pour le grand public ?]…
••• ENSUITE, DE QUELLES CONTREFAÇONS PARLE-T-ON ? Des misérables imitations de Rolex en tôle emboutie quelque part ) Chengdu ou des plus subtiles répliques réalisées par des faussaires géniaux capables de tromper les experts ? Où est le danger économique : dans la submersion par les lamentables copies asiatiques [éventuel danger d’image par la banalisation des repères identitaires] et dans la prolifération des fausses-vraies montres capables de pourrir les circuits commerciaux [danger gravissime de décrédibilisation de toute la filière] ? Dans le premier cas, on vise les prolétires des pays émergents. Dans le second, les amateurs un peu naïfs. La vérité étant peut-être entre les deux, avec l’irruption sur le marché de vraies-fausses pièces assez bien imitées pour faire illusion auprès de néophytes peu avertis…
• Question : à ne pas vouloir identifier l’ennemi, règle numéro un de toute stratégie, on reste à peu près sûr de rater la cible. A qui doit-on parler de contrefaçons pour endiguer le flot croissant de ces millions de fausses montres ?
••• EST-ON VRAIMENT SÛR DE BIEN ARGUMENTER AUPRÈS DES AMATEURS DE CONTREFAÇONS, qui sont, de l’aveu même de la FHH et de la FH, les cibles de la campagne « Fake watches are for fake people » ?
Pétition de principe de la campagne : « Sans une clientèle peu scrupuleuse, qui ne mesure pas toute l’étendue des méfaits dus à ce commerce illicite, notamment au niveau social, l’industrie de la contrefaçon ne serait pas aussi florissante à travers le monde. Il s’agit donc en priorité de s’adresser à tous ces clients potentiels pour leur faire comprendre que ces actes d’achat a priori anodins sont en réalité lourds de conséquences, tant pour les entreprises que pour les Etats. Et comme l’arsenal répressif, tout comme les mesures prises au niveau international pour combattre cette fraude sont encore insuffisants, ce sont eux qu’il s’agit de sensibiliser en premier lieu, en leur faisant comprendre la vacuité de porter une fausse montre de luxe » (communiqué de la FHH et de la FH).
• Question : pourquoi qualifier de « peu scrupuleux » – jugement moral parfaitement défendable – des acheteurs dont on affirme par ailleurs qu’ils ne mesurent pas « toute l’étendue des méfaits dus à ce commerce illicite » et dont on pense qu’ils n’ont pas réfléchi au fait que leurs « actes d’achat a priori anodins sont en réalité lourds de conséquences » ? Soit ils sont conscients de flirter avec l’illégalité. Soit ils en sont inconscients. Question de logique : dans les deux cas, la polarisation argumentaire sera radicalement différente.
••• LE SLOGAN N’EST PAS EN SOI MAUVAIS : « Fake watches are for fake people ». « Los relojes falsos son para la gente falsa » en espagnol. « Relogios falsos sao para pessoas falsas » côté lusitanien.
En mandarin (image ci-dessus) et en chinois simplifié, j’ignore la signification, mais je doute sincèrement que les Asiatiques concernés soient vraiment sensibles à cette argumentation autour de la vérité intérieure. Question de culture...
En bon français, cela donne : « Tic-Tac Toc. » Là, c’est franchement nul et on en reste au degré zéro de la création et du non-sens lexicologique ! Surtout avec la signature : « Sois authentique. Achète vrai. » Le copinage démagogiquement « djeune » du tutoiement est ici encore plus ridicule que l’injonction à l’authenticité – valeur éthique dont le discernement s’accorde mal avec le laisser-aller sémantique de la proposition. On aurait d’ailleurs pu inverser les deux propositions : « Sois vrai. Achète authentique » était presque meilleur…
• Question : au sein du grand public, quel est l’agrément de cette formule ? Rencontre-t-elle l’assentiment de la cible ? Est-elle seulement compréhensible, au sens purement intellectuel du terme ? Pour s’en tenir au seul domaine anglo-saxon [laissons de côté le ridicule « Tic-Tac Toc » français !], le mot « fake » ne correspond pas à la réalité perçue de ces contrefaçons, comprises comme des « répliques » : un concept autrement plus dédramatisé du point de vue de l’utilisateur, qui admet parfaitement qu’on puisse accrocher sur son mur des « répliques » de tableaux célèbres et qu’on décore ses étagères de bibelots qui sont des « répliques » d’œuvres d’art historiques. Donc, pourquoi pas des « répliques » de montres – surtout dans une culture anglo-saxonne et américaine qui pousse très loin le goût du pastiche et de l’ersatz ? Parler de « fake people » à des amateurs de soap operas et de fast food relève d’une coquetterie germanopratine et d’un snobisme psychologisant qu’on imaginait pas pratiquer à la FH…
• On pourrait prolonger la discussion avec l'incompréhension ontologique que rencontre la notion de faux dans les cultures asiatiques, dominées par le fantasme de la recréation répétitive et non par le mythe de l'affranchissement rebelle et singulier propre aux valeurs faustiennes de l'Europe culturelle. En Orient, pour simplifier jusqu'à la caricature, on est d'autant plus vrai qu'on répète et qu'on recopie à la perfection ce que les maîtres ont fait : sachant que les Suisses sont des maîtres en horlogerie, les copier ou porter des copies de leurs montres revient à leur rendre hommage...
••• OUBLIONS POUR L’INSTANT LE VISUEL TOTALEMENT DÉSUET de cette campagne, avec son côté cire anatomique mal repeinte et son esthétique ouvertement répulsive. On regrettera seulement une aussi faible mobilisation de l’imaginaire, surtout pour une industrie qui ne vit que de rêves et d’émotions, alors qu’il s’agissait d’une fantastique occasion de prouver au monde que les horlogers avaient non seulement du talent, mais de l’humour et assez de distance vis-à-vis d’eux-mêmes pour traiter avec légèreté d’un problème grave. Pourquoi une main de femme avec une montre d’homme ? Pourquoi brouiller les signes en ajoutant à cette complexité la preuve (par le pivot) qu’il s’agit d’une main de mannequin – ce dont personne ne doutait au vu de l’image ?
Choix tactiques erronés au sein d’une erreur stratégique globale dans la conception d’une campagne, dont la laideur graphique ne contribuera sans doute pas au succès de l’opération…
• Question complémentaire : mâles ou femelles, les acheteurs de contrefaçons ? Jusqu’à nouvel ordre, très majoritairement mâles. Du coup, pense-t-on vraiment les sensibiliser avec une main artificielle apparemment féminine : où est la logique ?
••• DE QUOI NOUS PARLENT LA FHH ET LA FH ? Du sort de leurs marques : c’est bien la moindre des choses, mais est-ce bien le moment de se regarder le nombril ? « Pour les Maisons de Haute Horlogerie [admirons au passage les majuscules], dont les marques connues internationalement sont la cible privilégiée des contrefacteurs et ce dans des proportions sans cesse grandissantes, le marché de la contrefaçon porte clairement atteinte à leurs capacités d’innovation, à leur réputation tout autant qu’à leurs ventes, sans parler des frais nécessaires engagés pour lutter contre toutes formes de piratage et pour protéger leurs produits en matière de propriété intellectuelle.
« Plus grave encore, la croissance fulgurante de ce marché débouche sur une perte de confiance généralisée dans des entreprises pourtant créatrices d’emplois et de valeur ajoutée. »
• Question : si on comprend bien, la contrefaçon coûte de l’argent aux marques. Est-ce vraiment important de le mettre en avant, comme premier argument, quand on veut convaincre des « clients peu scrupuleux » de la « vacuité » [encore un trait d’humour germanopratin !] de porter des fausses montres ? Vouloir que les marques gagnent plus d’argent est-il une motivation pour « sensibiliser » le public ?
••• L’AUTISME HORLOGER FINIT QUAND MÊME PAR SOULEVER LE VOLET SOCIAL : « En ce qui concerne les Etat, elle induit des montants de plus en plus importants investir de lutte contre la fraude, un manque à gagner en termes de taxe et une nette propension à soutenir les taux de chômage. Et c’est encore sans parler des sommes astronomiques dégagées aux profits des mafias, triades et autres groupements terroristes qui règnent en maître sur le commerce illicite du faux où le travail des enfants est monnaie courante et où les conditions de santé et de sécurité ne sont évidemment pas respectées. »
• Question : pourquoi garder les arguments les plus forts pour la fin ? S’il faut donner mauvaise conscience aux clients des contrefacteurs, ce n’est pas avec des arguments économiques qu’on les fera douter, mais avec des arguments moraux de proximité [le chômage], des images fortes [les mafias, le terrorisme], des peurs inconscientes [santé, sécurité] et une mobilisation des affects élémentaires [le travail des enfants]. Toute la copy strategy était à revoir dans ce sens, en forçant le trait et en donnant des exemples appliqués aux faussaires de la montre ! Avec la cible visée des « clients peu scrupuleux » ou peu conscients, inutile d’avoir des scrupules ou des remords de conscience…
••• BILAN DE CETTE COMMUNICATION : UN REMARQUABLE GÂCHIS de ressources, de compétences et d’occasions perdues. « Face à ce fléau qui mine les fondements mêmes d’entreprises technologiques, innovantes et socialement engagées, il n’est plus possible de rester les bras croisés », nous réaffirment la FHH et la FH, en revenant inlassablement à leurs œillères corporatistes : jusqu’à quand devra-t-on répéter que les clients des contrefacteurs n’ont que faire d’une argumentation économique rationnelle. Pas plus qu’ils ne doivent être sensibles à une argumentation moralisatrice – « authenticité, vérité de l’être, etc. » – qui dépasse largement leur horizon intellectuel. Et ils sont encore moins sensibles à un visuel « délicat », pour le moins déconnecté des préoccupations ostentatoires et grossièrement machistes qui sous-tendent les acquisitions plus ou moins « scrupuleuses » de fausses montres !
« La contrefaçon : à fléau mondial, réponse globale », clame les auteurs de cette campagne pour le moins maladroite. On sera tenté de leur répondre : à clientèle populaire, communication sans chichis, pour ne pas dire simpliste ! Mais ce serait sans doute considéré comme politiquement incorrect…
|