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« Signal faible » veut dire « petit fait à forte valeur ajoutée évolutive », capable d’indiquer la tendance d’une évolution ou d’amorcer la transformation d’un paysage.
En période de crise, les « signaux faibles » sont plus importants que jamais à repérer dans l’actualité : à leur manière et dans leur incohérence apparente, ils recadrent l’avenir...
••• HOME
On a dépassé la barre des 600 000 chargements sur YouTube et celle des 8 millions de téléspectateurs : manifestement, il se passe quelque chose avec ce film de Yann Arthus-Bertrand, dont on pense même qu’il a pu influencer le résultat des élections européennes en France.
Pourtant, le film est tout sauf hilarant, sautillant et sexy. Cinématographiquement très bien fait, Home est même franchement stressant tellement il rend évidente l’hypothèse selon laquelle nous n’aurions plus que dix ans pour changer nos modes de vie.
Et le luxe là-dedans ? Il faut savoir que le film a été financé par le groupe PPR (Gucci, Boucheron, etc. dans l’horlogerie), qui a choisi une diffusion quasi-gratuite de la version courte (YouTube, France 2 en prime time et 134 pays en communication simultanée), avec une grosse part des revenus du film en salle et en DVD affectée à des causes environnementales. Un choix courageux, qui prouve que les groupes de luxe peuvent s’engager [coût global estimé à plus de 150 millions d’euros] pour des causes qui les dépassent.
••• CET IMPACT PLANÉTAIRE INSTANTANÉ PROUVE qu’il se passe quelque chose entre le luxe et l’écologie : plus aucune marque n’échappera au questionnement sur l’impact environnemental de ses produits et de ses méthodes de production ou de commercialisation. Si quelques maisons se sont déjà sincèrement engagées [on les compte cependant sur les doigts des deux mains], la plupart attendent encore ou ne sont qu’anecdotiquement, voire cosmétiquement eco-friendly. Attitude qui ne passe déjà plus tellement le green washing – « Je lave plus vert que les autres, mais juste quand ça se voit » – est désormais décodé et fustigé par des éco-citoyens experts : même au fond des vallées horlogères, on a visionné Home et ressenti l’angoisse sourdement secrétée par ce film...
••• PAUL SMITH
La nouvelle boutique Paul Smith de la rue de Grenelle est un ancien « café-charbons », qui semble l’être resté : murs écaillés, sols carrelés, menuiseries de guingois, tout est dans l’état où Paul Smith a trouvé cette « boutique » où il est si fier d’avoir accroché quelques portants et quelque cartons à chaussures qu’il envisage de faire de l’adresse du magasin un label de sa marque...
••• C’EST LA MORT ANNONCÉE DES MÉGA-FLAGSHIPS, déjà mis à mal par les pocket-shops des marques ultra-branchées. Il s’agit de s’intégrer dans un quartier, et non de s’y imposer en surjouant l’arrogance. Petit espace, petit choix, mais pertinence maximum : on peut être Paul Smith Grenelle, mais pas Paul Smith Raspail : autant de clients, autant de lieux de proposition. Un raisonnement qui s’applique aux montres : on peut être Rolex Vendôme sans être Rolex Saint-Germain, ou Rolex Milan mais pas Rolex Shanghai. Dommage que la marque impose le même décor aux consommateurs du monde entier !
••• « UNSHAMED LUXURY »
C’est le titre de la carte des cocktails du Sketch, un des restaurant les plus tendances du Londres de ce mois de juin : le luxe s’affiche ici sans crainte, avec beaucoup de fioritures baroques, une profusion de détails ultra-bling très maîtrisés et des toilettes tout droit sorties d’un décor Odyssée de l’Espace. Le site du Sketch est, en soi, un chef-d’œuvre des nouvelles tendances numériques, à visiter à tout prix avant de réfléchir à son propre site Internet...
••• TOUT COURANT CRÉE SON CONTRE-COURANT : quand le luxe sefait volontairement plus modeste, l’anti-luxe ostentatoire retrouve une part de sa légitimité, pourvu qu’il soit au second degré, légèrement hystérique et réellement dissonant par sa volonté de ne pas se prendre au sérieux !
••• LOUIS VUITTON
Plusieurs lecteurs se sont demandé sur ce que je pouvais bien trouver à la dernière publicité corporate de Louis Vuitton, évoquée par Business Montres mercredi dernier. D’abord, elle est belle (image ci-dessus, recadrée) et Annie Leibovitz a réussi à créer une atmosphère un peu magique avec des ingrédients non traditionnels.
Ensuite, elle témoigne de nouveaux codes dont on ne peut pas s’empêcher de penser qu’ils vont durablement influencer l’industrie du luxe et des montres. Exemples :
• Le paysage non paradisiaque : juste le désert californien, d’une austérité assez brutale, mais parfait pour illustrer la nouvelle frugalité qui structure les comportements sociaux.
• Les personnages : plutôt des seniors (trois astronautes de la NASA, dont la première Américaine dans l’espace), avec des « gueules », des rides, des cheveux blancs, des gens de la « vraie vie », qui ne regardent personne au fond des yeux, mais qui tutoient les étoiles et qui font un clin d’œil à la Lune. Aucun glamour décolleté ou maquillé pour la dame, mais une séduction sans afféterie, naturelle et convaincante.
• Les accessoires (à part le sac Louis Vuitton) : le vieux pick-up cabossé, poussiéreux et rouillé, les vêtements « naturels » (pas griffés LV en tout cas), la boîte de bière sur le tableau de bord [on sent la patine du blouson de Buzz Aldrin, qui est en jeans], pas de stilettos vertigineux pour Sally Ride, mais des bottines de vraie ranch woman...
L’image est évidemment très travaillée, mais, de façon subliminale, elle pose un nouveau rapport au luxe, qui est, à l’instant précis de ce cliché, d’être dans cette compagnie exceptionnelle face au ciel étoilé plutôt qu’à l’ombre de palmiers avec des créatures en bikini. Si Louis Vuitton a toujours pratiqué l’« art du voyage », celui-ci et intérieur autant que touristique : c’est un cheminement de l’être face au cosmos, et non un billet en first pour une île artificielle au large de Dubaï...
••• NOUVEAUX CODES, NOUVELLES VALEURS : dans ces mêmes « petits SMS du mercredi », Business Montres mentionnait la nouvelle boutique Louis Vuitton Underground qui témoigne d’une évolution strictement parallèle dans la présentation des produits de luxe. A côté de cette boutique, le hangar de livraison d’Ikea relève de la décadence bling-bling ! Pourtant, c’est Louis Vuitton qui sait faire triompher son luxe, avec sa peinture de parking et ses poutrelles métalliques apparentes. Parfaitement assumé, ce recadrage post-bulle est parfait : il démonétise d’un coup le faux luxe plaqué sur des vieux décors. Réservé aux initiés, il recrée cette distance aussi nécessaire au luxe que l’oxygène à la vie. Distance qui n’est pas forcément dans l’aspect dispendieux du bien ou de l’ambiance, mais dans sa distinction...
••• « RECKLESS LUXURY »
Juste pour le plaisir des yeux, et par contraste avec les « signaux faibles » ci-dessus, le chef-d’œuvre d’un luxe totalement dépassé, insupportable et arrogant : le groupe Giantto (Californie) donne dans la montre de mode (Von Dutch) et dans la communication à la mode glamour d’avant la crise. C’est consternant et très daté.
••• MÊME À SINGAPOUR, ON NE SE LA JOUE PLUS GRAND LUXE RINGARD, comme dans cette campagne « Reckless Luxury » du groupe Giantto. Ceci au cas où quelques horlogers seraient tentés...
••• LOCATION DE STOCK
Vous n’aimiez pas la « consignation » (montres confiées), vous allez détester la « location de stock » : c’est la nouvelle formule qui marche aux Etats-Unis, avec des détaillants tellement asphyxiés en cash par les livraisons obligatoires des grands groupes qu’ils ne peuvent plus commander aux marques indépendantes. Donc, ils prennent les pièces dans une néo-consignation qui consiste à « louer le stock » : ils ne versent que des intérêts sur la valeur des montres qui leur sont confiées. Ce qui revient à payer une sorte de location pour la place disponible en vitrine. Les temps sont durs...
••• PRATIQUE DE CRISE ET RÉFLEXE DE SURVIE, parfaitement légitime pour les détaillants puisqu’il leur permet de ne pas se fâcher avec les groupes qui persistent à leur forcer la main, tout en maintenant un volant d’offres alternatives – les petites marques, pas forcément enchantées de cette pratique ! – capables d’attirer de nouveaux clients en vitrine. Astucieux et révélateur d’une nouvelle ambiance économique en atmosphère financière raréfiée : puisqu’il est certain que l’argent ne reviendra plus avant longtemps avec autant d’abondance, autant prendre de nouvelles habitudes. C’est plus ou moins du leasing horloger : on peut imaginer un modèle économique parallèle pour relancer les achats...
••• HUMOUR CHINOIS
Reuters nous apprend que « les étudiants chinois ont ri aux éclats quand Timothy Geithner, le secrétaire américain au Trésor en tournée officielle sur place, leur a déclaré que “les capitaux chinois libellés en dollars étaient sûrs“ ». Manifestement, à Pékin, on ne croit guère plus à une valeur durable du dollar et même les étudiants tablent sur une prochaine inflation flamboyante aux Etats-Unis. Quand on sait à quel point la courtoisie et le respect poli de l’invité d’honneur structurent la culture chinoise, ces « éclats de rire » inquiètent. Surtout quand on assiste au ramassage mondial de l’or métallique par les autorités de Beijing, qui sont pourtant le premier producteur mondial et le quatrième détenteur international, devant la Suisse...
••• PRUDENCE, PRUDENCE : quand ceux qui détiennent le plus de dollars-papier dans le monde ne croient plus à la valeur de leurs réserves en devise américaine. Un effondrement du dollar serait dramatique pour les exportations horlogères. La désorganisation monétaire des échanges commerciaux avait été un des principaux facteurs de la « révolution du quartz » dans les années soixante-dix : brutalement surévaluées et invendables parce que trop chères, les montres suisses avaient dû plier le genou sous les assauts de montres électroniques, plus modernes et de moins en moins chères...
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