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TAG Heuer: Retour sur un aveu gênant et sur les leçons à en tirer
 
Le 09-12-2009
de Business Montres & Joaillerie

TAG Heuer a senti le vent du boulet tiré ce week-endpar les internautes.

La réaction intelligente de la marque a finalement contribué à éteindre l’incendie provoqué par ce Calibre 1887.

Premiers enseignements à tirer et à méditer sur cette victoire « historique » des amateurs sur les marques.


••• MATURITÉ DIGITALE ET BULLSHIT MARKETING

Etonnant lundi que ce 7 décembre, qui s’est ouvert sur un paysage médiatique radicalement différent de celui du vendredi précédent : le raz-de-marée TAG Heuer recouvrait le Net avant le week-end, avec une reprise en boucle de l’interview de Jean-Christophe Babin et du dossier de presse du Calibre 1887. Sauf que, 48 heures plus tard, il y avait le feu à la maison et le site de TAG Heuer ne répondait plus !

Seiko ou pas Seiko ? « 100 % TAG Heuer » ou achat sur étagères ? Swiss Made ou Swiss Parts ? Conception ou reconfiguration ? Maladresse dans la communication ou bullshit marketing ? Les questions étaient graves pour l’image de la marque, avec, sur chaque plateau de la balance, les images du mouvement Seiko (excellente revue sur le forum Seiko) dénichées par les internautes, face au discours officiel du président de la marque (intégralement diffusé sur de nombreux sites)...

Il fallait réagir. Soit en faisant l’autruche, ce qui aurait été le cas de nombreuses marques il y a quelques années, et probablement de quelques-unes encore ces derniers temps. Soit en prenant le taureau par les cornes. TAG Heuer a plutôt bien manœuvré, prouvant effectivement sa maturité digitale (Business Montres du 1er novembre) en même temps que la bonne perception d’un vrai danger derrière cette « campagne ».

Premier cadrage dans l’après-midi sur Worldtempus, canal para-officiel de la marque qui est partenaire du site : on y admet – l'expression n'est pas forcément heureuse, ni appropriée – les « racines japonaises » du Calibre 1887, modifié et helvétisé par TAG Heuer [ce qui sous-entend, de façon légèrement condescendante pour Seiko, que le mouvement n’était pas optimisé]...

Pas de quoi calmer le jeu. Il faut alors que Jean-Christophe Babin descende à son tour dans l’arène, d’abord sur Forumamontres, autre canal semi-officiel puisqu’ouvert à la publicité de Zenith (sister brand de TAG Heuer au sein de LVMH Suisse) : l’argumentaire d’explication est déroulé sans questions trop gênantes vers 19 h 00. Parallèlement, le président de TAG Heuer intervient également sur le forum WatchUseek (Etats-Unis), vers 21 h 00, puis sur Chronomania, le forum francophone qui avait mis le feu aux poudres, vers 23 h 00. Non sans trébucher, d’ailleurs, dans les copiés-collés, ce qui tendrait à prouver qu’on était toujours dans l’improvisation [il aurait d’ailleurs été plus logique de commencer par Chronomania, dont la page a reçu près de 4 000 visites, contre 3 250 pour Forumamontres sur le même sujet et 1 600 visites de plus pour l’interview de Jean-Christophe Babin]...

Inutile d’épiloguer ici sur le double discours (avant/après le week-end) de la marque : laissons aux analystes de la technique horlogère le soin de décider si ce mouvement Seiko racheté par TAG Heuer est un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout « 100 % conçu en interne ». A chacun de se faire une opinion en juxtaposant le discours officiel et les explications a posteriori.

C’est aussi la première fois qu’on voit les amateurs obliger la marque à réécrire un communiqué de presse (voir la nouvelle version diffusée par TAG Heuer : « Pionnier des chonographes suisses depuis 150 ans ») : une date dans l’histoire de la communication horlogère !

Ce qui est intéressant, au final, c’est le RETEX (comme disent les militaires), le « retour d’expérience » de cette affaire et ce qu’il nous enseigne sur l’avenir de la communication horlogère et le comportement des marques face à une communauté d’amateurs de plus en plus experts et pointilleux sur le bourrage de crâne marketing. Cette première victoire des internautes sur une marque de luxe permet de rappeler plusieurs règles élémentaires dans toute situation de crise.



• RAPIDITÉ DE RÉACTION : média réactif par excellence, le Net fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sur tous les marchés. Les dominantes continentes (Asie, Amérique, Europe) et les sous-variantes culturelles (France, Italie, Suisse, etc.) vont varier les capacités de réactions des internautes, selon des intensités différentes, mais ce sont des phénomènes de natures comparables. On ne traite pas une crise Internet par des moyens classiques : Jean-Christophe Babin l’a bien compris en « descendant » lui-même dans la cage aux fauves, ce qui était risqué à chaud ! Mais quel retard dans la réaction de la marque : près de 72 heures pour formater un argumentaire, c’est un réflexe paléolithique...


• DEVOIR DE TRANSPARENCE : mieux vaut désormais tout dire, si possible avant la crise (pour ne pas laisser prise à la critique), au moins pendant la tempête (quand on s’est fait prendre les doigts dans la confiture, on reconnaît la faute et on s’explique le plus clairement possible) et surtout après la bourrasque, sachant qu’on est désormais dans le collimateur de ceux qui cherchent la petite bête. Et on peut rester sûr que, un instant calmés par la bonne parole présidentielle de Jean-Christophe Babin, les amateurs passeront au microscope les prochaines déclarations de TAG Heuer...


• ATTENTE D’EXPLICATION : on peut tout justifier, surtout ce qui est facilement explicable. Pourquoi avoir dissimulé [quel secret inavouable tient plus de quelques heures en ligne ?] qu’on était parti d’une base Seiko pour mettre au point ce Calibre 1887 ? C'était doublement maladroit. A la fois vis-à-vis des amateurs qu’on prend pour des sous-doués de l'horlogerie, sans parler des concurrents qui attisent le feu. Et c'est idiot vis-à-vis de la marque elle-même, qui a toujours pratiqué cette sous-traitance pour le tout ou les parties de ses mouvements, qu’on remonte aux origines de la marque Heuer, de ses Mikrotimer, de son Calibre 11 (chrono automatique Dubois Dépraz), de son Calibre S ou encore de son V4 (concept Philippe Dufour et Jean-François Ruchonnet). Pourquoi avoir honte de ce qui n’est pas honteux, mais traditionnel dans l’industrie suisse ? Pourquoi travestir dans les discours officiels une réalité industrielle parfaitement compréhensible, sinon louable : y aurait-il quelque chose de vraiment caché ?


• TROP PLUS QUE PAS ASSEZ : il faut saturer les défenses de l’adversaire (l’opinion publique des amateurs) en les noyant sous un flot de détails, d’explications techniques et de considérations diverses. On n’en fait jamais assez dans le registre transparent quand on est pris en flagrant délit de bullshit marketing : le trop est ici l’ami du bien. Il faut aussi varier les points de vue : en plus de Jean-Christophe Babin, il fallait faire monter au créneau d’autres voix autorisées, capables de créer d’autres fronts de discussion, périphériques et donc capables de disperser l’énergie négative accumulée sur les forums. La communauté horlogère est désormais à traiter comme une « opinion publique » à part entière, selon les règles élémentaires de la communication de crise.


• GESTION DU CALENDRIER : un minimum de veille stratégique (une sorte de « tour de garde ») s’impose pour les marques pendant les week-ends, surtout en période de lancement de produits, avec une procédure de crise bien rôdée. Si un community manager était intervenu sur les forums dès le vendredi soir, avec un argumentaire simplifié de réponses aux questions posées, l’affaire aurait été désamorcée en quelques heures. Là, au contraire, la pression est montée pendant près de trois jours, sans réaction de la marque. Cette gestion du calendrier est ce que les politiques appellent la « maîtrise de l’agenda »...


• ANTICIPATION : mieux vaut ne pas descendre à l’improviste sur un forum, même si c’est avec un allié sur un « terrain ami ». La légitimité d’une prise de parole se construit dans la durée [facteur compris depuis longtemps par un Jean-Claude Biver] et elle s’épaissit – elle se « cuirasse » – au fil des interventions, sur des sujets d’urgence ou de gravité variables. C’est la familiarité qui apporte de la crédibilité et qui garantit une certaine efficacité du discours...


• RETOUR D’EXPÉRIENCE : la gestion interne des conséquences de cette crise, qui a prouvé une certaine légèreté dans la communication, une marketing trop arrogant pour le niveau de risques et une management digital pas vraiment à la hauteur, concerne et regarde directement TAG Heuer. Jean-Christophe fera sans doute le ménage lui-même. C’est cependant un avertissement pour les marques, qui ne disposent généralement pas de cellule de crise pour régler ces emballements médiatiques et qui s’y trouvent fatalement exposées...


• ÉMERGENCE D’UNE CAPACITÉ DE NUISANCE : celle d'Internet et des communautés de passionnés de montres. La presse écrite se trouvant muselée du fait de sa détresse économique (toujours moins de lecteurs et toujours moins de budgets publicitaires), c’est désormais sur Internet et sur les médias sociaux que ça se passe. La Toile est au centre de la vie socio-économique : combien de marques l’ont vraiment réalisé [TAG Heuer fait partie des plus évolués, d’où la surprise de la voir ainsi piégée] ? On ne contrôle pas un réseau mondial comme on gère un plan médias...


• ET VOUS ? A la place de Jean-Christophe Babin, vous auriez fait quoi ?


••• QUELQUES ÉTONNEMENTS DANS CETTE CRISE : d’abord, l’absence de réaction de Seiko, apparemment insensible aux braillements de la tribu gauloise et toujours mal à l’aise dans ce genre de situations. Le commentaire viendra sans doute plus tard, à froid, officieux, ironique et distancié. Le gain d’image n’en est pas moins réel : tout le monde sait désormais que Seiko fait des chronographes mécaniques dignes d’être rachetés par des marques suisses...

• Ensuite, l’apathie, pour ne pas dire la passivité, des forums américains et asiatiques, qui ont regardé passer les ballons sous leur nez sans jamais oser y donner un coup de pied. Palme de la nullité à TimeZone, pris en flagrant délit de flagornerie au moment même où la marque reconnaissait une certaine faiblesse dans sa communication. Décrédibilisation des portails et des forums sous perfusion publicitaire. Pas de quoi être fiers...

• Les « médias sociaux » n’ont pas embrayé sur cette polémique, ni vraiment relayé les questions que se posaient les amateurs : manque évident de maturité et de consolidation d’un média en pleine progression. Les 30 600 fans de la marque sur Facebook n’auront rien su de cette polémique, dont il faut de toute évidence minimiser les effets réels à court terme sur la communauté des consommateurs de TAG Heuer [à plus long terme, ça demande réflexion...], et donc sur les ventes de la marque. Cette situation ne manquera pas d’évoluer au cours des prochains mois : quel séisme quand on additionnera l’emballement sur le Net et l’excitation sur les « médias sociaux » !

• Enfin, la fantastique dissymétrie de l’effet loupe francophone : on s’est excités collectivement sur un calibre mécanique sans vrai enjeu commercial, alors que les Américains se posaient des questions autrement plus décisives sur Tiger Woods champion associé à TAG Heuer). Dans les deux cas, un même reproche de non-sincérité et de non-transparence. Côté vieille Europe, un mot consolant du CEO et ça repart ! Côté Etats-Unis, la blessure est profonde (surtout chez les femmes) et Tiger Woods nettement moins bankable après qu’avant, avec un questionnement inévitable des marques qui s’associent à une célébrité prise en flagrant délit de dissimulation et de comportement « familialement et moralement incorrect ». L’affaire Seiko relevait de l’anecdote passagère (quoiqu'indispensable à décoder pour les autres marques), alors que l’affaire Tiger Woods posait des questions plus fondamentales et décisives sur le long terme. On a préféré l'une à l'autre : éternelle légèreté française...

 



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