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La haute mécanique horlogère est-elle indissolublement liée à une perception cyclique du temps?
Au printemps 2009, à Bâle, les observateurs attentifs ont découvert que le visage de la Haute Horlogerie n’était plus uniformément circulaire. A l’immense majorité des cadrans ronds venaient s’ajouter quelques ovnis stupéfiants, qui déclinaient avec maestria une lecture linéaire du temps. De l’incroyable CC1 d’Urwerk à l’Opus IX d’Harry Winston et d’Eric Giroud, en passant par la somptueuse Meccanico dG de de Grisogono, l’Horlogerie Suisse semblait tout à coup vouloir s’affranchir de ses aiguilles et de ses cadrans circulaires, pour prouver que la haute mécanique horlogère n’était pas indissolublement liée à une perception cyclique du temps.
Et de nous poser ainsi, audacieusement, la question fondamentale de notre rapport à ce même temps.
Oublions d’emblée la question de la nature du temps. Aucun scientifique, aucun philosophe n’a jamais pu le définir autrement que par référence à lui-même ou par référence à un début et une fin, dont les limites varient à chaque nouvelle découverte. La perception du temps est affaire personnelle, culturelle et historique. Deux grandes écoles se partagent le débat, celle du temps cyclique et celle du temps linéaire.
L’observation de la nature nous impose spontanément une vision cyclique du temps. La terre tourne sur elle-même et autour du soleil avec une régularité absolue. Une fois définie une subdivision de ce temps en unités précises, tout notre univers temporel court peut-être précisé. Le cycle des saisons revient ainsi avec régularité, dictant les périodes d’activités et de repos, de semis et de récoltes. Le monde visible est résumé à un éternel recommencement, précis et rassurant.
L’horlogerie est l’enfant de cette vision du monde. Elle adopte naturellement le cercle comme élément fondateur. Le 12 qui domine tous les cadrans est à la fois et tour à tour le début et la fin, l’Alpha et l’Omega. De cette mécanique horaire peuvent être extrapolées toutes les subdivisions, pour autant que la cadence des mouvements le permette.
En revanche, lorsqu’il s’agit de définir un calendrier perpétuel, les choses se gâtent. Aucune mécanique ne semble capable aujourd’hui de dépasser, sans service et sans modification, une précision de quelques centaines d’années, malgré l’immense ingéniosité des horlogers. Incompétence ? En aucun cas.
Le monde visible est résumé à un éternel recommencement précis et rassurant
Revenons à notre temps cyclique. Dès qu’il s’agit de dépasser la mesure du temps de révolution de la Terre autour du soleil, nous faisons appel à une mesure arbitraire. Elle varie en fonction de nos cultures et de nos religions, mais n’a rien de cyclique. Nous rentrons dans le temps linéaire. Cet article est écrit en 2009 après Jésus-Christ. Il est écrit également en 1430 de l’hégire du calendrier musulman, en 5769 du calendrier juif. Tenant compte de la haute probabilité que les événements fondateurs de ces différents calendriers ne se reproduisent pas à intervalle régulier, force est de constater que la mesure de notre temps long est linéaire.
Il ne vous a peut-être pas échappé que la combinaison d’une heure cyclique avec une date linéaire donnait une combinaison forcément linéaire. Faut-il en déduire définitivement que le fil du temps s’écoule de façon linéaire et non cyclique ? C’est une question fondamentale, qui a mobilisé les plus grands penseurs, des stoïciens grecs à Nietzche en passant par Pythagore, Kant et Schopenhauer. Rassurez-vous, sans réponse définitive!
Les religions ont permis aux hommes de dépasser les unités de mesure que les astres offraient à leur perception, mais leur ont aussi fixé un début et, parfois, une fin qui limitait leur horizon. Galilée et Newton ont pointé les limites de ces constructions sans pour autant trouver un cycle plus global qui englobait les précédents. En 1927, L’abbé Lemaire a offert au monde un nouveau paradigme avec le Big Bang, qui repoussait l’Alpha de l’univers à 14 milliards d’années. D’autres chercheurs ont imaginé ensuite un Omega, sous forme de Big Crunch, à un horizon de 50 milliards d’années. De quoi construire un nouveau calendrier linéaire, mais toujours pas de définir un nouveau cycle résumant les autres et ancrant notre vision du monde dans une réalité pérenne et rassurante.
Une réflexion vertigineuse à l'échelle de notre pensée, mais insignifiante au niveau de notre vie quotidienne
De même qu’une fourmi est incapable d’appréhender la rotondité de la terre, nous ne saurons probablement jamais si les cycles de notre système solaire sont constitutifs de cycles de notre univers, et si les cycles de notre univers sont intégrés eux-mêmes aux cycles d’autres réalités qui nous échappent encore et nous échapperont toujours. Notre temps sera donc, quel que soit notre niveau de connaissance, éternellement subordonné à un facteur supérieur linéaire que nous devrons construire.
Une réflexion vertigineuse à l’échelle de notre pensée, mais insignifiante au niveau de notre vie quotidienne. Du coup, le cycle régulier des aiguilles sur les cadrans de nos montres mécaniques nous rassurera encore longtemps, nous donnant l’illusion que la vie est un éternel recommencement où tout, vraiment tout peut arriver à chaque instant. Et nous constaterons avec soulagement que les affichages linéaires qui nous sont offerts par l’horlogerie contemporaine reposent tous, sans exception, sur une base mécanique naturellement… cyclique.
François-Xavier Mousin
Les Ambassadeurs |