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Les horlogers dits "indépendants" sont peut-être précisément ceux qui le sont le moins...
Ayant eu récemment à examiner de plus près ce que deviennent, en ces temps tourmentés, les horlogers dits "indépendants", je n'ai pas pu m'empêcher de penser que ce sont précisément ceux que l'on qualifie ainsi qui le sont peut-être le moins. A commencer par le qualificatif "indépendant" lui-même, qui apparaît dans la langue française en 1584 par ajout du préfixe négatif in au qualificatif "dépendant", né quant à lui plus de deux siècles auparavant, en 1355. Stricto sensu, "indépendant" dépend donc de "dépendant". N'en va-t-il pas de même dans notre microcosme horloger? La santé des horlogers "indépendants" dépend en fait de nombre de facteurs indépendants de leur volonté. Les indépendants ne sont-ils pas comme tout un chacun assujettis à la conjoncture économique et soumis aux aléas des marchés! Mais de plus, ils sont aussi étroitement dépendants, en amont de leurs banquiers et de leurs fournisseurs et en aval de leurs distributeurs et de leurs détaillants – et encore faut-il que ces derniers soient suffisamment "indépendants" à leur tour pour accepter de leur faire une petite place dans leur vitrine! Être indépendant ne signifie en rien être autonome. Être "indépendant" n'est pas une sinécure.
Mais alors, comment appelle-t-on les horlogers qui ne sont pas "indépendants"? Des horlogers "dépendants"? Dépendants de la bourse qui les scrute sans relâche de derrière ses écrans mondialisés, dépendants de leur actionnaire de référence aussi lointain qu'omnipotent à qui ils doivent sans cesse "rapporter", dépendants de prises de décision auxquelles ils n'ont pas leur part. Ou alors simplement dépendants de leur propre taille, de leur propre surface. Prenons Rolex, par exemple, que personne ne qualifie d'horloger "indépendant" mais qui pourtant n'a à rendre compte qu'à sa propre Fondation. Perd-t-on toute "indépendance" dès lors que sa propre masse critique a enflé au point de faire de l'ombre tout autour de soi?
C'est vrai, à y réfléchir, on associe presque toujours "indépendance" avec la petite taille, la souplesse, la versatilité. Dans les Fables, c'est le renard qui est l'indépendant et non le bœuf ou l'éléphant. Et pourtant, le contraire n'est-il pas vrai? Rolex, Patek Philippe, le Swatch Group (pas ses marques prises "indépendamment" mais le groupe lui-même) ou encore Richemont ne sont-ils pas les animaux les plus gros mais les plus indépendants du grand zoo horloger? Dans la longue chaîne alimentaire, ils occupent le dernier maillon, qui est la première place, comme chacun sait. Et s'ils encaissent comme les autres les coups de boutoirs de la crise, ils ne sont pas pieds et poings liés à leurs fournisseurs car ils sont eux-mêmes dans une large part leur propre fournisseur. Ils ne sont pas assujettis à leur distribution car ils dominent leurs réseaux, y imposent leurs lois et y étendent leurs chapelets de boutiques.
Car comme l'a dit Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe, "…quiconque n'a pas de propriété ne peut être indépendant." Bon, admettons! Mais pour autant, "indépendant" veut aussi dire libre. Libre de faire ses choix comme on l'entend, de faire jouer son imagination sans avoir à en rendre compte à personne, libre de mener sa barque où bon nous semble. Libre aussi de se tromper, de tout arrêter, de plier bagage et d'aller voir ailleurs. Libre de n'être dépendant que de soi et de ses propres rêves qui n'ont pas besoin d'être rêves de grandeur pour être grands. Un mythe, l'indépendance? Assurément. Un mirage qui ne tient pas compte de la réalité, une chimère dont dépend tout indépendant. Et à ce titre, la plus belle des utopies.
Pierre Maillard – « Au-delà des mots »
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