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Entretien avec Frank Low, qui a récemment racheté la manufacture suisse Bédat & Co (Genève) pour « apprendre le métier » dans le domaine des montres suisses.
Ce qu’il ne dit pas est plus important que ce qu’il dit…
••• FRANK LOW est aujourd’hui le CEO du groupe LuxuryConcepts, qui a récemment racheté au groupe PPR (Gucci) la marque Bédat & Co, qui se présentait cette année à Bâle avec ses nouvelles collections.
LuxuryConcepts avait déjà ouvert à Kuala Lumur, en décembre dernier, la première boutique internationale de Bédat & Co. Le groupe est une filiale de l’empire malaisien YTL, qui détient d’importants biens immobiliers (hôtellerie, banques, centres commerciaux) dans la région et qui compte bien développer à travers le monde (Londres, Singapour, Dubaï) son concept Starhill Gallery de malls commerciaux de grand luxe à forte connotation horlogère.
Qu’est-ce que des distributeurs malaisiens de montres de luxe peuvent bien avoir à gagner à racheter une micro-manufacture suisse ?
••• SOYONS FRANCS : Bédat & Cie est une marque faible qui ne cesse d’accumuler les problèmes depuis plusieurs années…
FRANK LOW : Nous n’avons pas la même perception de la réalité… Bédat & Co est pour nous une nouvelle marque qui possède un fort potentiel de croissance et qui a la chance de pouvoir s’appuyer sur un réseau de points de vente internationaux déjà bien développé, puisqu’il compte près de 280 vitrines dans le monde.
L’ADN de la marque et son identité sont bien posés. L’image de marque est bien positionnée et bien mise en valeur chez nos détaillants, ce qui nous permet de toucher un nombre croissant de consommateurs. C’est pourquoi nous refusons de ressasser les problèmes du passé pour nous tourner vers l’avenir : nous avons la chance d’être un groupe clairement centré sur l’horlogerie et nous allons mettre nos forces au service de Bédat & Co.
••• LA VISÉE STRATÉGIQUE DE CE RACHAT est-elle de renforcer le poids spécifique de votre groupe sur le marché local ou de devenir un acteur majeur du luxe en Asie ?
••• FRANK LOW : LuxuryConcepts est un acteur de référence du marché des montres de luxe… Nous sommes depuis longtemps un intervenant de premier plan pour les marques haut de gamme que nous distribuons en Asie. Notre intérêt stratégique est d’investir dans des marques à fort potentiel de croissance et de profitabilité. Ce qui ne fait d’ailleurs de nous renforcer comme global player tout en musclant nos résultats et notre supply chain. Sur le plan strictement opérationnel, nous demeurons dans notre niche de distribution horlogère haut de gamme et en position de pur investisseur, en déléguant à notre équipe suisse de management la gestion de la marque.
••• MÊME SI VOUS N’AVEZ PAS PAYÉ TRÈS CHER BÉDAT & CO, comment imaginez-vous de redevenir profitable sans dépenser des fortunes en marketing, en publicité et en développement produits ?
••• FRANK LOW : Il ne m’appartient pas de discuter ici le montant de la transaction qui nous a permis de racheter Bédat & Co, mais c’est un investissement conséquent pour le groupe LuxuryConcepts. Nous sommes décidés à allouer au branding, au marketing et à la communication les budgets nécessaires jusqu’au retour à une profitabilité que nous espérons proche : ce n’est pas le genre de LuxuryConcepts d’investir n’importe quoi n’importe où ! Nous avons défini une stratégie solide et pertinente pour garantir à l’entreprise 100 % de réussite : c’est dans cet esprit que nous concevons le déploiement de la marque.
••• AVEC DES VENTES AUSSI FAIBLES SUR UN MARCHÉ EN CRISE, comment pouvez-vous espérer un retour sur investissements rapide ?
••• FRANK LOW : Nous avons mis en place des stratégies qui nous garantissent ce retour sur investissements et l’acquisition de nouvelles parts de marché pour Bédat & Co. Nos plans d’investissement se travaillent sur le long terme…
••• N’EST-IL PAS DÉLOYAL DE DEVENIR LE CONCURRENT des propres marques que nous distribuez – et le pire des concurrents puisque vous connaissez leurs forces et leurs faiblesses ?
••• FRANK LOW : Nos relations de partenariat avec les marques que nous distribuons ne sont en rien affectées par cet investissement dans Bédat & Co. Nous entendons maintenir avec ces marques des relations proches et définir de nouvelles synergies avec elles. Il n’en reste pas moins vrai que LuxuryConcepts est une entreprise de distribution de montres, dont le métier est très différent de celui d’horloger : le rachat de Bédat & Co ne doit pas interférer avec les fondamentaux de ce métier. Au contraire, nous souhaitons devenir, grâce au savoir-faire acquis avec Bédat & Co, de bien meilleurs partenaires pour toutes les marques avec lesquelles nous travaillons…
••• AURIEZ-VOUS QUELQUES CHIFFES À NOUS PROPOSER sur l’activité actuelle de Bédat & Co ?
••• FRANK LOW : L’essentiel de ce qui est communicable a été déjà été communiqué à la presse lors du rachat. Je peux quand même vous apporter quelques précisions sur Starhill Gallery : c’est la première destination pour les malls commerciaux à Kuala Lumpur (Malaisie). On y trouve le célèbre Fine Watch Retail Centre, qui regroupe de nombreuses boutiques de marque et de flagships de manufactures horlogères. LuxuryConcepts (montres et joaillerie) est un des propriétaires de cinq de ces boutiques de luxe horloger au sein du Starhill Gallery Mall en même temps que le distributeur régional de plusieurs des marques représentées dans la Starhill Gallery.
••• FRANK LOW A BEAU S’EN DÉFENDRE, à grand renfort de cette langue de bois dont abusent les managers tétanisés par l’avenir, il pèse quand même sur le rachat de Bédat & Co plusieurs inquiétudes, dont la moindre n’est pas le risque de mélanger plusieurs casquettes et de confondre plusieurs métiers, notamment la distribution et la gestion d’une marque…
• Sympathique et intelligent, Frank Low a une vision relativement irénique de cette gestion d’une marque – ne serait-ce que par le biais déformant d’un marché local qui peut se permettre d’avoir des boutiques de maisons aussi peu évidentes en distribution monomarque que Blu, Korloff ou DeWitt.
• Disert et très diplomate, il élude les questions financières, qui sont pourtant une part déterminante du dossier. Le flou qu’il fait peser sur ses relations avec Starhill Gallery est très habile, mais il faut préciser que l’actionnaire de référence de Starhill Gallery est le groupe YTL, du milliardaire malaisien Francis Yeoh, lequel contrôle à la fois LuxuryConcepts (dont Frank Low possède environ 20 % du capital) et Starhill Gallery – ce qui le dispensera d’ailleurs de consolider les bons (ou les mauvais) résultats de Bédat & Co dans ses différentes structures…
• En attendant, LuxuryConcepts reste le partenaire local de marques de référence comme Hermès, Oris, TechnoMarine ou Romain Jerome, et de marque de niche comme Hysek, Rebellion, Blu ou Franc Vila. Les boutiques monomarques (Armand Nicollet, Korloff, Oris, Blu) ou les multimarques (enseigne Khronos) permettent d’apprendre un métier-clé dans l’industrie horlogère : d’ici deux ans, compte tenu de la santé du marché malaisien, LuxuryConcepts devrait être en mesure de « faire la loi » sur le plan local – et même de déborder au-delà [c’est ce qui justifie qu’on s’intéresse dès aujourd’hui à Frank Low]…
• D’autant que sa pratique de la « chasse en meute » avec Starhill Gallery est assez bien pensée : les marques européennes se doivent de faire acte de présence à la Starhill Gallery – n’est-ce pas Louis Vuitton, Richard Mille, Jaeger-LeCoultre, Omega, Audemars Piguet, TAG Heuer, Bulgari, Jaquet Droz, Boucheron, Chopard et tous les autres ? Tout le monde y est : tant mieux !
• Le coup est bien joué, mais il a déjà entraîné des demandes « amicales » de partenariat auprès des groupes de luxe (notamment chez Richemont) : et si vous nous aidiez à trouver une petite place dans les vitrines européennes ou dans vos boutiques pour Bédat & Co ?
On est « amis » et même partenaires, ou on ne l'est pas, n'est-ce pas !
Pas de résultat pour l’instant, mais la graine a été semée…
••• Ci-dessus : Frank Low (remerciements Horomundi), un futur grand seigneur de la montre de luxe en Asie du sud-est ?
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