|
« Une horloge de marine parfaite » : le grand Chistian Huygens en a rêvé pendant plus de quarante ans.
Peu avant sa mort, en 1695, il l’avait enfin mise au point.
Elle était perdue depuis 1754. Elle vient d’être retrouvée et authentifiée.
Faut-il rendre à Huygens ce qui revenait jusqu’ici à John Harrison ?
••• DES SECRETS MÉCANIQUES BIEN CACHÉS
On peut toujours faire des bonnes affaires dans les ventes aux enchères ! En dispersant les réserves du Time Museum de Rockford (Illinois, Etats-Unis), le 19 juin 2002, Sotheby’s avait dressé un catalogue rapide et pas toujours bien documenté. Un des lots, le n° 129, une horloge vaguement « rocaille » sans la moindre signature, avait cependant attiré l’attention de l’expert et historien Jean-Claude Sabrier, qu’on sait passionné par les pièces horlogères du XVIIe et du XVIIIe siècle, auxquelles il a voué ses recherches. Cette pendule de 37 cm de haut était attribuée par le catalogue à l'horloger français Henri Sully (1680-1728) – sans vraie justification documentaire. Lot n° 129 adjugé à 26 888 dollars, commissions comprises (soit au-dessous de l'estimation à 30 000-50 000 dollars) !
Cette horloge murale était, en soi, un objet fascinant : cadran et indications horaires (heures, minutes, secondes) un peu archaïques, équation du temps qui signale un haut degré de perfectionnement technique (en bas du cadran : il manque l'aiguille), cadran annuel, mais emboîtage beaucoup plus récent. A remarquer : l'image du catalogue Sotheby's présente un balancier extérieur, qui a disparu dans les dernières photos de la pièce (ci-dessus). On distingue, sur les côtés (non apparents sur l’image publiée ci-dessus), des sortes de tables astronomiques (équations), dont une semble spécifiquement italienne.
La description du mouvement par l'expert de Sotheby's est succincte : elle évoque des roulements anti-friction dans l'échappement à deux roues « à coup-perdu », ainsi qu'un système fusée-chaîne, le tout bien à l'abri des curiosités...
Soit un « monstre », non signé (nulle part) et composé d’un affichage facile à dater du XVIIe siècle dans une « coque » du XVIIIe siècle : exactement ce que les amateurs détestent aux enchères. Pire : la construction interdit volontairement tout regard sur le mécanisme. Il faut aujourd’hui être très futé et familier des horloges et pendules de l’Ancien régime pour comprendre comment accéder aux secrets de sa mécanique...
••• DEUX SIÈCLES ET DEMI DE DISPARITION
Autant la faire courte : l’enquête sur cette pendule a duré plusieurs années et mobilisé bon nombre de spécialistes. Elle a remué des tonnes de vieux livres et de traités empoussiérés par les décennies. Elle a réclamé des trésors d’intuition et de déduction. Cette recherche fera l’objet d’articles ultérieurs dans Business Montres : c’est une véritable roman policier, d’autant plus passionnant qu’il touche aux racines de l’horlogerie de précision et que cette légendaire « pendule de Huygens » – connue des seuls érudits par les lettres du savant – était considérée comme perdue depuis 1754, soit deux cent cinquante ans de disparition !
Conclusion de cette enquête : cette pendule est attribuée de la façon la plus formelle à Christian Huygens, le fameux mathématicien, astronome, physicien et horloger néerlandais (1629-1695). L’horlogerie lui doit, entre autres, l’invention de la régulation des horloges par un pendule, l’établissement de quelques lois de l’isochronisme et – c’est contesté, mais admis – l’invention du ressort spiral réglant. Sa première montre à balancier spiral sera construite par l’horloger français Jacques Thuret : pour quelques détails supplémentaires sur Huygens (portrait ci-dessus), on peut consulter sa notice sur Wikipedia...
••• LA LONGITUDE OU LA MORT !
La civilisation européenne, d’abord méditerranéo-centrée, a entrepris dès le XVIe siècle, un vaste mouvement d’expansion océanique : il s’agissait d’aller sur toutes les mers conquérir de nouveaux territoires et de nouveaux comptoirs. Il fallait aussi en revenir et donc être capable de calculer sa position en mer avec la plus grande précision. Le meilleur est pour cela de se situer sur une carte, ce qui réclame de pouvoir calculer la latitude du lieu où on se trouve (se repérer nord-sud par rapport à l’équateur est une procédure relativement facile), mais aussi la longitude (repérage est-ouest par rapport à une ligne imaginaire qui passerait par les deux pôles) : là, c’est plus compliqué !
L’absence de méthode fiable pour calculer la longitude a, d’une part, poussé les navigateurs à privilégier le cabotage pour se guider sur des repères côtiers, d’autre part perdu en mer ou naufragé sur les côtes des équipages qui croyaient ne pas être là où ils étaient. Dès la multiplication des voyages océaniques, les amirautés européennes ont poussé les scientifiques à trouver des moyens fiables pour calculer la longitude. Plusieurs voies ont été explorées, dont un système très compliqué de tables de prévision astrales, mais la plus simple s’est vite imposée : la différence entre le midi vrai du lieu où on se trouve et le midi vrai d’un lieu de référence (par exemple, le port de départ) permettrait de se situer très facilement sur un axe est-ouest, le repérage étant ensuite complété par un positionnement nord-sud plus aisé. On exploitait en quelque sorte le... décalage horaire !
Problème : avec les mécaniques horlogères incertaines de l’époque, tout retard, avance ou irrégularité de marche d’un mouvement de montre ou de pendule pouvait générer des minutes, voire des heures de décalage entre l’heure du port et celle du bateau, soit des kilomètres, voire des centaines de kilomètres d’écart sur une carte. Il fallait donc mettre au point des garde-temps capables de garder, dans le temps, malgré les différences de température et les mouvements d’un bateau, une heure de référence précise.
La nécessité de cette mise au point décidera l’Amirauté britannique à lancer, en 1714, le Longitude Act : 20 000 livres de l’époque [plusieurs millions d’euros contemporains] à qui inventerait une méthode pratique et fiable en mer. On sait que l’horloger autodidacte John Harrison finira par mettre au point, après trois tentatives toujours améliorées, un premier « chronomètre de marine » (montre H 4, datée de 1755) précis à ± 4,5 secondes tous les jours. La maîtrise de la longitude et la supériorité des montres de bord anglaises donnera à l’Empire britannique une domination absolue de deux siècles sur toutes les mers du globe...
Pour être très objectif, il faut avouer qu’il y a un autre candidat à la réalisation de la première « horloge de marine » capable de garantir des calculs longitudinaux fiables : le Français Henri Sully, qui a construit et présenté à l’Académie royale des sciences de Paris, en 1723, une « pendule de longitude » qui ne perdait que 19 secondes en huit jours. Sully passe également pour être l'auteur du premier mécanisme horloger d'équation du temps (1704) – c'est ce qui a sans doute induit en erreur les experts de Sotheby's...
••• CE N’EST PEUT-ÊTRE PLUS JOHN HARRISON LE PIONNIER...
L’histoire horlogère est faite de révisions déchirantes. On vient de parler de Sully qui aurait précédé Harrison. Ces jours-ci, ressort un dessin d’Hubert Sarton qui valide de façon très crédible son « invention » du mouvement automatique, rejetant ainsi l’hypothèse Perrelet (jusqu’ici admise par tous les historiens) du côté des reconstitutions aléatoires et non documentées.
Cette fois, c’est à John Harrison, la fierté légitime de l’horlogerie anglaise, qu’on s’en prend ! Il serait étonnant que le musée de Greenwich, qui détient la montre H 4 et qui a si longtemps donné le top horaire aux bateaux qui levaient l’ancre sur la Tamise, se laisse dépouiller sans combattre. Mais les faits sont là...
Bref retour en arrière : dès 1683, Huygens écrit au mathématicien Bernard Fullenius qu’il vient d’entreprendre, à la demande des directeurs de la Compagnie des Indes [toujours ce besoin de sécuriser les périples transocéaniques], la construction d’une horloge qui aurait la même précision qu’une pendule à trois pieds, mais qui ne serait pas perturbée par les mouvements de la mer. Il devra attendre douze ans, soit 1695, pour réaliser son rêve...
Ses essais seront nombreux, et ses déconvenues profondes. Il aura cherché dans l’agencement mécanique ce que Harrison trouvera dans la métallurgie (les propriétés dilatatoires inégales de différents métaux), mais il est évident que Harrison – qui est né l’année de la mort de Huygens – a indirectement profité des avancées de ce dernier. L’« horloge de marine parfaite » de Huygens proposait non seulement tout ce que le savant avait pu accumuler d’expérience au cour de sa vie [c’était le chef-d’œuvre de son couronnement horloger], mais aussi un « balancier de marine parfait » (vertical, muni d’un mini-pendule) et un échappement révolutionnaire (proche de l’échappement à pirouette de Robert Hooke). Business Montres détaillera ultérieurement les avancées isochroniques des choix de Huygens dans ce mouvement.
Au printemps de 1695, quelques mois avant sa mort (été 1695), Huygens écrit à un ami qu’il a enfin touché au but : son horloge à équation du temps permet de calculer la longitude avec précision et fiabilité. Il n’aura pas le temps d’en publier la description précise. A sa mort, la pendule reste dans sa famille, avant de disparaître en 1754 à la faveur d’une vente aux enchères. Les experts des travaux de Huygens, qui n’en connaissaient l’existence que par oui-dire, mais qui en avaient lu la description par Huygens lui-même, ont confirmé qu’il ne pouvait s’agir que de celle qui est présentée ci-dessus et qui sera vendue aux enchères à l’automne 2010 par Osvaldo Patrizzi.
••• FAUT-IL RÉÉCRIRE TOUS LES MANUELS D'HISTOIRE HORLOGÈRE ?
La pièce est capitale pour l’histoire horlogère : c’est non seulement le mouvement horloger dans lequel Christian Huygens a concentré le meilleur de son expérience du temps (Harrison saura en tirer les leçons), mais c’est aussi, désormais la plus ancienne des « horloges de marine » connue à ce jour. L’histoire de la chronométrie liée à la longitude vient de reculer de 60 ans, pour revenir sur le continent...
Business Montres reviendra ultérieurement sur les péripéties de la réapparition de l’horloge de Huygens, ainsi que sur ses nouveaux apports à l’histoire horlogère. L’existence de cette pendule avait été signalée par Business Montres dès le 26 octobre dernier et qualifiée d’« un des coups horlogers les plus fumants de ces dernières années »... |