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Dans les trois salles qui vendaient des montres ce week-end à Genève, les étoiles montantes étaient les montres émaillées, du XVIIIe siècle à nos jours.
Eternel retour du seul vrai « art » de la tradition horlogère...
••• NÉO-ÉMAILLEURS À L’ANCIENNE
Le marketing horloger abuse trop du terme « artisanat d’art » pour qu’il ne soit pas déjà galvaudé, mais, si des montres méritent de relever des chefs-d’œuvre de l’art horloger, ce sont bien les montres émaillées, qu’elles aient été réalisées au XVIe, au XVIIe siècle, au XVIIIe, au XIXe siècle ou au XXe siècle. Celles du XXIe siècle sont encore plus rares, faute d’artisans pour continuer cette tradition : on ne compte guère plus d’une poignée d’émailleurs (et surtout d’émailleuses) dans les vallées suisses. A de très rares exceptions près, le métier a quasiment cessé d’être transmis ailleurs en Europe.
L'émaillerie d'art reste enseignée en Russie : l’école des Beaux-Arts de Moscou passe même pour un redoutable nid de néo-émailleurs à l’ancienne, capable de travailler comme autrefois sur des montres d’autrefois, ce qui abuse parfois les experts un peu pressés. Certaines de ces productions contemporaines « à la manière de » n’ont été repérées que parce que les faussaires maladroits avaient reproduit deux fois le même décor figuratif, ce qui n’arrivait jamais dans les paires de montres qui ne proposaient que des décors en vis-à-vis ! On trouve également d’excellents jeunes émailleurs/euses en Chine, apparemment tout aussi doués pour l’imitation des grands anciens que leurs copains russes...
••• DES PRIX ÉLEVÉS, AU-DESSUS DES ESTIMATIONS
Ces facteurs de risque n’empêchent pas les montres émaillées de connaître beaucoup de succès aux enchères, comme on a pu le vérifier ce week-end à Genève. Plusieurs collections étaient dispersées : toutes ont trouvé preneur à des prix très élevés, largement au-dessus des estimations.
• Antiquorum a adjugé une Patek Philippe de 1956 à 195 000 francs (lot 352, émail cloisonné à décor tropical), une Rolex en émail cloisonné (lot 346) à 240 000 francs, une Omega à 55 000 francs (toujours en cloisonné, lot 349) et une « simple » Rolex Oyster (cadran vert uni, lot 351) à 36 000 francs.
• Sotheby’s proposait plusieurs collections de montres émaillées : l’une, de 43 pièces, a produit 630 000 francs hammer price ; l’autre, de 12 pièces, est partie à 465 000 francs, avec une pièce maîtresse (lot 155, une montre octogonale de 1800 réalisée pour le marché chinois) adjugée à 206 000 francs, trois fois l’estimation !
• Christie’s a confirmé cette tendance lundi, avec quelques montres de poche très soignées et une étonnante collection de cadrans et de fonds de montre qui servaient de catalogue de modèles aux commerciaux des années vingt du XXe siècle.
••• LES EXPLICATIONS D’UN NOUVEL ENGOUEMENT
Il est pour le moins paradoxal de voir de nombreux jeunes collectionneurs s’orienter vers de purs objets de vitrine, mais il existe de multiples explications à ce nouvel engouement, qui pourrait constituer la prochaine « bulle » des collections horlogères...
• Une montre émaillée, surtout avec les cadrans cloisonnés, est par nature une pièce unique : aucun décor n’est strictement identique, même dans le cadre d’une série, le feu pouvant varier subtilement les couleurs et les rendus. Il est de même très rare de trouver deux montres de poche émaillées identiques quand il s’agit de montres de qualité. Plus on remonte le fil des siècles, plus les chefs-d’œuvre sont singuliers et indiscutables : les montres de l’école de Blois tiennent du prodige artistique dans la reproduction des tableaux de l’époque...
• Ce caractère unique tient aussi à la relative fragilité de ces cadrans et de ces boîtes : un simple éclat leur faire perdre toute valeur, d’autant que la réparation est impossible. Rares sont celles qui ont traversé les siècles ou les décennies (pour les montres-bracelets) sans en souffrir : celles qui demeurent intactes sont des œuvres d’art à la fois non reproductibles (sauf par de géniaux faussaires exotiques) et non réparables. Investir sur une telle pièce d’histoire, c’est miser sur un patrimoine en voie de disparition...
• Dans certaines cultures asiatiques, le culte de l’artisanat d’art est resté vivace et les collectionneurs locaux sont plus sensibles à la valeur ajoutée artistique qu’à la complication mécanique. Voici plusieurs siècles, les empereurs et les mandarins chinois étaient enclins à plébisciter ces pièces décorées en émail grand feu : les néo-milliardaires post-maoïstes enfilent leurs chaussons avec délices. Il se crée donc une nouvelle demande mondiale pour ces pièces : le frémissement ressenti ce week-end à Genève n’est peut-être que le signe annonciateur d’une envolée des cotes...
• Explication ultime : si les montres-bracelets de collection sont devenues importables du fait de leur trop petite taille (33 mm pour un chronographe Patek Philippe ou 32 mm pour une Rolex Bubbleback, ça fait... montre de communion), elles se trouvent donc reléguées au rang d'objets de vitrine. Autant se faire plaisir, dans ce cas, et à moindres frais, avec des pièces historiques agréables à regarder et encore plus uniques et plus chargées d’émotions artistiques que les montres-bracelets de l’ère industrielle. Pour bon nombre de jeunes amateurs, l’alternative est posée...
• Tout le problème sera désormais d'acquérir une nouvelle culture de l'émail, pour distinguer le grand feu, le cloisonné ou le translucide, dont les effets de glaçure et de relief peuvent se trouver rehaussés par une gravure préalable du cadran (ci-dessus, une montre d'Alain Silberstein entrée dans une collection privée asiatique : signé Michel Vermot, le travail sur les écailles des dragons est époustouflant et la montre s'inscrit dans la grande lignée des maîtres du feu des siècles précédents)...
••• MÊME UNE MONTRE D'UNE MARQUE AUSSI MODESTE QUE TISSOT est capable de faire 15 000 francs aux enchères avec un cadran en émail cloisonné (lot 342 de la vente Antiquorum). Voir un Eska à décor de caravelle partir à 31 000 francs laisse rêveur ! Dans les prochains catalogues d’enchères horlogères, il faudra surveiller avec soin les pièces émaillées, anciennes ou modernes, voire se demander s’il n’est pas temps de relancer quelques séries, comme le font parfois Jaeger-LeCoultre, Vacheron Constantin ou d’autres marques soucieuses de perpétuer l’héritage des émailleurs de l’école de Blois, qui ont appris l’horlogerie émaillée (et l’horlogerie tout court) aux artisans genevois...
• LIRE ÉGALEMENT : « ENCHÈRES À GENÈVE : Ce qui est rare est (très) cher ; quant au reste... » (Business Montres du 17 novembre)...
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