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Dans l’univers peu transparent de l’horlogerie, le meilleur moyen de vérifier la marche des affaires est de prendre le pouls des boutiques en lien direct avec le client final. Les habitudes d’achat ont-elles changé durant la crise? Cinq experts répondent.
La barre n’est pas placée très haut: avec une chute de 26% de ses exportations au premier semestre, l’horlogerie suisse ne peut guère faire moins bien sur son marché intérieur. Et pourtant, il n’est pas certain que les ventes demontres aient mieux résisté en Suisse qu’ailleurs dans le monde. Toujours fort discrets sur leurs résultats (à l’image des marques qu’ils représentent), les détaillants horlogers parlent volontiers de «bonne résistance» du marché suisse, estimé à quelque 800 millions de francs. A l’instar de Patrick Cremers, directeur de la boutique A l’Emeraude de Lausanne, qui relève que la «crise nous a relativement épargnés en Suisse. Les fondamentaux économiques sont assez bons et le citoyen suisse assez sain dans son comportement face à l’argent, moins enclin que d’autres à recourir au crédit.» S’ils l’avouent le plus souvent du bout des lèvres, les magasins d’horlogerie du pays doivent évidemment faire face à un recul des ventes, quand bien même les résultats sont très hétérogènes selon les enseignes, certaines accusant des chutes brutales de leurs ventes pendant que d’autres limitent mieux les dégâts. Beaucoup évoquent des niveaux de revenus égaux à ceux des années 2006 ou, dans le meilleur des cas, de 2007. Mais tous les professionnels s’accordent à reconnaître que le millésime 2008 a été exceptionnel à tous égards et qu’il faudra des années pour atteindre à nouveau ces sommets frénétiques.
Durant sa descente aux enfers, le marché horloger a enregistré des mouvements de fond dans les attentes de sa clientèle. Confirmé par tous les points de vente sondés, le retour du classique, entendez «de la valeur sûre», assène des coups parfois mortels aux (souvent jeunes) marques «exotiques» qui avaient oublié que la montre devait demeurer un objet portable et fonctionnel. Et Patrick Cremers de s’étrangler en lisant aujourd’hui encore que «la nouvelle horlogerie» serait la bouée de sauvetage et l’avenir du métier. A l’instar de tous ses collègues, il constate que la réalité du marché est bien différente de cette vision à la fois réductrice et optimiste: «Pour certaines marques, les ventes ne se sont pas effondrées, elles ont tout simplement cessé. Ce n’est pas qu’elles vendent encore quelques montres, elles n’en vendent plus du tout. C’est notamment le cas de certaines jeunes marques qui avaient présenté des choses ridicules et inacceptables à des prix exorbitants en espérant s’installer durablement sur la scène horlogère.» Jean-Nicolas Michaud, directeur de la boutique Michaud de Neuchâtel, relève par ailleurs que: «l’ère des montres trop grandes est révolue!» «Le produit exotique est beaucoup moins demandé» confirme Alexis Meyer,directeur de la boutique Les Ambassadeurs de Genève. Pour cette nuée de jeunes marques souvent peu légitimes et produisant pour beaucoup des montres sans véritable intérêt, les mois à venir risquent de se révéler meurtriers. Ce sera la démonstration que le ticket d’entrée dans l’horlogerie n’est pas aussi facile à décrocher qu’il n’y paraissait il y a encore deux ans. En fin de compte, c’est plutôt rassurant pour les professionnels et pour les clients exigeants et passionnés.
Exit les achats compulsifs
Finis les coups de folie, les clients cherchent avant tout à se rassurer. A Neuchâtel comme à Genève, à Vevey comme à Lausanne, partout les réflexes sont les mêmes. «Le client compte, hésite, se renseigne davantage, mise en priorité sur les valeurs sûres et sur les marques qu’il sait pouvoir retrouver dans vingt ans», note Lionel Meylan, directeur de la boutique Lionel Meylan à Vevey. «Majoritaire chez nous, la clientèle locale est traditionnellement plus portée sur des produits classiques, les touristes se tournant plus volontiers vers des produits plus originaux. Mais c’est la valeur sûre qui est recherchée en priorité, à savoir un modèle icône d’une marque forte et rassurante. » «Si l’achat est plus réfléchi, le client achète en moyenne des montres plus chères, mais en plus petites quantités», relève pour sa part Sophie Kunz, directrice de la boutique Chronométrie Kunz à Genève. «Fort heureusement, nous n’avons jamais été orientés sur les marques bling-bling», explique Alexis Meyer, «car force est de constater que la demande aujourd’hui en Suisse se concentre sur des marques fortes et cohérentes, de celles qui ne changent pas d’esthétique et d’ADN en fonction du cycle boursier et de la conjoncture économique». De même, certaines astuces abondamment utilisées en période de vaches grasses ne font plus recette. «Les séries limitées ne sont pas toutes égales devant le consommateur », relève Jean-Nicolas Michaud. «Celles qui apportent un plus véritable trouvent encore preneurs, mais en revanche un cadran jaune ou la signature d’un pilote ami de la marque ne sont plus très prisés!»
Si les touristes représentent une part prépondérante du marché horloger suisse, ils ont parfois fait défaut ces derniers mois. A commencer par la clientèle moyenorientale qui dévalisait tous les étés les boutiques de luxe genevoises. Ces épisodes sont aujourd’hui révolus et les Chinois qui débarquent sur les bords de la rade sont réputés pour être des négociateurs coriaces. Globalement toutefois, tous les détaillants consultés relèvent que le rapport qualité-prix est devenu plus déterminant que jamais. Cela se confirme pour les montres qu’ils ont désignées comme les produits stars de cette rentrée.
Première réussie pour Breitling
A écouter les détaillants de Suisse romande, le chronographe Breitling B01 est sans doute la révélation de cette rentrée horlogère. Pas très étonnant pour un produit amené à devenir une référence dans l’histoire de la marque. Présenté à Baselworld au printemps dernier, ce chronographe a trouvé immédiatement son public dès sa livraison sur les marchés. En Suisse, les détaillants expliquent à l’unisson que le chronographe B01 suscite un vif intérêt et que le produit ne reste guère en stock. Autant de produits livrés, autant de produits vendus. Un discours rare en ces temps de crise, de surstockage, de vitrines et de coffres-forts débordant d’invendus. L’attrait de la nouveauté joue ici à fond, mais pas seulement. Ce chronographe suscite pareil engouement, car il est équipé du premier mouvement chronographe Breitling, un calibre entièrement conçu, développé, produit (pour l’essentiel) et assemblé par Breitling. Au dire des professionnels de la vente, son positionnement prix n’est pas déraisonnable. De quoi séduire une clientèle à la recherche de produits innovants, exclusifs et portant de surcroît le nom d’une marque «rassurante» par son histoire et sa légitimité. Reste que produire un mouvement mécanique de ce type exige des équipements lourds et beaucoup de savoir faire. La montée en puissance de la production du calibre B01 est programmée, mais pour l’heure l’offre ne parvient pas à répondre à la demande. Ce qui fait dire aux agents représentants la marque qu’ils pourraient vendre plus de chronographe B01… s’ils étaient davantage livrés.
Mouvement exclusif pour Officine Panerai
Marque à succès depuis son renouveau dans le giron du groupe Richemont, Officine Panerai a présenté ce printemps des collections répondant parfaitement – au dire des détaillants – aux attentes actuelles de la clientèle. La société basée à Milan avec un site de production à Neuchâtel a en effet présenté une nouvelle famille de mouvements P. 90000 entièrements conçus et réalisés en interne. Une versions péciale du boîtier Luminor 1950 de 44 millimètres de la collection Manifattura a été conçue pour abriter ces nouveaux mouvements, dont le P.9000 et ses 195 composants proposant trois jours de réserve de marche. Pour les professionnels de la vente, l’engouement autour de ces nouveaux produits, et en particulier pour le nouveau modèle Luminor 1950 Marina 3 Days Automatic (référencé PAM00312), réside non seulement dans la proposition d’un mouvement exclusif à la marque, mais aussi dans l’adéquation entre le produit et son positionnement prix. Une fois encore, le marché démontre qu’en ces temps troublés la capacité à proposer un produit techniquement intéressant à un prix juste est une bonne partie de la recette actuelle du succès.
La Reverso joue la sobriété
Le retour aux valeurs sûres se concrétise également dans le marché par le très bon accueil réservé aux nouvelles versions Reverso de Jaeger-LeCoultre. Modèle icône de la manufacture du Sentier, la Reverso doit également se plier aux exigences du moment. Dans cette perspective, et entre autres nouvelles propositions, la maison a lancé cette année une nouvelle Reverso de grande taille qui, aux yeux des professionnels, répond bien aux attentes de la clientèle. Modèle reconnaissable entre tous, mouvement mécanique de manufacture, taille adaptée à l’air du temps, la nouvelle Grande Reverso enregistre sur le marché romand des premiers pas fort encourageants. A l’image d’autres nouveaux modèles de Jaeger-LeCoultre, telle la sobre Master Grande Ultra Thin.
Un grand pas pour Omega
Les 40 ans du premier pas sur la Lune et le battage médiatique autour de cet événement auront sans doute beaucoup contribué à mettre cet été Omega sur le devant de la scène. Mais c’est aussi, à entendre les vendeurs en horlogerie, la notoriété de la marque, sa puissance et le design familier de la Speedmaster qui explique les bonnes ventes des séries spéciales lancées cette année. Enfin, le succès de cette montre vient de ce qu’elle fête les40 ans de ce «grand pas pour l’humanité» qui reste, pour tous ceux qui l’ont observé, un moment unique de leur existence. Etre associée à cet instant unique demeure, pour Omega, un remarquable atout.
«Magic» Rolex
On dit volontiers de Rolex que ses modèles n’évoluent pas. Et si c’était justement la recette de son succès? Car en dépit de cette politique produit très conservatrice, la société a connu depuis un demi-siècle un succès tel qu’elle est devenue le vaisseau amiral incontesté de l’horlogerie suisse. Avec des produits immédiatement identifiables, reconnus dans le monde entier comme un symbole de réussite, la société des montres Rolex a, jusqu’il y a peu, parfaitement su jouer de sa production pour que ses produits demeurent attractifs et recherchés. Les douze derniers mois ont été beaucoup plus complexes – au point d’avoir dû changer de capitaine – et la magie a parfois cessé d’opérer. Reste que lorsque Rolex modifie un tant soit peu l’un de ces modèles icônes, les aficionados de la marque voient en ce léger mouvement une révolution. C’est le cas cette année avec l’arrivée de la Datejust II qui prend un peu de corps pour atteindre 41 millimètres de diamètre. Avant même d’être sur les marchés, la Datejust II a suscité beaucoup d’intérêt et les détaillants disent avoir engrangé de nombreuses commandes.
Valeurs sûres, valeurs refuge__
Tous les professionnels ou presque le disent: en ces temps de crise encore plus que d’ordinaire, Patek Philippe demeure une valeur sûre et devient en outre une valeur refuge. Que ce soit avec ses modèles de base(qui demeurent très loin d’être à la portée de tous) ou avec ses complications, Patek Philippe est – avec Rolex – l’une des marques que tous les détaillants aimeraient représenter. «Avec Patek Philippe, on ne connaît pas la crise», résume Patrick Cremers. La marque genevoise indépendante (en mains de la famille Stern) peut se targuer d’avoir une clientèle extrêmement fidèle. Pour beaucoup de revendeurs, Patek Philippe présente un ratio qualité/valeur extrêmement intéressant. Et le fait que la marque privilégie la qualité à la quantité est un gage de crédibilité et de sérieux aux yeux de la clientèle. Et lorsque, malgré toutes les qualités qui lui sont reconnues, la marque souffre en une région du monde tels les Etats-Unis où certains modèles étaient bradés il y a encore trois mois, la société familiale rapatrie des stocks pour soutenir les prix. Les collectionneurs apprécient évidemment cette politique et savent que les produis de la marque demeurent parmi les meilleurs investissements horlogers. «Avoir une marque commePatek Philippe dans l’offre de son magasin est un rêve, renchérit Patrick Cremers. A nous d’être de bons ambassadeurs.»
Michel Jeannot
Luxes par Bilan |