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Catégorie « génie » pour l’intelligence de son approche du marketing digital, TAG Heuer mérite peut-être un bonnet d’âne côté langue de bois et bourrage de crânes médiatique...
Le Calibre 1887 présenté comme « 100 % TAG Heuer » ne serait-il qu’une resucée du mouvement chronographe Seiko 6S37 ?
La polémique fait rage ce week-end sur les forums...
••• UNE EXPÉRIENCE IN VITRO D’EMBALLEMENT DIGITAL
Avant Internet, on pouvait raconter à peu près n’importe quoi dans les communiqués de presse : le temps que les critiques apparaissent, il pouvait se passer des mois, voire des années du fait du cloisonnement des marchés. Depuis l’apparition des forums horlogers et avec leur montée en puissance, une information est très vite relayée dans le monde entier. Un gros quart d’heure dans la communauté linguistique de référence, une grosse heure pour faire le tour de la planète, de nombreux animateurs « postant » simultanément leurs commentaires dans différents portails internationaux. Ce travail se fait généralement sans la moindre révérence pour les marques, qui ne disposent en retour (à quelques exceptions près) d’aucun moyen de pression publicitaire sur ce « creuset » où se fait l’opinion...
Si on ajoute à cette instantanéité et à cette ubiquité des réactions des amateurs le déclenchement d'une affaire au cours d’un week-end, qui empêche les services de communication officiels des marques de réagir pendant quarante-huit heures, alors même que les internautes ont, eux, le temps de remâcher leurs griefs et de multiplier les commentaires, on obtient in vitro un emballement médiatique comme celui que TAG Heuer s’apprête à vivre ce week-end.
Facteur aggravant : la malignité des concurrents de TAG Heuer, qui – si on en croit les adresses IP de ceux qui attisent le feu ! – en rajoutent dans les commentaires à charge. Autre accélérateur de particules toxiques : l’accès direct et public au site presse de la marque, qui permet à chacun de vérifier – cette fois in vivo les images et les communiqués officiels de la marques, pour les comparer aux « posts » indignés des internautes.
••• CONDITIONNELS DE RIGUEUR EN ATTENDANT LA RÉPONSE DE TAG HEUER...
Flash back sur les événements : pour préparer les commémorations de son 150e anniversaire, TAG Heuer lance ces jours-ci différentes nouveautés et présente à la presse son nouveau « mouvement manufacture Calibre 1887, avec une reprise en chaîne sur tous les portails qui abusent du karaoké horloger (pratique rituelle qui consiste à chanter devant tout le monde un texte écrit par un autre sur une musique créée par un autre).
Rien de bien méchant, et rien de plus classique, sauf que la « communauté horlogère » est aujourd’hui devenue un organisme vivant, complexe, évolutif et intelligent, capable de réagir aux stimuli de l’actualité avec une pertinence critique qui fait défaut aux adeptes du karaoké et de la communication climatisée...
Dès le vendredi après-midi, à peine quelques heures après la diffusion internationale de tout le dossier, un premier clignotant s’allume sur le forum francophone Chronomania, modeste en taille mais apprécié des connaisseurs pour la « science horlogère » de bon nombre de ses membres. Apparition à 16:17 de l’image d’un calibre Seiko très très ressemblant. Calibre chronographe roue à colonnes bien connu (famille des 6S), aujourd’hui un peu délaissé par Seiko, mais qui a beaucoup servi à d’autres, qui n’hésitaient pas à le présenter comme « manufacture » alors qu’il était réalisé sous licence (Junghans a été assez critiqué à ce sujet !)...
La ressemblance frappante entre le Calibre 1887 et le 6S37A de Seiko sauterait ainsi aux yeux, non seulement des spécialistes (qui repèrent des similarités architecturales et fonctionnelles derrière les ponts redessinés), mais aussi des amateurs, qui n’en sont que plus indignés quand ils juxtaposent les commentaires des techniciens et les déclarations ad usum Delphini de Jean-Christophe Babin, le CEO de TAG Heuer, qui ne cesse d’évoquer « un nouveau chronographe 100 % TAG Heuer », « véritablement exceptionnel », la capacité de « pouvoir produire des mouvements compliqués » et donc de pouvoir « produire en interne le Calibre 1887 ».
••• LE LOUP ET SON OREILLE POILUE
Sous les coups de boutoir des internautes, dans un premier temps interdits par la stupéfaction, puis hargneux et même agressifs, certaines phrases de la langue de bois officielle font des ravages : « En janvier 2006, nous avons commencé à regarder tous les chronographes mécaniques du marché. Aucun ne satisfaisait à notre niveau d’exigence: production en gros volumes, fiabilité imbattable, facilité d’entretien et coûts de fabrication raisonnables. Nous avons donc décidé de concevoir notre propre mouvement qui a vu le jour trois ans plus tard sous les traits d’un modèle de toute beauté ». Ce qui prouve une conception pour le moins élastique de la... conception d’un mouvement...
« Le temps requis pour la création d’un nouveau mouvement, entre le premier projet et le produit final, est de trois à cinq ans. Le Calibre 1887 n’a demandé que trois ans de développement. Pourtant, nous ne nous sommes absolument pas précipités. Nous avons pris notre temps. Nous n’avons pas fait de compromis. Nous n’avons lancé le calibre que lorsque ce dernier était totalement prêt. Comme toujours, notre première priorité était la création du meilleur produit possible ».
On enfonce le clou dans la phraséologie et le verbiage communicationnel : « Nous ne voulions pas révolutionner l’horlogerie mais produire un mouvement industriel de haute qualité et haute performance répondant à nos exigences courantes de volumes, notre segment de prix et notre structure de marges. Mais, en cours de route, nous avons réalisé un mouvement véritablement extraordinaire. Nous en sommes incroyablement fiers ». Ce qui prouve, etc. : on ne va répéter...
Aveu subiminal, où le loup laisse entrevoir le bout de son oreille poilue : « Le HER (High Efficency Rewinder) est un mécanisme véritablement novateur ressemblant à un levier. Il est utilisé pour le remontage bidirectionnel. Il est extrêmement efficace pour réduire les pertes d’énergie et confère au rotor 30% de transmission de puissance en plus par rapport à une transmission plus classique. Il n’a pas été breveté par TAG Heuer ce qui explique pourquoi ce dispositif a été utilisé par d’autres entreprises comme Cartier pour son Calibre 8000, Frederic Piguet pour son Calibre 1150 ou Seiko pour le 7S26 ». Tiens, Seiko...
Avec un complément sur le Swiss Made, sujet sensible sur lequel TAG Heuer s’était beaucoup engagé avec les dissidents du groupe IG Swiss Made (informations Business Montres de mai 2007) avant de faire machine arrière à la demande de LVMH : « Il va de soi que le Calibre 1887 respecte parfaitement les réglementations de l’appellation “Swiss made“ même si nous utilisons des composants fabriqués dans d’autres pays et qui ne représentent qu’une toute petite fraction des coûts de production. Nous avons prévu différentes phases: en 2009/2010, TAG Heuer se concentrera sur la production de platines et de ponts ainsi que sur l’assemblage et les tests ». Chacun aura apprécié à sa juste valeur la poétique saveur de l'allusion aux « autres pays »...
••• AU COMPTOIR DU « BAR D’EN FACE »
Première reprise de l’information sur Forumamontres quelques dizaines de minutes plus tard : on s’y interroge sur les ressemblances avec le calibre chronographe roue à colonnes de Longines (c’est moins pertinent), mais la polémique enfle à partir des images publiées « sur le bar en face » comme on dit entre forums confraternels. Anecdote piquante à ce stade : il est 19 heures et les bureaux de TAG Heuer sont fermés à La Chaux-de-Fonds. Plus personne pour esquisser de réponse, alors que les « posts » lancés depuis le serveur de TAG Heuer sont généralement nombreux dans la journée, mais c’est pour carboniser les concurrents ! Le community manager est en week-end. Même le très zénithophile administrateur de Forumamontres trouve à ce Calibre 1887 une allure zénithienne : « La platine de ce calibre semble furieusement provenir du Locle ». Avis d’expert, pas forcément évident à décoder !
A partir de là, la boîte à gifles est ouverte et la distribution généreuse, avec une partie de ping-pong endiablée entre « posteurs ». La contagion gagne l'Italie et l’Espagne. Il n’y a plus qu’à attendre les réactions – décalées de 9-18 heures – des forums américains, sur WatchUseek et Calibre 11, où les commentaires sont restés plus prudents qu'en terre d'éruption gauloise : révérence de la marque oblige et par réflexe atavique autour du positive thinking, on y évoquait un « complot » (sous-entendu de ces Damned frenchies qui ont toujours mauvais esprit – en français dans le texte). Puis on regardera les réactions des forums asiatiques (12-24 heures plus tard, puisqu’ils ont manqué le premier épisode)...
Curieusement, des questions apparemment gênantes (pour qui ?) ont été posées sur le forum américain TimeZone, mais elles ont été si... vigoureusement « modérées » qu’il n’en reste que ces traces inexploitables ! Ce qui prouve que les administrateurs de TimeZone ont un sens très affûté de leurs responsabilités commerciales vis-à-vis des marques qui les font vivre...
Faute de réactions officielles de TAG Heuer au sujet de cette ressemblance pour le moins étrange, il faut rester prudent. Faute de compétences techniques avancées, il est difficile de se prononcer pour savoir si ce Calibre « manufacture » est un produit dérivé du Seiko [Jean-Christophe Babin, qui voulait absolument un mouvement « 100 % in-house » pour les 150 ans de la marque, aurait pris un... raccourci !] ou une pure création TAG Heuer ignominieusement calomniée par des internautes stupides et des concurrents malveillant,.
En revanche, d’un point de vue strictement journalistique, l’expérience est passionnante et très révélatrice des nouveaux rapports de force d’une industrie du luxe consumer-driven où les amateurs tiennent le couteau par le manche face aux marques. L’autorité surplombante de la marque, aussi nimbée qu’elle soit de légitimité historique, passe de moins en moins bien et s’avère de moins en moins crédible, surtout si elle est teintée d’une certaine arrogance qui laisse aux amateurs l’impression qu’on les prend pour des « perdreaux de l’année » (citation)...
On peut déjà imaginer qu'il y aura, lundi matin, un debriefing sévère au siège de TAG Heuer, tant pour la gestion de la communication en ligne que pour les responsables de la création, apparemment en service minimum pour démarquer les emprunts aux prédécesseurs. Ainsi habillé pour l'hiver, Stéphane Linder doit avoir les oreilles qui sifflent, ce week-end...
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