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Troisième désalpe agraro-médiatique pour Jean-Claude Biver (Hublot).
Votre Quotidien des Montres était sur l'alpage, « au cul des vaches », à se poser des questions sur la vraie nature du luxe contemporain.
On a trouvé quelques réponses...
••• UN INSTANT DE GLOIRE WARHOLIEN
Certains étaient venus de très loin pour assister à la « désalpe de Jean-Claude Biver », qui a inventé un concept unique dans l’histoire agraire de la Suisse : le retour d’estive (désalpe) à haute intensité médiatique.
Le rapport entre Hublot, marque de luxe hyper-tendance du champ horloger, et ces dix-huit kilomètres au « cul des vaches », les pieds dans la bouse, sous un plafond très bas, au milieu des forêts qui surplombent Montreux ?
Pas grand-chose, juste la volonté d’une Jean-Claude Biver, plus paysan vaudois que les Vaudois paysans et plus malin que jamais quand il veut redonner aux cycles ruraux tout leur prestige, histoire de prouver que son concept de « fusion » reste opérationnel au-delà du spectre classique de la communication horlogère.
La communauté paysanne de ce débouché vaudois s’est rassemblée pour cette désalpe (tout sauf traditionnelle) comme elle ne faisait plus, offrant aux fils de cette terre ce quart d’heure de notoriété internationale qu’un Andy Warhol prédisait à chaque être humain de la post-modernité : sous l’œil des caméras, les yeux se plissent de bonheur et soulignent les rides réelles d’une vie en plein air.
Les pros du virtuel grognaient face à ces témoins paléohistoriques : « C’est dans la boîte, Coco, et ça fera vraiment vrai de chez vrai ». Même la télévision française est là, et même les journalistes de Paris !
••• BIG BIVER CIRCUS
Soit, par ordre d’apparition à l’écran, dès la sortie de l’alpage : Jean-Claude Biver, Big Bang au poignet, dans son costume d’armailli (habit traditionnel des vachers locaux), coiffé d’un chapeau de feutre noir.
Quelques solides et rustiques Vaudois aux trognes breughéliennes et au teint vite échauffé par les « décis » d’un blanc sournois quand il vous saisit en plein effort, eux aussi en tenue traditionnelle.
Deux dizaines de vaches enrubannées et fleuries à souhait de feuillages païens, qui descendent capricieusement, mais en trombe, les lacets d’une petite route à fort pourcentage.
Quelques chèvres confiées à des jeunes filles en fleurs et en formes, coiffées avec des nattes blondes.
Deux charrettes en bois pleines de ce matériel démodé qui sert à confectionner, dans les hauteurs et tout au long des mois d’été, le délicieux gruyère d’alpage, dont quelques meules sont glissées là pour les fondus enchaînés télévisés qui préludent à la fondue finale.
Quelques journalistes mi-goguenards, mi-complices.
Enfin, la foule des suiveurs, mâles, femmes et enfants, certains venus de la lointaine Asie, d’autres du fond des campagnes alémaniques, le restant des watch valleys romandes [quelques fournisseurs de Hublot] pour se glisser dans le sillage des caméras de télévision et entre les flashes qui crépitent.
Pas de raton-laveur, mais, là-haut, sur le départ, des marmottes qui sifflaient sans doute de bonheur tellement elles en avaient assez des cloches estivales au cou des vaches...
Sac de rando ou sac à main Louis Vuitton, Converse grand chic ou chaussures de marche : le tout était de descendre d’un pas vif vers le banquet final, après dix-huit kilomètres qui n’usaient pas trop les souliers tellement les vaches tapissaient la chaussée d’une digestion qu’on devinait légèrement perturbée par l'événement...
••• TOO SHOW OR NOT TOO SHOW
Question non existentielle : luxe ou pas luxe ? Sous-entendu : dégradation bovine de l’image de la marque (Hublot, à travers Jean-Claude Biver) ou élargissement subliminal de son territoire ? Qualificatif : poudre aux yeux médiatique ou révolution susbtantielle ? Bref, peut-on prétendre rester haut de gamme en brodequins crottés et gilets folkloriques surannés ? Pas une marque suisse ou française n'oserait. Bibi King l'a réussi !
Le débat sur le luxe reste ouvert, et il est décisif dans la mesure où chacun a bien compris, dans l’industrie horlogère, que les paillettes glam-rock, les limousines et le champagne à volonté relevaient désormais d’une Bulle Epoque décidément révolue. Personne ne sait en revanche ce que sera le nouveau luxe et les nouvelles valeurs dont il sera tissé.
Donc, toute expérience est bonne à prendre et toutes les questions méritent réponse. Dès qu'on prend en compte le sens et l'esprit (plutôt que la lettre), c'est l'esquisse d'un nouveau luxe qui prend forme...
Une charrette en bois tirée par des chevaux plutôt qu’une Aston Martin ? Pourquoi pas...
Une tranche de jambon fumé et quelques bâtonnets de gruyère en guise de petits fours ? Après tout...
Les gâteaux « maison » des deux Mme Biver (la femme et la mère de Jean-Claude) ou les macarons de Ladurée ? Ça se négocie...
Des tablées pour des verrées sans complexes avec de joyeux paysans trop heureux de bousculer les citadins et de taper sur l’épaule de Jean-Claude Biver, qui enchaîne les mondanités rustiques et les nécessités médiatiques ? C’est bien le moins...
••• ENTRE CEPS ET CORNES
Ce diable de Jean-Claude Biver réussit une fois de plus le grand écart en redonnant vie à un rite un peu oublié : tous ses voisins paysans – le « vrai » peuple vaudois, le fantastique casting d’une Europe alpine devenue quasiment mythique de nos jours – sont là, au coude à coude avec les « gens des villes », et tous goûtent, l’espace d’un après-midi sans soleil, le piétinement du bétail, les horizons lémaniques nimbés de brume, la fraternité d’une innocence retrouvée, le blanc sec et les rires gras. Tradition pré-hivernale des campagnes éternelles et modernité agressive des médias contemporains : rétrofuturisme, quand tu nous tiens...
Authenticité 100 % garantie et enracinement chevillé à la glèbe vaudoise : pas de chichis dans les flonflons, ni de mots creux dans le beuglement des trompes ou le fracas des clarines que les hommes font sonner en rondes cadencées. Tout sonne d’ailleurs juste : les hommes et les femmes, les vaches, les chiens dont la queue frétillent, le lieu (un splendide décor de carte postale vaudoise, entre alpage, vigne et lac), les rires qui fusent et les flacons qui se vident plus vite qu’on ne trait une vache.
Et, justement, si c’était ça le vrai luxe ?
L’expérience unique – celle que l’argent ne peut pas acheter – dans cette vibration communautaire qui fait remonter des émotions généralement enfouies sous les discours convenus et toujours noyées par l’avalanche ahurissante des images sur les écrans.
Et si le vrai luxe était de proposer, aux uns comme aux autres, sans distinction de condition, un instant singulier, irréductible à nul autre, la vérité fondamentale d’une phrase de vie, à hauteur de cep et de corne ?
Et si la grandeur d’une marque était, précisément, de pouvoir s’abstraire de sa condition marchande pour renouer, le temps d’une désalpe, avec l’essence du temps et des hommes qui le vivent, au rythme des saisons ou au rythme des salons horlogers ? Ensuite, il ne reste plus qu'à faire des montres de qualité pour avoir la conscience tranquille, mais l'essentiel du travail – la consistance immanente du message – a été fait !
On est ici loin des palaces, des cocons dorés de la jet-set et des catwalks où défilent des créatures de rêve, des footballeurs cousus d'or de Manchester et des One Million Big Bang lancées sur le Bund de Shanghai, mais Hublot parvient à prouver la splendeur irréductible de son identité fusionnelle : la terre et les brumes lémaniques, les mains calleuses des pasteurs et les doigts de fée des horlogers, les carrioles à gruyère et les montres des milliardaires, la crème du lait et le velouté de l’or, le temps des hommes qui passe et le temps qui file sur le cadran des montres.
Le « fusionneur » en chef, un magicien nommé Jean-Claude Biver, nous a fait croire, un samedi d’avant l’automne, que les rites circadiens d’une tradition archaïque pouvaient coexister avec les temps mécaniques d’un âge post-industriel.
Illusion, peut-être, mais d’un sincérité absolue, extraordinairement lucide et, en même temps, si poétique. Le moment était rare, paisiblement assumé et librement consenti : un vrai travail d’artiste...
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