|
(interview) DE GRISOGONO :
En révélant dès mardi dernier que « de Grisogono avait désormais la tête hors de l’eau », Business Montres dévoilait une partie du montage « family and friends » qui a sauvé la manufacture.
Confirmation officielle hier et première réaction à chaud de Fawaz Gruosi, qui aura surmonté cette crise en restant indépendant et majoritaire, ce qui était tout...sauf évident en temps de crise !
••• « BRAVO, L’ARTISTE ! » : même si on ne connaît pas le montant de la transaction [estimation officieuse Business Montres autour de 50 millions de francs suisses], ni les termes exacts de la cession de parts « à un pool d’investisseurs composé de proches et d’amis », on peut malgré tout saluer la performance qui consiste à lever une telle somme en temps de crise et à ne céder que 40 % du capital d’une maison aussi notoirement endettée après son rachat des parts détenues jusqu’en 2007 par le groupe Chopard.
En période d’incertitude économique, sauver son indépendance, sa majorité et son fauteuil de président de la maison qu’il avait fondée n’était pas un mince défi pour Fawaz Gruosi. Défi jugé impossible par la place de Genève, qui ne cessait de spéculer sur le rachat de la manufacture par tel ou tel grand groupe, ou tout simplement sur son dépôt de bilan et la fermeture de ses boutiques. Rumeurs de rachats qui avaient été alimentées par les multiples visites de Fawaz Gruosi à l’état-major Richemont de Bellevue – lequel avait poliment décliné une offre enveloppée de trop de flou pour les auditeurs du groupe, habitués à moins de… poésie dans les bilans prévisionnels !
On sait également qu’il y avait d’autres prétendants, attirés de tous les continents par l’odeur de la chair fraîche. Il n’est pas exclu qu’ils soient plus ou moins restés dans le tour de table final, histoire de garder un pied dans une maison dont la croissance spectaculaire au cours de ces seize dernières années a stimulé beaucoup d’appétits, de jalousies et parfois même de rancœurs. Quand on ouvre 17 flagships à travers le monde (dont 12 en gestion directe), qu’on s’offre un des plus beaux stands de Baselworld et qu’on lance la construction d’une manufacture horlogère à Plan-les-Ouates, on suscite d’inévitables ressentiments et on froisse forcément quelques intérêts…
••• FAWAZ GRUOSI EST UN OISEAU MIGRATEUR : on le croit à Genève signant des cessions de parts, mais il est en Inde dans une de ses nouvelles boutiques, à New Delhi (DLF Emporio). On l’imagine calmé pour les événements de ces derniers mois, mais on le retrouve plus rêveur d’avenir que jamais et déjà en train de travailler sur la montre qui nous étonnera pour Baselword 2010 ! On le découvre surtout plus épris de liberté que jamais...
• La maison revient de loin, non ?
• Fawaz Gruosi : On peut le dire comme ça ! Au cours de ces deniers mois, j’ai essayé de trouver beaucoup de solutions différentes pour redonner une dynamique à la manufacture. Les banques ne voulaient pas valoriser l’entreprise à son vrai prix. Les investisseurs voulaient tenir les rênes à ma place. Tout le monde voulait faire l’affaire du siècle sur mon dos. C’est pourquoi, en dernier recours, j’ai réuni un tour de table d’amis et de proches, qui étaient à la fois des bons clients de l’entreprise et des bons connaisseurs de la marque. Ils sont venus parce qu’ils considèrent, eux aussi, qu’ils font une bonne affaire et qu’ils bénéficieront d’un excellent retour sur investissement dans les trois à cinq ans.
• Pourquoi autant de mystères sur ce tour de table ?
• Fawaz Gruosi : Ce sont des proches, Suisses et non-Suisses et parfois même des très proches. Pourquoi en dire plus ? On a tout entendu sur de Grisogono ces derniers mois et on a évoqué tous les financements possibles. Rien de tout cela n’était vrai. Il faut maintenant que les choses rentrent dans l’ordre et que tout le monde se remette au travail…
• Plusieurs dizaines de millions, pourquoi faire ?
• Fawaz Gruosi : avant permettre le redémarrage de l’entreprise, en nous donnant le temps de renégocier un échéancier de paiements avec les fournisseurs, de produire les pièces qui nous ont été commandées à Bâle et d’investir dans le développement de nouveaux produits. Nous comptons rester aussi prudents dans le désendettement que dansl l’investissement productif : l’époque exige désormais un maximum de professionnalisme dans tous les compartiments du jeu. Maintenant que tout est rentré dans l’ordre, passons aux choses sérieuses !
• Mais encore ?
• Fawaz Gruosi : pour rendre notre outil plus professionnel, je dois mieux ajuster notre équipe et réviser nos procédures de travail. De Grisogono va embaucher à des postes-clés [CFO, direction générale internationale, direction de la production] des vraies pointures, capables d’accompagner notre redéploiement. Nous allons également adapter nos budgets à notre activité, sans rien renier de ce qui a fait la force de notre stratégie, qu’on parle d’horlogerie, de joaillerie ou de communication. Il s’agit seulement de budgéter ce qu’il faut là où c’est productif, ce qu’on pourrait traduire, entre autres, par moins de voyages inutiles et plus de d’opérations raisonnables qui ajoutent vraiment à notre image de marque. On peut faire beaucoup mieux en dépensant moins. C’est notre engagement auprès des nouveaux actionnaires, qui connaissent par ailleurs le niveau de nos commandes et l’état de nos besoins pour les satisfaire.
• Une réflexion après cette prise de participation ?
• Fawaz Gruosi : ce qui m’a encouragé, au milieu des pires difficultés, c’est la réaction de nos différents partenaires. Les collaborateurs, d’abord, dont la plupart n’ont jamais douté. Les fournisseurs qui ont tenu bon. La presse dont le soutien ne s’est pas démenti au fil des mois [celui de Business Montres, par exemple]. C’est quand tout le monde vous voit et vous dit au fond du lac que vous pouvez compter vos vrais amis…
••• ET MAINTENANT ? Il n’est pas évident que l’injection de capitaux frais – dont le montant et les modalités d’apport restent à préciser – permette de sauver définitivement une manufacture, qui va devoir maintenant retrouver une dynamique propre et poursuivre un plan de développement en panne depuis la rentrée 2008. A vélo, c’est toujours sur les premiers mètres d’un départ arrêté qu’on perd le plus d’énergie…
• Huit mois de sur-place, c’est long et coûteux. D’autant que les chantiers de la relance ne manquent pas, en admettant que toutes les créances dues aux fournisseurs soient soldées. Huit mois au point mort, c’est difficile à surmonter, dans un contexte de crise qui attise la concurrence et la défiance des clients comme des détaillants.
• Fawaz Gruosi s’engage à une gestion « plus réfléchie » et il s’entoure des compétences nécessaires. Son outil de travail (160 personnes) est préservé, tout comme sa liberté de manœuvre : pouvait-on imaginer de Grisogono sans lui ? Certainement pas, et le soutien de sa femme, Caroline, lui aura été précieux.
• Il préserve aussi l’avenir en ne cédant « que » 40 % de son capital, ce qui lui permettra de négocier le reste des parts minoritaires à un meilleur prix, dès le retour à meilleure fortune : belle opération de rétablissement managérial pour celui qu’on considérait un peu hâtivement comme un « poète de la haute joaillerie » et qui prouve qu’il avait aussi un instinct très sûr de… virtuose en montages financiers ! Et qu'il lui restait un sacré capital de confiance !
• Apparemment, la fête continue. Avec, sans doute, un peu moins de paillettes et un peu plus de calculettes, mais on ne refera pas le président de de Grisogono, l’homme qui a réinventé le galuchat joaillier, le diamant noir et le glamour d’une voluptueuse dolce vita, sur fond de montres enrichies de complications inédites.
Tout le problème est désormais de savoir si la leçon de ce coup de tabac a été retenue et si de Grisogono saura profiter de cette seconde chance... |