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Le titre de cette chronique est long, mais il est impossible d’enfermer Christina Wendt-Thévenaz, l’âme de Delaneau, dans des phrases qui ne seraient pas complexes ou enrobées de nuances subtiles.
Remballons les formules journalistiques faciles et cherchons plutôt à savoir pourquoi Delaneau réussit le pari de faire
– à sa très modeste mesure, puisqu’on ne parle quasiment que de pièces uniques – les plus belles montres de femmes du marché !
••• RUDE MÉTIER que celui de journaliste indépendant, mais il y a des missions plus compliquées et des tâches plus pénibles que de rencontrer Christina Wendt-Thévenaz, qui a installé les montres Delaneau au cœur du vieux Genève, sur une place pavée qui entoure la cathédrale Saint-Pierre.
On pourrait y croiser le fantôme de Calvin, qui habitait à côté et qui prêchait en face. omme c’est l’année Calvin (cinq-centième anniversaire en 2009 !), on rencontre régulièrement, dans cette Genève hors d’âge, des figurants grimés en Calvin et quelques caméras de télévision pour les suivre. On a les revenants qu'on peut...
••• FAÇADE DISCRÈTE et absence de toute vitrine ; seulement des pierres de taille autour d’immenses fenêtres qui ouvrent sur un siège social des plus atypiques au sein de l’horlogerie genevoise : couloirs qui se défaussent sur des pièces hautement plafonnées, perspectives lancées vers le lac, escaliers qui mènent à des sous-sols transformés en rez-de-chaussée des anciennes fortifications, chaos architectural d’une mémoire urbaine empilée au fil des siècles le long du décrochement des toits.
On n’imaginait pas Delaneau dans un décor acier, verre et béton de multinationale, mais pas non plus dans cette enfilade pas vraiment fonctionnelle de bureaux et de micro-ateliers qui regroupent quelques-uns des métiers nécessaires à la réalisation d’une montre. Un excellent degré d’intégration, à quelques détails de décoration, de sertissage ou de complication près, mais Christina Wendt-Thévenaz n'est pas du genre à se pousser du col en s’affirmant « manufacture », même si elle en fait plus que beaucoup de ses concurrents…
••• LE GRAND BUREAU DE CHRISTINA constitue probablement une bonne introduction à l’esprit de la marque : livres d’art, objets bizarres, œuvres inclassables, esquisses de montres et images improbables sur des carnets de croquis calligraphiés avec des jambages étonnants. Un appareil photo numérique. Des crayons. Des catalogues horlogers cornés et déreliés à force d’avoir été lus et relus [on voit que le catalogue Antiquorum de la collection Sandberg, en 2001, a été très consulté]. Une atmosphère plus proche de l’atelier d’artiste – tendance boudoir – que du bureau présidentiel. Des touches de couleur et des correspondances entre les objets : une palette de créatrice plus qu’une panoplie de CEO, mais c’est pourtant bien Christina Wendt-Thévenaz qui tient les rênes de Delaneau.
L’idée créative n’est pas ici fonctionnelle, ni même rationnelle, mais purement instinctuelle. On marche au coup de foudre plus qu’au coup de Bourse. « Mme Delaneau » est une amoureuse dans l’âme. De la vie, de la nature, de l’art, de la montre, d’une tradition horlogère dont elle n’assume le machisme viscéral que pour mieux en transcender les codes par un regard on ne peut plus viscéralement féminin. Le plus étonnant est sans doute qu’elle y réussit : qui croyait avant elle au « tourbillon féminin » ? …
Christina Wendt-Thévenaz est à l’évidence une des plus jolies femmes de l’horlogerie contemporaine : difficile d’affirmer le contraire quand on l’a vue dompter par sa seule présence tous les visiteurs à The Watch Factory (Baselworld 2009) ! N’insistons pas et passons tout de suite à autre chose ! Plus créativement féminines que les montres Delaneau ? Tout aussi difficile, encore que la magie opère dans son cas hors des explications cartésiennes fournies par les théories esthétiques du moment. On fonctionne ici dans un autre système de valeurs, parfaitement symétrique et opposé aux dogmes dominants, mais tout aussi légitime et cohérent.
••• HORLOGERIE « FÉMININE » ? Le concept est flou et il induit une différenciation génétique assez absurde pour des objets mécaniques. Sauf qu’il fonctionne bien : il existe, de toute évidence, des montres viriles et des montres féminines. Ne pas confondre avec les « montres de femmes » imaginées par des hommes pour les femmes : vous savez bien, le genre « on prend la même, on la réduit, on la mitraille de cailloux, ça fera l’affaire avec de la nacre et un bracelet rose » ! Ce qui n’est pas vraiment le style christinien visé par Delaneau.
On prend ici conscience du clivage hiatal qui s’institue entre les innombrables montres qui viennent de Mars et les rares montres produites sur Vénus. S’il existe, à peu près partout, des collections de montres « féminines », combien le sont vraiment, de façon quasi-hormonale et ressenties comme telles par les femmes elles-mêmes ? On peut compter sur les doigts de la main les marques capables de cette perception féminine et frémissante de l’expression du temps à travers une montre.
Au niveau d’exigence et de perfection stylistique revendiqué par Delaneau, on fait vite le tour de la place Vendôme, en n’acceptant de ne piocher qu’ici et là au gré des collections [par exemple, on picorera plus chez Van Cleef & Arpels que chez Cartier, et un peu plus chez Boucheron que chez Chanel], mais on bouclera encore plus vite le tour des manufactures suisses de haute horlogerie dite « féminine ». Ce qui est assez navrant…
••• LE SECRET DE DELANEAU – ce qui fait que la marque s’en sort avec un score maximal de réussite – est sans doute explicable par sa spécialisation – uniquement des montres de femmes, pensées par des femmes pour des femmes – et par sa pratique de la pièce unique : à l’intérieur d’une même collection et d’une même « saison horlogère », chaque montre décline à travers son sertissage et sa décoration une vision différente d’un même thème esthétique.
D’où la tête du classement qu’on peut reconnaître à Christina Wendt-Thévenaz : c’est elle qui fait aujourd’hui les plus belles montres de femmes du marché [j’entends déjà les hurlements de mes copains des autres marques, mais j’assume compte tenu de son indice global de performance]…
Le secret de Christina est celui que les vraies femmes comprennent dès qu’elles sont petites filles : les mâles sont très différents des femelles, tout spécialement au sein de l’espèce humaine. Ils ne servent pas des mêmes organes sensoriels au même moment : quand ils prennent une montre en main, les garçons pensent (au mieux) avec leur cerveau – le reptilien ou le mammifère, selon la poussée de testostérone induite par la montre. Les filles réfléchissent avec leur cœur, avec leurs yeux et avec leur peau. Excitation d’un côté, émotion de l’autre : la nuance est polarisante. Réflexion versus intuition, affirmation contre passion : la partie n’est pas équitable – pour les hommes, bien sûr ! As de cœur indispensable pour gagner ce poker sensoriel : pas facile à trouver. Le jour où les irréductibles machos des profondes vallées horlogères l’auront compris, l’horlogerie féminine s’éveillera.
••• S’IL Y A UN SECRET DANS LE SECRET (il y en a toujours un dès qu’il s’agit de femmes), il est peut-être dans l’insolence et dans l’audace de pas vouloir être dans la tendance – tout simplement parce qu’on est en mesure de la créer. Depuis la naissance de la marque, les collections Delaneau ont beaucoup évolué : la reprise en main opérée voici quelques années par Christina Wendt-Thévenaz commence à dessiner un paysage plus cohérent et une vraie perspective, axée sur un nouvel art de la décoration et du sertissage.
Ce qui n’exclut pas la complication – au nom de quel principe le ferait-on ? Il faut simplement que cette complication mécanique, que Delaneau ira au besoin commander chez Renaud Papi (Audemars Piguet), se joue sur un tempo féminin [bien subtil, celui qui pourra le définir, mais les femmes le reconnaîtront sur le champ…] et qu’elle se mette au service de la séduction esthétique recherchée dans la montre. Pourquoi pas une heures-minutes sautantes, si la rigueur exprimée par cette vision digitale du temps souligne, par contraste, l’exubérante naturalité et la profusion végétale de la montre ? Surtout si cet affichage numérique permet de délivrer le cadran de ses aiguilles et donc de laisser la place libre à de nouveaux éléments de décoration en relief…
Pourquoi pas, demain, des animations mécaniques qui jouent sur les mots ? Sémantiquement, une « orchidée carnivore » ou une « rivière de diamants » font toujours rêver. Pourquoi pas des transgressions de la sainte trinité boîtier-verre-cadran, toujours pensée séparément quand on peut la concevoir holistiquement ?
••• LA COLLECTION DELANEAU, avec ses thèmes annuels (nature, flore, faune, symbolique) et son déploiement de métiers d’art, fonctionne comme ces cabinets de curiosités que tout esprit libre du XVIe siècle, tout « honnête homme » du XVIIe siècle ou tout « philosophe » du XVIIIe siècle rêvait de constituer. Celui des rois de France était célèbre : il a permis à certains objets de parvenir jusqu’à nous [les seuls témoins des cultures indiennes de l’époque pré-coloniale américaine sont ainsi conservés au Muséum d’histoire naturelle de Paris, où les chamanes et les descendants de ces tribus viennent régulièrement s’imprégner de l’esprit de leurs ancêtres].
Christina Wendt-Thévenaz a ainsi entrepris de marier, dans un double élan, les techniques un peu oubliées de l’émaillage genevois [c’était un métier d’hommes et il avait fait la réputation de la place, mais c’est devenu un art du grand feu en voie de disparition, aujourd’hui à peu près exclusivement féminin en Europe occidentale] et de la décoration figurative contemporaine (gravure, émail, sertissage ou marqueterie). Le sertissage « à la genevoise » est un exercice obligé sur des boîtiers qui ne s’interdisent aucune fantaisie, surtout pas dans leurs dimensions : les plumes de paon hyperréalistes en émail grand feu ou les yeux de tigre – les vrais, pas la pierre du même nom – méritent ces cadrans généreusement taillés, qui deviennent de véritables sculptures de poignets.
••• ÉVOLUTION RÉCENTE : la troisième dimension, avec des motifs en relief dont l’exubérance rêve de s’échapper hors du cadran pour coloniser le boîtier ou le bracelet. Fleurs précieuses – très imitées par les concurrents – et feuilles nerveusement façonnées se posent ainsi en appliques sculptées sur des cadrans toujours plus précieux.
Impossible de travailler ces motifs autrement qu’à la main, avec l’infinie patience des émailleuses qui parviennent à souligner un relief et à lui donner vie en se contentant d’une poussière de pigments déposés par un pinceau à un seul poil ! Le feu oxydera ces poudres en les fixant, tandis que son sertisseur [une des légendes de ce métier, fournisseur de JAR, l’hyper-joaillier des vrais amateurs, celui qui peut se permettre de ne pas être le fournisseur des têtes couronnées qui lui déplairaient !] travaille au micron pour si bien cacher l’or qu’on ne voit plus que le joyau.
C’est pourquoi chaque montre Delaneau est unique : il est impossible de reproduire mécaniquement – même sur des bases de boîtiers identiques – chaque motif floral, animalier ou symbolique. Aucune applique ne se ressemble, ni dans les galbes, ni dans sa sensuelle palette chromatique. Et c’est encore plus vrai quand Christina Wendt-Thévenaz décide d’ajouter, ici, un détail supplémentaire et, là, une autre nuance grâce à de nouvelles pierres précieuses. Les mariages entre la panoplie des métiers d’art ainsi déployés sont parfois inattendus, mais toujours féconds
On débarque ici dans un univers de haute couture joaillière : Delaneau se pose en atelier de création pilote pour la nouvelle génération des nouveaux artistes de l’horlogerie féminine…
••• LE TEMPS MULTI-DIMENSIONNEL RECRÉÉ PAR DELANEAU a plus besoin d’être expliqué – dans chaque détail du savoir-faire qu’il démontre – que commenté. L’assentiment – ou le dissentiment – est instantané et peu de femmes s’y trompent : les montres leur parlent de façon subliminale et métasensorielle.
• Peu importe qu’on aime le dahlia ou la feuille de houx, l’ébène ou l’or rose, les aiguilles classiques ou les chiffres qui font 1608 « sauts » par jour [d’où le nom de la collection 1608, qui ne fait pas référence à la naissance de M. Delaneau, horloger depuis…, etc. etc.] : il suffit d’avoir un minimum de sensibilité artistique – et sans doute une étincelle de féminité en soi (pour les hommes) – pour apprécier les codes esthétiques de chaque création.
• Pour le reste, prévoir un budget confortable : ces œuvres d’art horloger, généreusement sertis, sont coûteux, quoique finalement pas si chers compte tenu de leur singularité, de leur exclusivité (guère plus de 100 pièces par an) et de leur capacité à exprimer des préférences personnelles (il suffit de commander)…
• Il y a du défi à vouloir s’imposer chez des horlogers plus traditionalistes et conservateurs que nature, surtout quand on est blonde, jolie, pas Genevoise [complexe mélange ibérico-européen, avec cinq langues courantes au compteur, dont le farsi] et encore moins horlogère de formation. Ajoutons-y une bonne dose de culot, d’opiniâtreté et de talent personnel pour obtenir des fournisseurs ce qu’ils n’auraient sans doute pas consenti sans les qualités de la phrase précédente…
• Il y a aussi beaucoup de culture pour jongler ainsi avec des techniques de décoration un peu oubliées : on s’étonne ainsi que les autorités genevoises n’aient pas mieux protégé des métiers qui avaient assuré la réputation horlogère de la ville et qu’il ait fallu attendre des marques de niche comme Delaneau pour entamer la sauvegarde de « trésors vivants » que les Japonais, pour ne citer qu’eux, vénèrent comme des valeurs sûres de leur génétique culturelle. Et, hormis le musée (privé) Patek Philippe, il n’y a même pas à Genève un musée digne de ce nom pour présenter les chefs-d’œuvre de l’émaillerie horlogère genevoise !
• Heureusement, il y a le sourire de Christina Wendt-Thévenaz et son obstination – ridicule en termes de profitabilité capitalistique – à démontrer, année après année, qu’il existe une voie originale et nouvelle pour créer des « montres de femmes » qui le soient vraiment… |