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Suite et fin de l’entretien avec le professeur Nicolas Babey sur la place de l’horlogerie suisse dans le nouveau paysage socio-économique engendré par la crise.
De quoi sera fait le futur « capitalisme de coopération » ?
Comment les horlogers doivent-ils s’y préparer ?
••• DES NOUVEAUX OBJETS DU TEMPS DANS UN NOUVEL UNIVERS DU LUXE
Reprise ou rémission, relance ou récession ? On en saura plus en début d’année, mais la seule certitude est celle d’un changement radical des paradigmes sur les marchés du luxe. Le professeur Nicolas Babey posait hier dans Business Montres les premiers éléments de réflexion sociétale du système actuel et des causes de sa ruine. Sans quitter ce registre de haute intensité critique, on aborde maintenant l’impact que cette mutation du capitalisme peut avoir sur le luxe et l’horlogerie.
••• Rien de tout ce qui précède [la première partie de l’entretien, parue hier : lien ci-dessus] ne concerne vraiment le luxe...
• Nicolas Babey : « Au-delà de la question du prix, on remarquera que le luxe, pour exister, pour maintenir sa capacité à séduire, et être perçu comme tel, doit nécessairement prendre l’exact contrepoint des caractéristiques susnommées des objets du capitalisme consumériste :
• Pérennité technique du produit : son usage objectif est certes essentiel (il faut que cela marche !) mais anecdotique. De plus, il faut que l’objet soit réparable.
• Pérennité matérielle du produit : les matériaux le constituant doivent résister au temps.
• Pérennité esthétique : l’objet doit être perçu comme indémodable.
• Développement de critères de qualité indépendants des corps et des usages objectifs moyens : (cf. l’exemple d’une montre de luxe étanche à 200 mètres, dont la qualité ne servira concrètement jamais).
• Personnalisation du service par la construction de relations à la clientèle basée sur la recherche de confiance mutuelle.
• Authenticité des produits et des marques prouvée par des labels, et la “pureté“ des intentions de la marque. En d’autres termes, la marque doit poursuivre et prouver un idéal allant au-delà du seul taux de profit.
••• Mais ce « capitalisme consumériste » touche à sa fin...
• Nicolas Babey : « Les “cubes consuméristes“ destinés à classer et contrôler nos identités, nos usages, nos espaces, nos temporalités et nos objets sont en train de prendre l’eau de toutes parts. Les responsables marketing en perdent leur latin. Le client veut croire à autre chose. On assiste à un double processus de networking hors contrôle (internet) et de décentralisation/reterritorialisation des activités. Le capitalisme coopératif/contributif se développe sous l’effet de processus de réinvestissement symbolique à l’égard d’objets et de services matériellement, techniquement et esthétiquement étrangers à ceux du capitalisme consumériste »...
••• Quelques exemples concrets ?
• Nicolas Babey : « Dans quelques années, le logiciel libre aura supplanté le logiciel payant. 67 000 ingénieurs en informatique participent gratuitement au développement du logiciel Mozilla. IBM s’est débarrassé des produits Microsoft.
• Renforcement d’associations contestataires du modèle consumériste, mais pas du capitalisme (à ne pas confondre avec les mouvements altermondialistes radicaux). Pour ne citer que celle-là, l’association “Slow Food“ participe au développement de réseaux territorialisés entre producteurs agricoles et consommateurs (80 000 adhérents dans 104 pays). La figure consumériste de l’intermédiaire est rejetée. Le principe de séparation entre producteur et consommateur a du plomb dans l’aile.
• Apparition de périodiques intelligents – à l’instar du mensuel Monocle – qui informent et vantent des formes de consommation, d’usages, d’identités, de lieux, de design, de culture et de business qui s’écartent du modèle consumériste. Il semble que ces périodiques se portent fort bien... Le paradoxe est de voir ces journaux vendus dans les librairies de tous les “hubs“ du monde. Solitude du businessman perdu entre deux avions, rêvant de lieux et d’objets plus authentiques...
• Contestation du modèle consumériste de propriété intellectuelle basé sur le brevet et le droit du design, concurrencé par le principe de l’open source et du copy left »...
••• Mais encore ?
• Nicolas Babey : « Décentralisation techniquement possible de la production et de la distribution de l’énergie électrique, ce qui signifie une perte de contrôle et de captation centralisée des clients, non seulement dans le domaine de l’énergie mais également de toute une série d’objets nouveaux qui en dépendent (cf. le projet de voiture propre de Nicolas Hayek).
• Intégration des externalités environnementales et humaines dans le coût des objets, ainsi que dans la manière de percevoir ceux-ci. Intégration des usagers dans la définition des objets et des services qui les concernent. Les exemples sont nombreux et de plus en plus importants: l’alimentaire, le logiciel libre, l’urbanisme, etc. Même l’horlogerie avec le développement de “communautés“ de clients, va dans ce sens.
• Développement de partenariats publics privés complexes et coopératifs entre hautes écoles, partenaires industriels, Etat, banques cantonales, dans le domaine de l’innovation et du financement de start-up, suite au désengagement des grands établissements financiers traditionnels à l’égard de l’économie réelle. Ces mêmes établissements n’investissent plus ; ils spéculent...
• Apparition d’inventions radicales développées de manière coopérative, inventions rendant instable l’identité des objets développés par les grandes industries de type consumériste.
• Processus de morcellement géographique par le renforcement des labels de provenance et de leurs critères de sélection : le renforcement du label Swiss Made est un parfait exemple de ce processus. En matière de labels de provenance, les pays européens sont en train de gagner une guerre idéologique contre les Etats-Unis ».
••• Et pour la communication ?
• Nicolas Babey : « Décentralisation et perte de contrôle partielle des savoirs par internet : la plus grande encyclopédie du monde - Wikipédia - est d’origine coopérative. Si cette décentralisation des savoirs permet très rarement à des particuliers de fabriquer des bombes, elle permet surtout à d’innombrables inventeurs et passionnés du monde entier de développer des solutions techniques dans tous les domaines (blogs).
• Décentralisation et perte de contrôle partielle de l’information imprimée, à cause d’Internet : les meilleures analyses journalistiques ne se lisent plus forcément sur le papier, mais sur des blogs. Par conséquent, érosion des supports publicitaires traditionnels sans lesquels il devient très difficile d’assurer une production de masse et de vanter les mérites d’une consommation standardisée ».
••• Et si on parlait de l’horlogerie dans ce nouveau capitalisme de coopération ?
• Nicolas Babey : « Quelques conséquences simples :
• Tension toujours plus forte entre le principe centralisateur et standardisant de la production de masse et la nécessité de “sublimer“ le client par des produits “authentiques“, donc différents, donc de petites séries.
• Perte progressive de marchés sur le moyen de gamme et le haut de gamme. En tout cas de toutes les marques horlogères dont le business model est basé sur les valeurs du capitalisme consumériste.
• Mise à mal des stratégies de verticalisation industrielle entamées dès les années 90. Avènement d’une surcapacité industrielle. Morcellement des empires industriels. Retour stratégique vers une décentralisation industrielle s’appuyant sur la sous-traitance.
• Désintégration progressive du modèle publicitaire basé sur des idéaux types sociaux ou des stars dont la seule valeur est de jouir d’un bel emballage. Nécessité de “faire rêver“ sur d’autres thèmes que des ersatz hollywoodiens »...
••• Comment s’adapter à ce changement de paradigme ?
• Nicolas Babey : « Pour stopper la perte inexorable de parts de marché dans les segments haut et moyen de gamme, les entreprises horlogères auront à développer un modèle de “coopération à 360°“, aussi bien en amont (fournitures et assemblage) qu’en aval (distribution, vente, relations avec un client à considérer comme partenaire).
• Par opposition au modèle de centralisation industrielle, coopération industrielle basée sur un réseau de sous-traitance régionalisé.
• Coopération financière basée sur des investisseurs qui investissent et non des “pirates“ qui spéculent.
• Coopération avec le client à traiter comme un partenaire dans le domaine de la vente et d’un service après-vente exceptionnel (critère de réparabilité des objets).
• Coopération dans la vente: considérer son concurrent le plus direct non plus comme tel, mais comme un partenaire potentiel dans le domaine de la vente (modèle mutualiste à développer avec son(ses) concurrent(s) pour économiser des coûts) ».
••• D’autres indications sur la feuille de route des marques qui ne veulent pas manquer ce train ?
• Nicolas Babey : « Intégration du client/partenaire dans la définition esthétique, technique et ergonomique des nouveaux produits.
• Cahier des charges design et technique fondé sur la pérennité du produit et sa différenciation forte.
• Démonstration de l’authenticité / transparence et de la qualité des produits, par la garantie à allonger, le test de qualité et le label de provenance: le prix devra être justifié.
• Refonte d’un message publicitaire à axer sur autre chose que des caricatures hollywoodiennes ou les sempiternels “sports de riches“, afin de “coller“ à des croyances nouvelles et de construire une différenciation forte.
• Stratégie d’intégration des externalités environnementales et sociales (gestion du personnel, provenance des composants de la montre, diamants, or, cuir, etc.) : l’entreprise contribue à un “monde meilleur“ ; elle le prouve et en fait la communication.
• Construction de communauté virtuelles et réelles de clients, et stratégies événementielles axées sur la poésie, l’art et la culture plutôt que sur le kitsch, la mode et le glamour, par définition caricaturaux ».
••• ATTENTION, HAUTE INTELLIGENCE À DOSE POTENTIELLEMENT TOXIQUE ! Le constat et les recommandations de Nicolas Babey n’étonneront pas les lecteurs de Business Montres, qui les trouvent en filigrane dans bon nombre d’analyses régulièrement développées dans ces pages. Ainsi condensées en quelques points volontairement très schématiques, elles appellent de nombreuses réflexions, ne serait-ce que parce qu’on n’est pas obligé d’être d’accord sur toutes. Elles réclament en tout cas une attention d’autant plus particulière que Nicolas Babey connaît « quelque chose » à l’horlogerie, à ses perspectives et à ses problématiques : c’est un vrai fils « du pays des montres » et il en comprend les grandeurs autant que les travers.
• Il était important de livrer ce message aussi directement – et presque brutalement – que possible, en ne mutilant pas sa schématisation théorique pour en diluer la portée. Fin 2008, Business Montres annonçait déjà : « 2009, année de tous les dangers et de toutes les renaissances ». Nicolas Babey déblaie ici quelques perspectives passionnantes à envisager... |