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En direct du 35e Festival du cinéma américain de Deauville, quelques réflexions croisées sur les situations réciproques de la Californie comme métropole cinématographique et de la Suisse comme métropole horlogère.
••• MATIÈRE CRISE
Tant l’industrie traditionnelle du cinéma que l’industrie de la montre traversent une mauvaise passe. A Hollywood, les grands studios licencient à tour de bras, sabrent dans les films programmés et coupent les budgets des productions à venir. Les watch valleys suisses voient exploser le chômage horloger, alors que les fournisseurs foncent vers le dépôt de bilan et que les marques semblent en hibernation. Ceci à quelques exceptions près, tant sur les écrans que dans les vitrines, mais sans que cela traduise un vrai sursaut du marché : un best-seller ou un blockbuster ne font pas le printemps – et surtout pas la reprise tant espérée...
Pourtant, le 7e art – comme la belle horlogerie – fait toujours rêver. En période de crise encore plus qu’en période de vaches grasses, le grand public a besoin de rêver : l’âge d’or de la machine de guerre hollywoodienne n’est-il pas né pendant la grande dépression des années trente avant de se prolonger pendant la Seconde Guerre mondiale ?
La récession n’en frappe pas moins aujourd’hui cette fantastique cash machine cinématographique. Si les entrées explosent, les bénéfices des majors ont fondé : coût démentiel des superproductions [ce qui rappellera aux initiés l’explosion des coûts dans l’horlogerie !] et décorrélation entre les profits d’un film et son budget de réalisation. Viacom, qui possède la Paramount, est en perte cette année.
Du coup, on tourne moins à Hollywood et plus ailleurs, aux Etats-Unis, en Europe ou carrément dans les pays émergents, ce qui affaiblit un peu plus les grands studios et l’aura hollywoodienne : un parallèle avec le situation du Swatch Made face aux délocalisations asiatiques dans l’horlogerie ?
Passés sous le contrôle des financiers et non plus des visionnaires du cinéma, les grands studios ont perdu la main en même temps que leurs repères : ce ne sont plus les mêmes films qui marchent, ni les mêmes raisons qui guident les spectateurs vers es mêmes écrans [ce qui rappellera aux aficionados la révolution horlogère en cours, avec des grandes marques découronnées de leur monopole créatif et des petits indépendants légitimés par la faveur des amateurs].
••• STAR SYSTEM EN DÉROUTE
Dans un monde contemporain dominé par les écrans, le détour par la salle de cinéma n’est plus obligatoire. Le marché du DVD, qui tirait jusqu’ici l’industrie du cinéma, commence lui-même à fatiguer [James Bond ou Indiana Jones patinent dans les bacs], alors qu’il permettait d’amortir, à moyen terme, des budgets de production impossibles à rentabiliser en salle. Le goût du cinéma s’exprime aujourd’hui sur de nombreux canaux, dont la télévision et Internet, mais aussi les iPhone ou les netbooks.
Les stars elles-mêmes ne sont plus une « assurance-vie » pour les majors : on ne compte plus les « bides » de têtes d’affiche jusqu’ici imparables (Lenardo DiCaprio et Kate Winslet dans Noces rebelles ou The Soloist avec Jamie Foxx), alors que des inconnus (Slumdog Millionaire) massacrent le box-office – l'exemple français de Bienvenue chez les Ch'tis se passe de commentaires.
••• IMPASSE CRÉATIVE
Paradoxalement, le cinéma dit « indépendant » s’en tire mieux tout en tirant beaucoup plus la langue. Monter un film hors studio est moins facile financièrement (boucler un petit budget est aussi compliqué que celui d’une superproduction), mais le retour sur investissement est souvent plus aisé pour les petites comédies tournées à l’économie, dans une atmosphère de frugalité qui semble favoriser la créativité.
Grâce à Internet [et non plus à cause d’Internet], il est devenu plus facile de trouver un public et de connaître le succès sur un des canaux alternatifs capable de diffuser des images (DVD, télévisions ciblées, réseaux sociaux), de toute façon moins coûteux que les promotions carpet bombing des superproductions.
Nées dans l’iconosphère dominante de l’après-guerre, les nouvelles générations ont acquis une « culture de l’image » qui les rend friandes de nouvelles techniques cinématographiques, de nouveaux réalisateurs et de nouvelles émotions. Un grand bon film à l’ancienne fait toujours plaisir, mais on se méfie davantage des grosses ficelles marketing et des effets frelatés.
Les amateurs sont des experts encore plus sévères que les critiques professionnels, et ils le font savoir par tous les moyens mis à leur disposition. Il repèrent immanquablement les « pièges à fric » des grosses cylindrées californiennes et leur vide créatif, pour se faire plaisir avec les réalisateurs marginaux ou les comédiens, voire les virtuoses de la caméra qui reprennent goût à la liberté loin des règles imposées par les majors...
Soit, encore une fois, une situation qui duplique celle d’une industrie horlogère éclatée entre deux pôles : celui d’une grosse vingtaine de grandes marques prisonnières de leurs contraintes (financières, commerciales, productives) au sein d’un groupe, face au pôle d’une jeune horlogerie hyper-créative – souvent qualifiée par Business Montres de « nouvelle génération » – qui est aussi financièrement fragile et indigente qu’elle est séduisante aux yeux des amateurs. On est d’autant plus dans un miroir face au cinéma que les canaux de distribution ont également éclaté pour les montres (détaillants, boutiques monomarques, Internet, expositions, espaces éphémères, etc.)...
••• PANNE SÈCHE POUR LES SPONSORS LUXE
A part Cartier, partenaire historique et désormais pleinement légitime du Festival de Deauville, la plupart des marques de luxe ont déserté les planches. Même les habituels « suceurs de roues » de ces manifestations de prestige sont aux abonnés absents. Les stars sont pourtant là (merci Continental Airlines), les journalistes aussi (merci Lucien Barrière), ainsi que les passionnés (merci la SNCF, Orange et les autres) : face à cette cible, pas plus de parrains de luxe – champagne ou autre – que dans les scénarios des grandes productions, où le product placement et le star marketing semble avoir fait leur temps, faute de budget comme faute de retombées quantifiables...
Cheap is chic pourvu qu'il soit créatif et malin, comme les futurs exposants de The Watch Factory Geneva 2010 l'ont compris...
Moins de paillettes, davantage de plaisir ? Incontestablement pour des publics adultes, qu’une distribution étincelante n’éblouit plus [alors qu’elle fait encore rêver dans les pays du Tiers-Monde] et qui ont à présent des exigences de consistance et de pertinence en matière de contenus.
Même sans marques de luxe, le cinéma indépendant – sur les écrans ou dans les séries télévisées – maintient l’intensité d’une passion éventée dans trop de superproductions : on peut bricoler un vrai grand et beau film avec des bouts de ficelle, alors que le blockbuster pharaonique de la saison ne laissera aucun souvenir dans les mémoires.
••• UNE NOUVELLE REDISTRIBUTION DES CARTES SE PRÉPARE. Fast food contre fooding : au cinéma comme au poignet ou dans les assiettes, c’est la révolution du sens et des sens !
C’est la rébellion contre l’ordre des puissants : les nouvelles vagues, sur les écrans comme pour les montres, ont toujours fini par délégitimer les conservatismes. C’était le cas pour les montres-bracelets il y a près d’un siècle, pour les montres étanches et automatiques il y a un demi-siècle, pour la Swatch dans les années quatre-vingt et pour les montres compliquées avant l’an 2000.
Il y a tout juste un ans, bien avant l’explosion de la bulle financière, Business Montres – à l’époque vox clamantis in deserto – annonçait : « 2009, année de tous les dangers et de toutes les renaissances ». Le cinéma et d’autres industries nous indiquent que d’autres voies sont possibles que le maintien du statu quo ante : la vérité est toujours ailleurs... |