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Il y a trente ans, Gabriel Tortella fondait Tribune des Arts.
Cet anniversaire est l’occasion d’un retour en arrière sur l’« invention » du paysage horloger tel que nous le connaissons.
Et sur la mise en place du « système Tortella », qui en était le mode d’emploi jusqu'à cette crise.
Eléments d’analyse socio-critique sur un « système » crisis proof, qui est en même temps un mystère qui fascinera les futurs historiens de l'horlogerie.
••• FONDS DE TIROIR DANS LE BROUILLARD
Le premier numéro de Tribune des Arts est daté de novembre 1979. C’était au siècle d’avant, même si ce n’est guère qu’à trois décennies de cette fin 2009. Une fête « officielle » devrait ce soir célébrer ces trente années de journalisme au service des montres, en même temps que les dix ans de GMT Magazine, rejeton plus contemporain de Tribune des Arts et héritier tardif du « système Tortella ».
Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. 1979 : la révolution du quartz a ravagé le paysage industriel de l’horlogerie. Les plus belles manufactures sont à genoux et elles font du quartz pour survivre. Les plus faibles se ramassent à la pelle, comme les feuilles mortes. Pas un magazine horloger à l’horizon, pas un musée de marque, tout juste quelques poignées d’amateurs qui collectionnent ces objets démodés, obsolètes et vaguement ridicules que sont les montres mécaniques un peu compliquées. Un épais brouillard recouvre les vallées horlogères sinistrées.
Gabriel Tortella, qui a fondé ce qui deviendra Antiquorum, n’a vendu jusque-là que des montres de poche à des vieux collectionneurs, mais il sent, à travers le monde, un frémissement, une sourde pulsation dans le cœur de jeunes amateurs, une amorce dynamique autour des montres-bracelets de référence. Pour donner une idée de l’ambiance, les chronographes Patek Philippe qui défient aujourd’hui la chronique aux enchères sont dans ces années-là les fonds de tiroir de la boutique de Genève...
••• UN CHEVAL DE TROIE POUR L’INFORMATION HORLOGÈRE
Gabriel Tortella n’est pas un « perdreau de l’année » : on l’a vu à la télévision, on l’a entendu à la radio, on l’a retrouvé aux fourneaux d’un restaurant, il embrasse les stars, il n’a que des « amis » partout et il pratique une sorte de journalisme papillonnant, faussement léger, parfois futile en apparence, qui exige cependant une grande acuité mondaine.
La direction de Tribune de Genève lui donne un feu vert pour créer une sorte de « supplément magazine » consacré, comme son nom l’indique, aux « arts » et aux ventes aux enchères. C’est un concept totalement nouveau en Europe. Cette Tribune des Arts va très vite se muer en cheval de Troie pour l’information sur les montres-bracelets mécaniques (la belle horlogerie), très vite imposée comme un pilier du supplément qui ne visait au départ que le marché de l’art.
Pas une « star » horlogère à cette époque, mais des « petits jeunes » qui croient à leur avenir et qui s’appellent François-Paul Journe (rencontré aux Puces par Gabriel Tortella, qui le revoit dans son atelier d’horlogerie de la rue des Saints-Pères) ou Osvaldo Patrizzi (rencontré à Milan). Avec quelques collectionneurs, ils vont former une sorte de galaxie dédiée à la montre mécanique et centré autour de Tribune des Arts. Ce n’est pas un hasard si la toute première vente aux enchères de montres-bracelets [qui y croyait ?] a été également été organisée en 1979. Rêvons un peu : un quantième perpétuel de Patek Philippe se négociait alors pour quelques centaines de dollars, mais la marque était déjà au paradis pour les collectionneurs...
••• LE « SYSTÈME TORTELLA »
C’est ainsi qu’on voit se mettre en place un réseau d’amitiés, puis de connivences, d’obligations mutuelles, de conseils intéressés, de services rendus, d’influences réciproques et de réseaux parallèles qu’il faut bien appeler le « système Tortella ». Il va structurer durablement le paysage horloger tel que nous le connaissons, avec une remarquable capacité d’intégration des nouveaux venus pourvu qu’ils soient influents, décideurs ou donneurs d'ordres d'achat publicitaires.
Au centre de la toile, l’« araignée » Gabriel, archange capable de faire et défaire les réputations. C’est quand même le seul journaliste horloger de cette planète dans le bureau duquel les CEO font la queue dès 7 heures du matin, et parfois même plus tôt quand ils ont un avion à prendre. C’est quand même le seul journaliste horloger qui distribue, à ces mêmes managers, des paquets de pâtes italiennes, des fruits exotiques et des jambons des Abruzzes, dans une fantastique ambiance d’épicerie napolitaine et de haute horlogerie. C’est le seul journaliste horloger qui convie ces mêmes présidents à de fabuleux dîners privés, où pourrait s’écrire au quotidien la vraie chronique des coulisses horlogères, mais la règle du jeu est la confidentialité absolue sur les propos qui s’y tiennent avec une franchise absolue...
Au fil des années, le système s’est étoffé, avec la création du Grand Prix d’Horlogerie, pensé à l’origine comme un levier d’influence, mais vite délaissé par Gabriel Tortella dès qu’il a eu compris qu’il fallait, tant bien que mal, lui accorder un peu d’autonomie. Même opération pour Wordtempus, qui est historiquement le premier portail horloger de référence [il fallait quand même avoir une vision novatrice de la montre pour imaginer l’avenir de l’Internet horloger], pour le Centre de documentation horlogère [sabordé corps et biens par le groupe Edipresse] ou pour des suppléments réguliers comme L’Annuaire, que le « système Tortella » a réussi à conserver comme un cash machine à l’épreuve de la crise [ce sera sans doute le seul supplément horloger 2009 un peu profitable et à peu près aussi annoncé qu’en 2008]...
Voir autant de CEO rechercher l’onction tortellienne échappe à toute rationalité. Surtout quand il s’agit de profils aussi différents que Jean-Claude Biver, Charly Torres, Jean-Christophe Babin ou Jean-Frédéric Dufour [consulter la collection des « Propos » de Gabriel Tortella dans Tribune de Genève pour évaluer les connexions du réseau].
C’est précisément la force de ce « système ». Ni le tirage, ni le lectorat de Tribune des Arts ne justifient le surinvestissement publicitaire dont le magazine bénéficie, sans la moindre étude quanti et encore moins quali. Les procédures de négociations commerciales restent assez frustres et parfois un peu trop pushy pour être honnêtes : tout se négocie et se mérite, du bidon d’huile d’olive à la photo de couverture. La recette miracle n’est pas dans le marketing, ni même dans la magie de l’écriture des « Propos » du jeudi dans Tribune de Genève, envolées lyriques parfois hallucinées de trivialités culinaires ou de considérations horticoles...
••• UNE LOGIQUE DE SYSTÈME AXÉE SUR DES VALEURS
Le succès reste inexplicable en dehors de sa propre logique de système, qui repose sur la force et l’étendue du réseau autant que sur la solidarité indéfectible de ses membres. C’est probablement parce qu’il est axé sur quelques valeurs fortes, intangibles et indéfectibles, que ce système clanique a pu perdurer au fil des générations de managers qui se succèdent aux commandes : citons en premier lieu la générosité intrinsèque de l’homme Tortella, mais aussi son exigence de solidarité, sa disponibilité et son sens de l’écoute, son respect de la parole donnée et, il faut le reconnaître, son talent relationnel, paroxistique et hystérique pour les uns, mais terriblement efficace pour les autres. C’est déjà beaucoup et c’est un ciment très fort, dans un esprit quasi-ethnologique et primitif de don et de contre-don [relire les études de Marcel Mauss pour les aspects socioogiques du don]...
Ce réseau contributif d’intérêts mutuels a permis à l’horlogerie de connaître tous les succès qu’on peut lui attribuer au cours de ces dernières décennies : la renommée de tous était assertie par un faiseur de rois qui faisait circuler les informations et les obligations, les budgets et les récompenses, les réputations et les certifications.
La tautologie laudative, une forme de « terrorisme réticulaire » et la pratique de l’affirmation auto-réalisatrice (« Tu deviens bon parce que je peux dire que tu l’es ») ont fonctionné comme les outils initiaux de gonflement de la « bulle » et de l’expansion du marché. Appliqué à l’horlogerie, le postulat selon lequel « l’avenir d’une valeur est la valeur de son avenir » a fait lever de fabuleuses fournées dans les profits à court, à moyen et à long terme des manufactures. C’est sur le terreau fertile de la renaissance mécanique que ce « système » a connu une prolifération rhizomique.
Trente ans plus tard, le « système Tortella » fonctionne toujours, cahin-caha, y compris avec les héritiers de la nouvelle génération. S’il connaît parfois quelques baisses d’intensité, c’est souvent par la volonté de « notre ami Gabriel » de prendre un peu de recul. Il aurait pu tirer sa révérence au début de la crise, une fois le pôle développé avec Jean-Claude Pittard revendu au groupe Edipresse, mais il a voulu rester aux commandes pour « ne pas abandonner ses amis dans l’épreuve ». Sympathique, et apparemment efficace !
••• LA CONJURATION DES IMBÉCILES ET LA COALITION DES MÉDIOCRES
Evidemment, à ce petit jeu de l’influence, on ne se fait pas que des amis, et quelques rancunes restent tenaces. « Notre ami Gabriel » n’est pas l’ami de tout le monde, loin s’en faut, et certains le considèrent même comme le démon tentateur d’une horlogerie décadente. Une sorte de diable boiteux, installé comme une mygale au centre d’une toile pas très nette ! Un père Joseph en polo Ralph Lauren, environné d’un folklore très particulier (les câlins, les chiens, le juke-box, les cigares et tout le reste). Une prima donna capricieuse comme un vieil enfant ! On ne prête qu’aux riches et on peut se demander si les contempteurs d’une éventuelle « corruption » ont bien la conscience tranquille dans leur rôle de « chevalier blanc » autoproclamé. A titre personnel, j’ai pu vérifier que les soupçons lancés sur sa supposée « manipulation » du Grand Prix de Genève n’étaient fondées que sur une présomption de culpabilité : si manipulation il y a, et il y a, elle provient d’ailleurs, mais c’est une autre histoire...
Pourtant, ce que la conjuration des imbéciles n’avait pas réussi à défaire ni à entamer, la coalition des médiocres et des comptables au regard myope risque de le disloquer. On a greffé sur le « système Tortella » des clones qui le vampirisent : l’erreur stratégique insensée d’avoir aggloméré au sein d’un même pôle le magazine GMT, Tribune des Arts, Worldtempus et Revolution, plus quelques titres hétéroclites et subalternes (Bilan, Citizen K, etc.), a détruit de la valeur au lieu d’en créer. Cette structure vermoulue avant même d’avoir vieilli menace aujourd’hui non seulement l’efficacité, mais aussi la survie de cette incroyable machine à donner du sens et à organiser en le contrôlant le paysage horloger.
Trente ans au service de la montre et de ceux qui les font : aucun autre journaliste ne peut se flatter d’une telle longévité, ni d’une telle légitimité, pour ne rien dire d’une telle expérience. Trente ans plus tard, la vista reste étonnamment pénétrante et le carnet d’adresses redoutablement efficace. Peu d’hommes auront eu sur le marché horloger autant d’influence que Gabriel Tortella, pour le meilleur et parfois aussi pour le pire [s’il a initié quelques dérives advertoriales, d’autres s’y sont vautrés ensuite avec plus de voracité], et dans le monde entier [à Tokyo comme à Singapour, il passe pour le vrai et le seul capo de l’horlogerie genevoise] !
Trente ans d’amitiés données et reçues, qui n’ont pas entamé la candeur du vieil enfant qu’il est resté et dont les yeux s’émerveillent toujours quand il découvre un nouveau calibre mécanique apporté par un jeune horloger qu’il ne connaissait pas ou qu’il fait sonner pour le plaisir une nouvelle répétition minutes...
••• On l’aura peut-être compris au passage, même si ce n’est pas depuis trente ans, Gabriel Tortella est aussi mon ami : comme beaucoup de journalistes horlogers, je sais que, sans lui, je ne serais là...
••• FÊTE « OFFICIELLE » CE SOIR À GENÈVE, mais les initiés savent que The Place To Be sera, dans quelques semaines, la fête non officielle organisée en privé par Gabriel Tortella pour ses « amis » [il n’en manque pas !]. Fête en petit comité, quasi-clandestine, dont la liste des invités sera l’objet d’infinies manœuvres et de savantes négociations diplomatiques, pour en être sans le réclamer ou pour ne pas en être sans perdre la face. Dans le mundillo horloger, il y aura désormais les vrais piliers du « système Tortella ». Et les autres ! Suspense intolérable chez les « amis »...
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