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14 septembre 2008. Lehman Brothers est encore au mieux de sa forme et la crise financière n’a pas encore éclaté.
Les statistiques de la FH sont étincelantes de santé et les marque annoncent record sur record. Business Montres sent de moins en moins la situation : « Et si on arrêtait de se raconter des craques ? ».
Ce qui n’est pas encore devenu votre Quotidien des Montres annonce avec prudence une « petite musique de crise ».
A l’époque, c’est un scandale !
••• VOX CLAMANTIS IN DESERTO
Cet article de Business Montres est encore relativement modéré. Depuis la rentrée d’août, les remontées d’informations du terrain sont détestables, mais les discours officiels immanquablement glorieux. Le boutiques ne vendent plus rien depuis des mois sans que les marques s’en émeuvent. Certains patrons le savent et commencent à licencier, mais, dans les médias, ce ne sont qu’annonces officielles radieuses. D’autes ne voient rien et continuent à accélérer. « Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre », note Business Montres...
Manifestement, le coup de torchon qui se prépare va prendre tout le monde de court, mais oser la question « Et si on arrêtait de se raconter des craques fait douter les uns de mon acuité visuelle et les autres de mon équilibre mental. Une telle rupture du consensus fait scandale : elle me coûtera d’ailleurs mon poste à la tête de Worldtempus, quelques marques ayant fait pression sur le groupe Edipresse pour qu’on vire « le premier qui dit la vérité ». Comme dans la chanson, « il doit être exécuté » !
••• « ATTACHEZ VOS CEINTURES ! »
Pourtant, quelle prudence dans l’article ! Justement, il n’est pas publié comme on aurait pu s’y attendre dans Worldtempus, mais dans Business Montres, pour n’être repris que le lendemain, et seulement en « revue de presse », par Worldtempus. Avec une conclusion circonspecte : « 2009 sera bien l’année de tous les dangers » (Business Montres et Worldtempus ne cessaient d’envoyer des bulletins d’alerte) – « Attachez vos ceintures » ! Pour arrondir un peu plus les angles, l’article s’accompagnait d’une citation du Temps (Genève).
On imagine l’indignation des bien-pensants de la montre, qui nient l’évidence pour épater les analystes financiers, mieux pressurer leurs fournisseurs et bourrer les tiroirs de leurs détaillants. Debout sur l’accélérateur, ils vont rejeter l’évidence jusqu’en janvier : « Il n’y a pas de crise horlogère » ! Quand ce n’est pas : « Nous allons faire une année 2008 record ».
Moyennant quoi, mystifiée par des statistiques en trompe-l’œil, la profession perdra six mois avant de prendre les mesures de refroidissement qui s’imposaient dès l’été 2008. Elle réagira ensuite de façon paroxistique, sinon hystérique, pour les annulations de commandes et les licenciements.
Heureusement, cet article – qui met les uns et les autres devant leurs responsabilités – me vaut également l’estime de tous ceux qui savent, mais qui n’osent pas parler, soit parce qu’ils travaillent dans des marques où seul le CEO a droit de parole, soit parce qu’ils n’osent pas troubler le consensus. Les statistiques de la FH ne sont-elles pas paradisiaques ? Les communiqués officiels des marques ne sont-ils pas triomphants ? Les magazines horloger ne sont-ils pas lénifiants ?
••• LE RETOUR DE BUSINESS MONTRES
Il aura fallu attendre l’effondrement de Lehman Brothers et son effet domino sur la sphère financière pour que l’industrie horlogère, déjà gravement blessée, commence à s’inquiéter et à avouer ses craintes. « Moi, je vais très bien, mais les autres souffrent » : ce sera le réflexe en fin d’année. Pas question de toucher à la sacro-sainte image de marque et au dogme de l’invincibilité du CEO en admettant publiquement que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pour ne pas désespérer la Bourse ou par conformisme, on s’aveugle sur le sell-in quand le sell-out s’obstine à rester dans le rouge depuis le printemps.
Après le virage en catastrophe et le dérapage incontrôlé, c’est la sortie de route : impossible de cacher l’évidence au SIHH et à Baselworld !
Business Montres est alors le seul média horloger à dire ce qui se passe. Puisque Worldtempus s’affiche comme une vitrine ripolinée de bonheur soumise à un cartel d’annonceurs en plein déni de réalité, il faut relancer un outil de communication moins sensible aux pressions. C’est la (re)naissance du Quotidien des Montres, qui annonce, par exemple, une douzaine de CEO éjectés entre l’automne 2008 et le printemps 2009. La « liste de Müller » fait scandale, mais on comptera à l'échéance de Baselworld une bonne vingtaine de CEO tombés au « champ d’horreur » d’une crise qui n’épargne personne, pas même Patrick Heiniger, brutalement remercié chez Rolex...
Le nombre des lecteurs quotidiens de Business Montres explose : il est multiplié par trois en six mois, puis presque par quatre en un an. Ce qui prouve qu’il y a une demande. C’est pour cette raison que le site se transformera bientôt en Quotidien des Montres dont les scoops (en moyenne, un par semaine depuis le début de l’année) et les informations indépendantes (« 100 % liberté – 0 % publicité ») ne seront plus accessibles qu’aux seuls abonnés.
Et ce n’est pas fini ! La tempête, quoiqu’en disent les diseurs de bonne aventure, n’en est probablement qu’à ses débuts. 2009 n’était qu’un hors-d’œuvre comparé à 2010 : beaucoup ont vécu sur la lancée et les commandes passées en 2008. Pas de vraie reprise à l’horizon 2010, sinon sporadiquement et ponctuellement, dans un paysage en horloger en pleine mutation : si l’amour des belles montres n’a pas disparu, il est certain que le retour à bonne fortune ne se fera pas avec les mêmes marques, ni avec les mêmes montres, les mêmes clients et les mêmes canaux de distribution. Et forcément pas avec les mêmes équipes de direction, ni avec les mêmes médias...
••• RÉANIMATION AUX URGENCES
Premières victimes de cette crise : les idées reçues, et l’inaltérabilité qu’on prêtait au luxe horloger ! Le haut de gamme, qu’on disait crisis proof est désormais plus sérieusement frappé que le bas de gamme : qui aurait pu imaginer des collections A. Lange & Söhne soldées à - 50 % dans les vitrines ? Loin d’être à l’épreuve des balles, le luxe horloger s’est révélé sans défense face à la bulle...
Les marques les plus réputées font aujourd’hui leurs fins de mois en refondant l’or des montres de leur stock : une bonne affaire, puisqu’elles revendent cet or à peu près deux fois le prix qu’elles l’avaient payé voici deux ans, mais un indice révélateur de la dégradation générale du marché, qui survit aujourd’hui sur des volumes proches de ceux de 2005 [sauf que l’équation économique est intenable avec des capacités comme celles de 2008]...
On disait les « grands groupes » plus sécurisants que les petites structures indépendantes : à l’exception du Swatch Group, ils ont proportionnellement plus licencié que les autres et plus annulé de commandes chez les fournisseurs. Ils n’ont eu d’autre résilience que celle d’un tiroir-caisse bien rempli. Les petites marques résistent plutôt mieux que prévu : elles ont au moins la capacité de se mettre en hibernation, quand les plus grandes se retrouvent en réanimation aux urgences (Zenith, Roger Dubuis, Baume & Mercier), voire pire. Les plus belles machines sont déréglées (Franck Muller) et les arrogants d’hier piquent du nez (Bulgari). Les tours de table qui se montent concernent les indépendants créatifs, pas les conglomérats qui auraient plutôt tendance à se déconsolider.
Durement et presque mortellement étrillés, les fournisseurs voient leur réseau de sous-traitance se démailler mois après mois. On sortira de cette crise horlogère – qui était en grande partie une crise de l’intelligence logistique – avec des capacités moindres qu’en y entrant : un comble alors que c’est la surchauffe qui a poussé à la surproduction et à l’aveuglement marketing !
••• « LE ROI EST NU »
Seul aspect positif de ce laminage : le retour dans la sphère horlogère du « facteur humain » et de la vraie relation personnelle avec les interlocuteurs et les partenaires d’une communauté professionnelle. Il en restera des traces quand les affaires reprendront : on ne reconstruira que sur la confiance entre gens qui parlent le même langage et qui partagent la même passion, au-delà des chiffres et des profits immédiats.
Bref, le roi est nu et personne n’ose vraiment l’avouer : l’horlogerie a perdu son aura de refuge patrimonial intemporel et renoncé à sa prétention d’être au-dessus du lot commun. Beaucoup de marques sont si sévèrement blessées que le pronostic vital est engagé pour les deux ans à venir : autant de managers qui se raccrochent aux branches comme ils le peuvent. Les amateurs floués découvrent qu’ils ont payé trop cher des montres trop frivolement convoitées, trop légèrement vantées par la presse et trop hâtivement contrôlées pour être fiables (« Il fallait bien livrer !)...
L’inquiétude, c’est de voir les mêmes réflexes réapparaître au moindre soupçon de reprise : l’espoir fou d’une reprise « à l’identique » sévit de façon endémique chez des responsables qui n’ont rien compris, ni rien appris de cette crise, et qui restent persuadés que tout sera un jour comme avant.
La seule certitude, après un an de crise, c’est que, justement, plus rien ne sera comme avant. La mutation est irréversible chez les consommateurs et elle induit, dans un nouveau paysage économique, d’autres postures de travail, de nouvelles tactiques de survie et des stratégies de reconquêtes territoriales entièrement repensées.
Le roi est nu ? Tant mieux ! Ceux qui sauront le rhabiller de façon pertinente à la mode du jour auront le pouvoir...
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