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Au cours de la 13e JIMH, le professeur Nicolas Babey s’interrogeait sur la place de l’horlogerie suisse dans le futur « capitalisme de coopération ».
On cite rarement Lazzarato, Deleuze ou Latour dans les colloques horlogers : il a osé !
Business Montres lui en a demandé un peu plus sur les enjeux horlogers de demain.
Attention, ça plane très haut : vérifiez l'état de vos neurones avant d’avaler cette potion de haute intelligence potentiellement toxique !
••• « LIRE L’HEURE DEMAIN »
C’était officiellement le titre de l’intervention de Nicolas Babey, docteur en sciences humaines et professeur à la Haute école de gestion ARC. A la 13e Journée internationale du marketing horloger (Business Montres du 26 novembre), comme tout bon expert et tout bon professeur, il a parlé d’autre chose, sans respecter ce titre, mais ce n’en était que plus passionnant – la vraie question étant non pas de « lire » l’heure demain, mais de produire des objets du temps en phase avec leur temps...
Son constat : « En 1912, La Chaux-de-Fonds produisait à elle seule plus de 50% des montres à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, la Suisse représente environ 2% de la production horlogère mondiale en termes de volume, mais plus du 50% en termes de valeur. En clair, le secteur de l’horlogerie a trouvé son salut depuis les années 80 principalement dans les segments du haut de gamme et du luxe. Comment en est-on arrivé là ? Et comment cela se poursuivra-t-il ? En d’autres termes, comment produisait-on et lisait-on l’heure hier, et comment produira-t-on et lira-t-on l’heure demain ? »
Citant Bernard Stiegler, Luc Boltanski, Bruno Latour, Michel Callon, Maurizio Lazzarato, ou encore Gilles Deleuze, il s’appuie sur leurs concepts pour poser sa thèse : « Le positionnement actuel et futur de l’horlogerie suisse est étroitement dépendant de ce que le capitalisme consumériste est en train de détruire ». Autrement dit, « ce capitalisme consumériste est en train de s’autodétruire. Un nouveau type de capitalisme est en train de le remplacer. Avec trente ans d’avance, l’horlogerie a vécu une crise annonciatrice de ce que vivent aujourd’hui des pans entiers de l’économie. Le secteur ravagé de l’automobile - symbole principal du capitalisme consumériste – représente un exemple récent particulièrement explicite.
« Nous vivons aujourd’hui un tournant historique. La crise que nous traversons est structurelle et concerne aussi l’horlogerie suisse. Si celle-ci profite depuis 20 ans des cendres du capitalisme consumériste, la mort annoncée de ce dernier ne risque-t-elle pas d’entraîner l’horlogerie dans sa chute ? Quelle nouvelle forme de capitalisme est en train d’émerger ? Quels nouveaux usages, quels nouveaux objets ? Et pour quelles identités ? Comment l’horlogerie pourra-t-elle s’y adapter ? »
Autant de questions qui appellent, immanquablement, d’autres questions plus précises, puisque « l’horlogerie helvétique n’est pas une citadelle vivant hors du monde. Ce qu’elle n’est pas et ce qui l’englobe éclaire ses spécificités et modèle fondamentalement son avenir »...
••• Qu’est-ce que ce « capitalisme consumériste » ?
• Nicolas Babey : « Le capitalisme consumériste est né au début du XXe siècle, d’abord aux Etats-Unis. Ses concepts et sa mise en oeuvre stratégique ont été pensés pour résoudre la prédiction de Karl Marx – prédiction admise aussi bien par des économistes de gauche que de droite, à savoir la baisse tendancielle du taux de profit. Comment créer et maintenir un taux de profit tout en créant de l’emploi, malgré l’arrivée de la machine supplantant la main d’oeuvre et menaçant de déboucher logiquement sur des phénomènes de sur-production ?
Quatre personnages ont joué un rôle clé dans la première partie du XXe siècle, pour faire mentir la prédiction marxiste. Il s’agit d’Henry Ford (production de masse et politique salariale), de John Keynes (interventionnisme d’Etat), de Joseph Schumpeter (principe d’innovation) et de Edward Burnays (propagande et marketing) ».
••• Quelles sont ses caractéristiques ?
• Nicolas Babey : « Elles s’appliquent à nos identités, nos usages, nos espaces, nos temporalités et nos objets. Elles sont l’expression d’une collaboration constante entre l’économie et l’Etat. Sans l’assistance de ce dernier, l’économie n’aurait jamais pu seule développer un tel modèle consumériste.
• Dissolution des savoir-vivre et des savoir-faire : comme le dit Stiegler, on ne sait plus faire la cuisine, on ne sait plus élever ses enfants, on ne sait plus enterrer ses morts. On ne chante plus ensemble. Tout passe dans des machines...
• Dissolution des territoires, des cultures et des religions faisant barrage aux croyances et sublimations nécessaires pour adhérer à des marques. Quand le monde n’est plus enchanté par une espérance, les marques ont le champ libre pour investir le champ du symbolique et de la sublimation “hors sol“.
• Dissolution des structures familiales traditionnelles (divorces, individualisation progressive, construction de soi, responsabilisation de sa vie, de son corps, de sa santé).
• Les territoires sont démantelés au profit de centres toujours plus grands (processus d’aménagement en “hubs“) reliés par des autoroutes sur terre comme dans les airs.
• Processus de production, de segmentation et de contrôle des identités basés sur les corps, les capitaux et les croyances.
• Processus de production, de segmentation et de contrôle des usages, dans l’espace et le temps.
• Processus de production, de segmentation et de contrôle des objets basés sur la définition de genres stables (les marchés), de catégories, de gammes et de lignes ».
••• Plus généralement ?
• Nicolas Babey : « On peut ajouter :
• Production juridique (“libéralisation des marchés“) internationale (OMC) et nationale (lois cadres) garantissant une rente à de nombreux secteurs et au maintien/développement de centralités de toutes sortes.
• Production juridique de normes de qualité autorisant la standardisation et le mimétisme, et fonctionnant indirectement comme barrières à l’entrée d’innovations radicales (tous les principes techniques de la voiture ont été inventés avant 1912)
• Séparation stricte mais symétrique entre producteur et consommateur (à tel segment de client et d’usage correspond tel catégorie de produit).
• Ignorance volontaire d’externalités négatives, non inscrites dans les budgets de fonctionnement des entreprises (coût social et environnemental des produits et de leur production).
• Développement en termes d’extension (brevetage du vivant) et de technique juridique, de la propriété intellectuelle.
• Production médiatique sans précédent, d’abord par le cinéma hollywoodien (à partir de 1908) imposant des identités, des styles de vie et des objets, identités et styles de vie relayés par les autres supports médiatiques. Cette production médiatique a joué - et continue à jouer - un rôle essentiel, en construisant les conditions symboliques d’une adhésion mimétique et à grande échelle à des modèles. Ce processus mimétique est indispensable pour écouler une production de masse.
• Centralisation, contrôle et institutionnalisation des savoirs techniques.
• Centralisation, contrôle et institutionnalisation partielle des médias »...
••• N’en jetez plus ! Mais quelles sont les caractéristiques des « objets » de ce capitalisme consumériste ?
• Nicolas Babey : « L’enjeu principal est de gérer des cycles de production des objets en organisant les conditions de leur obsolescence technique, matérielle et esthétique. L’objet doit impérativement être jetable pour garantir de nouveaux cycles de consommation, afin de combattre les dangers de la baisse tendancielle du taux de profit. On constate que cette obsolescence traverse des cycles toujours plus courts. Le téléphone portable acheté six mois auparavant ne vaut plus rien. Après trois lavages, le T-shirt acheté parfois chèrement est usé et déformé.
• Obsolescence technique des produits : certes, le capitalisme consumériste se protège des innovations radicales, puisque ces dernières rendent caduques de nombreuses rentes de situation (exemple de la “voiture propre“), mais il organise néanmoins une innovation “à jets continus“ axée sur l’augmentation des performances objectives. L’innovation du capitalisme consumériste est affaire d’intensité plutôt que de genre.
• Obsolescence matérielle des produits : la résistance des matériaux est une discipline scientifique toujours plus précise qui permet de planifier la “mort“ des objets. Si la garantie de l’appareil électroménager couvre aujourd’hui en principe deux ans, cette même garantie ne signifie nullement une espérance de vie allongée. C’est même le contraire... L’utilisation des matières en plastique et leur oxydation programmée garantissent un prochain achat.
• Obsolescence esthétique des produits : le marketing, le design, la pub et les médias (cinéma, presse spécialisée...) permettent de refonder, par des cycles toujours plus courts, des croyances nouvelles en matière de goûts esthétiques, donc de lancer et de gérer des modes. Tout technicien en marketing sait qu’une mode n’est pas faite pour durer. La pression du plus grand nombre, conditionnée par des normes esthétiques majoritaires, permet de faire plier les plus récalcitrants.
••• Mais encore ?
• Nicolas Babey : « Dépersonnalisation du service : les notions de proximité et de confiance entre acheteur et vendeur ne sont plus que de vains mots, remplacés par un contrat d’achat incluant une garantie, garantie jugée comme suffisante pour médier un tel rapport.
• Standardisation des principes objectifs du produit pour permettre une production à large échelle; standardisation et réduction des critères de qualité uniquement rapportés à des corps et des usages objectifs; différenciation faible par l’emballage.
Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que le client, toujours plus lucide et informé, se désinvestisse à l’égard des objets de consommation de masse, et choisisse d’épargner plutôt que de consommer ».
••• A SUIVRE, DÈS DEMAIN : Les conséquences sur le luxe et sur l’horlogerie de la condamnation inéluctable du « capitalisme consumériste » tel que Nicolas Babey vient de le définir...
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