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Le temps des étoiles filantes dans l’horlogerie est bien terminé.
Franco Cologni estime que l’horlogerie doit réinventer ses rapports avec les détaillants. Ces derniers doivent par ailleurs se remettre en question.
Philosophe, penseur, horloger, auteur, visionnaire. Les qualificatifs ne manquent pas pour décrire Franco Cologni. Président de la Fondation de la haute horlogerie (FHH), créée par Audemars Piguet, Girard-Perregaux et Richemont, il livre pour L’Agefi son analyse sur le secteur, toujours engoncé dans une crise conjoncturelle sévère. La voix de ce stratège, entrepreneur et redresseur d’entreprises compte. Notamment au niveau de son ministère international pour la haute horlogerie. Pour lui, la récession a - en partie - été générée par les détaillants. «Les distributeurs se doivent de devenir moins commerçants et plus ambassadeurs, beaucoup plus sélectifs et professionnels».
Ainsi, le réseau des détaillants demeure encore aujourd’hui trop dispersé et anarchique. Selon lui, un assainissement est toutefois en cours: «Le bazar horloger touche à sa fin.» Franco Cologni livre également sa définition de la haute horlogerie, concept et réalité difficiles à expliquer au grand public. «C’est une culture incarnée, qui a le pouvoir de faire rêver. Elle est aussi un réservoir unique en son genre de savoir-faire, alchimie surprenante réalisée avec la main, la tête et le coeur.» Il estime en outre que l’édition 2010 du Salon international de la haute horlogerie, du 18 au 22 janvier à Genève, sera un (bien?) meilleur cru que le précédent.
Franco Cologni est une personnalité très écoutée et respectée dans le monde horloger. Diplômé de l’université de Milan, où il a enseigné, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur le thème des produits de luxe et de l’horlogerie. Il a en outre occupé différentes hautes fonctions (directeur général, puis président de Cartier International pendant de nombreuses années).
Il est par ailleurs le fondateur de la Creative Academy, qui dispense une formation supérieure en design et management créatif. Président de la Fondation de Haute Horlogerie (FHH), Franco Cologni siège également au conseil d’administration de Richemont, numéro deux mondial du luxe, où sa voix compte beaucoup, en tant qu’advisor du président et futur CEO Johann Rupert. Il est aussi membre du comité stratégique présidé par Johann Rupert. Pour L’Agefi, il fait le point sur le secteur et les attentes pour le prochain Salon international de la Haute Horlogerie de Genève (SIHH, 18-22 janvier 2010).
L’horlogerie est-elle en train de sortir de la crise?
On devrait retomber cette année au niveau de 2006 ou 2007. Après plusieurs exercices, faut-il le rappeler, de croissance de 20% à chaque fois. Tout le monde attend les ventes de fin d’année avant de pouvoir se prononcer sur une éventuelle reprise. En ce qui concerne la haute horlogerie, le client a continué d’acheter durant le marasme conjoncturel et continue de le faire. Du moins en ce qui concerne la véritable et authentique horlogerie. Les marques ont par ailleurs pu jongler entre les différents marchés, avec une Chine en hausse, des Etats-Unis sclérosés ou une Europe stable. Pour moi, parler de sortie de crise ne veut pas dire revenir aux niveaux de 2008. Il faut savoir raison garder.
Les leçons de la récession ont-elles été tirées?
Elles devraient l’être. Théoriquement, tout le monde s’accorde à le dire. Mais seront-elles appliquées? Tout dépendra de la qualité du management d’une entreprise. Et de la stratégie de sortie de crise mise en place.
Qu’est-ce qu’elle aura changé pour le secteur?
L’autocritique s’avère nécessaire. J’espère qu’elle aura été menée et que les distorsions auront été corrigées. Notamment tout ce qui concerne les discounts accordés, la distribution, le marché parallèle. Avec comme clé de voûte, une adéquation de l’offre avec la demande. Au final, c’est le client le juge. Entre l’obésité et l’anorexie existe le bien-être. Lequel émane de cette harmonie. Pour être plus concret, les marques fortes en ressortiront renforcées et les plus faibles continueront de s’affaiblir.
Beaucoup d’observateurs évoquent des changements de paradigme? Lesquels?
Le premier et le plus urgent est celui de la distribution. Les distributeurs se doivent de devenir moins commerçants et plus ambassadeurs, beaucoup plus sélectifs et professionnels. Un travail initié depuis de nombreuses années par les marques horlogères manufacturières. Le réseau des détaillants demeure encore trop dispersé et anarchique à travers le monde. On devrait voir aux salons horlogers de Genève et Bâle un assainissement en la matière. Le bazar horloger touche à sa fin.
C’est-à-dire?
Le réseau des détaillants sera beaucoup plus sain. Ils ne peuvent plus se permettre de représenter une trentaine de marques en même temps. Ne serait-ce qu’au niveau de la gestion des stocks et de la connaissance intime et nécessaire du produit. A l’avenir, il y aura moins de points de vente, mais plus qualifiés. Ce sera un des signaux forts de la sortie de crise.
Ont-ils en quelque sorte négligé le client?
C’est mon avis, oui. Il ne faisait plus partie de leur première priorité, qui consistait essentiellement à vendre, vendre et vendre. Cette approche clientèle est vitale. Surtout que la personne qui entre dans un magasin connaît souvent mieux le produit que le détaillant lui-même, grâce à internet notamment. Les détaillants, à mon avis, n’ont encore clairement pas tiré les leçons de la crise.
Quelle est votre définition de la haute horlogerie?
La haute horlogerie est une culture incarnée, qui a le pouvoir de faire rêver. Elle est aussi un réservoir unique en son genre de savoir-faire, alchimie surprenante réalisée avec la main, la tête et le coeur. Mais si elle puise sa force dans sa tradition et dans ses racines, elle a aussi su, de tout temps, se tourner vers l’avenir, innover formellement aussi bien que techniquement. Elle est intemporelle et contemporaine parce qu’elle doit anticiper ou suivre l’esprit du temps.
On n’est pas loin de celle du luxe...
C’est en quelque sorte de la haute couture, oui. Tout comme pour l’horlogerie, c’est une niche, qui a besoin et s’alimente de culture et de savoir-faire. La haute horlogerie doit témoigner de deux contenus, le premier technique et le deuxième esthétique. Le tout jumelé à l’authenticité et l’expérience des marques, qui se nourrissent de leur tradition. Et pas seulement de la créativité.
Ce qui élimine de facto les nouvelles marques…
Pas du tout. Les marques établies doivent rester dans des codes identitaires qu’elles ne peuvent pas ou ne devraient pas changer. Les marques jeunes, si elles englobent ces éléments tout en apportant un aspect différent, technique ou esthétique, peuvent entrer dans cette définition. Il ne faut pas oublier que la finalité ne réside plus dans la création d’une montre qui donne l’heure, mais dans la fabrication d’un objet d’art appliqué.
Tout repartira-t-il comme avant, les arbres repousseront-ils jusqu’au ciel?
Il faudra au moins deux à trois ans avant de retrouver les niveaux record. Mais je parle là uniquement des produits à 15.000 francs et plus. Le temps des étoiles filantes est terminé. Les patrons horlogers qui évoquent un retour à une pleine croissance l’an prochain se bercent d’illusions.
La FHH, que vous présidez, organise en janvier le SIHH. Qu’en attendez-vous?
L’édition 2009 représentait celle de tous les dangers, avec en toile de fond une crise économique profonde. Dans une certaine mesure générée par l’horlogerie elle-même en raison d’abus systématiques. Tant de la part des horlogers, que des distributeurs ou des clients. Mais surtout par toutes sortes d’exagérations : nombre de marques, niveau des prix, offre démesurée et quantités produites. Pour 2010, la situation sera quelque peu différente. Le cru devrait être meilleur.
Peut-on anticiper des commandes en hausse par rapport à 2009?
Raisonnablement, oui. Mais l’essentiel à mon sens ne réside pas là. Ce sera de privilégier les relations avec les détaillants, de comprendre leurs situations. Le relationnel n’a jamais été aussi primordial. Et accepter d’être confronté à ces personnes qui finalement sont les ambassadrices des marques. On ne peut plus imposer son système comme cela prévaut encore dans le secteur de la grande distribution alimentaire.
Le SIHH accueillera en janvier deux nouvelles marques, Richard Mille et Greubel Forsey. Pourquoi pas plus?
Personnellement, j’en souhaiterais davantage. Mais le comité des exposants, qui décide au final, ne partage pas entièrement cet avis. La FHH propose, le comité dispose. Nous devons composer avec cet héritage historique.
Un autre salon horloger que le SIHH, la Geneva Time Exhibition, aura lieu en même temps? Votre réaction face à cette initiative des indépendants?
Aucune en particulier. La liberté d’entreprise est inaliénable. Cela dit, il est normal et humain que les petits profitent des grands. Ce que je regrette par contre, et cela n’est pas sérieux, c’est le manque de concept de sélection de ce microsalon. En plus, ce dernier semble très onéreux pour les participants en comparaison du coût du SIHH, dont la différence de qualité, de l’accueil, des conditions d’exposition sont incomparables.
Des horlogers parlent même de parasitage ou d’opportunisme de la part du GTE? Votre avis?
Il y a toujours eu d’autres manifestations en parallèle au SIHH. Cela n’a rien de nouveau. Au moins, les suites dans les hôtels seront désormais disponibles pour nos propres détaillants et clients.
Interview Bastien Buss
AGEFI |