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En donnant un coup de pied dans la fourmilière des composants, Nicolas Hayek réaffirme son rôle-pivot au coeur de l’industrie suisse.
Un magistral« coup de communication », extraordinairement bien joué.
••• GRÉGORY PONS SUR LA RADIO SUISSE ROMANDE
L’éditeur de Business Montres intervient en direct dans le Journal de 12 h 30 de la Radio suisse romande (RSR) pour commenter à chaud l’annonce fracassante du Swatch Group et en tirer quelques premiers enseignements : podcast de l’émission à télécharger sur le site de la RSR (12 h 31)…
••• L’ART ET LA MANIÈRE DE BOTTER LES FESSES DES CONCURRENTS
En choisissant Bastien Buss et L’Agéfi (Suisse) pour lancer sa bombe anti-compétiteurs, Nicolas Hayek prouve qu’il ne faut pas trop le chatouiller sur son terrain (quand il veut, il sait jouer les méchants et obliger ses concurrents à… manger leur chapeau : image ci-dessus, en Oddjob) !
De source interne, on sait qu’il s’est trouvé très fâché du lancement par TAG Heuer d’un mouvement conçu et développé initialement par Seiko (Business Montres du 5 décembre et des jours suivants, dont l’analyse du 8 décembre). Il en a conçu un certain ressentiment contre les marques tierces qui « ne joueraient pas le jeu » et qui s’allieraient – « dans son dos et à ses dépens » selon lui – avec l’éternel concurrent japonais. D’où son coup de gueule inattendu à la veille des vacances horlogères et son coup de pied dans la fourmilière : ce n’est pas exactement le genre de cadeaux que les marques extérieures au groupe attendaient pour la trêve des confiseurs…
Dans cette affaire, le père et le fils s'entendent à merveille et partagent la même vision stratégique à court et à moyen terme. Pour n’être encore qu’un simple effet d’annonce (il se passerait de toute façon des années avant que ce refus de livraisons extérieures au groupe soit entériné), l’argumentation n’en est pas moins logiquement pensée sur le plan économique et le coup superbement joué sur le plan médiatique :
• La fourniture de composants, stratégiques (spiraux, échappements) ou non (aiguilles, boîtiers, etc.) aux marques tierces n’affecterait guère les comptes du Swatch Group : 280 millions de profits pour la fabrication des mouvements, la moitié si on retire la part des ventes de mouvements aux marques du groupe, pas de quoi affoler les compteurs ! Les centaines de millions de chiffre d’affaires perdu ne sont rien au regard des profits indirects retirés du plaisir de voir les concurrents patauger dans la panique tailler dans leurs budgets marketing pour investir dans l’usinage de composants capables de leur garantir une autonomie logistique.
• Cette décision ne mettrait pas en péril l’industrie horlogère elle-même, mais seulement son organisation actuelle : il est devenu trop facile (ticket d’entrée très bas) de « créer » des montres en se contentant de faire son marché sur les étagères du Swatch Group, dont il n’est écrit nulle part que sa vocation est de servir de magasin logistique à toute la branche. Nicolas et Nick Hayek ne sont pas candidats pour jouer le rôle du Bon Samaritain...
• Ce « monopole » du Swatch Group – qui n’en est pas un (voir ci-dessous) – n’a pas été pensé, ni voulu par Nicolas Hayek : il lui a été imposé par l’histoire, par les banques (trop heureuses de trouver un acteur sur lequel se défausser) et par la paresse intellectuelle des marques qui ont cru pouvoir compter indéfiniment sur une « poule aux œufs d’or » qui prenait tous les risques industriels à leur place.
••• FAUX MONOPOLE ET VRAIE VOLONTÉ
• Est-ce vraiment si grave que ça pour les marques qui s’approvisionnaient auprès du Swatch Group ? Même pas, si on regarde la réalité de plus près. La technologie du spiral n’a guère évolué depuis les années trente et le process est relativement bien connu : c’est son industrialisation de qualité en grandes quantités qui est plus difficile – mais pas impossible – à mettre en place. En Suisse même, on ne compte pas moins de sept, voire plus, fabricants de spiraux, à des échelles plus ou moins industrielles : Rolex maîtrise à peu près ce type de production et rien n’interdit de penser à une extension des livraisons de spiraux Rolex à des marques tierces. Pure question d’investissements à consentir au sein d’une sorte de « groupement économique », qui ferait de Rolex le nouveau sauveur de l’industrie…
• Hors de Suisse, les spiraux sont abondants (Seiko, Citizen, manufactures chinoises et russes, etc.), ce qui obligerait cependant les marques suisses à admettre quelques entorses, non au Swiss Made en soi (on parle là de composants qui ne coûtent guère que quelques dizaines de francs), mais à la « suissitude » et à l’intégrité de la proposition horlogère globale. Rien ne pourrait d’ailleurs s’opposer à ce que Seiko ou Citizen, voire d’autres compétiteurs, viennent installer en Suisse même des lignes de production de spiraux alternatifs à ceux de Nivarox-FAR…
• Pour les autres composants, dont le poids économique est mineur dans le coût final d’une montre, les fournisseurs internationaux abondent, avec des standards de qualité éprouvés puisque beaucoup de marques suisses – et non des moins fameuses – ont déjà recours à des fabricants non-suisses de pièces d’habillage pour la réalisation finale de leurs montres…
••• UN « COUP » SOIGNEUSEMENT TÉLÉPHONÉ
• Stratégiquement, le Swatch Group se replace au centre du jeu et s’offre, en quelques phrases, une stature d’acteur central et incontournable de l’industrie horlogère : dans une partie d’échecs, on applaudirait cette « diagonale » de conquête d’un nouvel espace stratégique…
• Nicolas Hayek affole ainsi les boussoles de ses concurrents, notamment les groupes de luxe à la française, obligés de pousser leurs feux côté production industrielle et donc de sabrer dans leurs budgets publicitaires au profit de nouveaux investissements productifs (toujours coûteux et moins spectaculaires aux yeux des analystes). Il garde la main et son rôle de juge de paix en avertissant qu’il pourrait continuer à livrer quelques marques « historiques » : autant dire que la cour du roi Hayek ne manquera pas de nouveaux courtisans !
• En plus, le Swatch Group ne prend personne en traitre. Un premier coup de semonce avait été tiré lors de l’annonce des livraisons d’ébauche. Un second signal d’alarme retentit à présent. C’est aussi, sans doute, un moyen de mettre la pression sur la Comco (commission suisse de la concurrence), qui ne peut pas, décemment, toujours sanctionner ou menacer de sanctionner le groupe-pivot d’une industrie-pivot en Suisse. Après tout, s’il n’y a ni monopole, ni absence d’alternative, il faudra afficher une conception très soviétique de l’économie administrée pour empêcher le Swatch Group de déployer la stratégie industrielle de son choix.
• Ne seront vraiment pénalisées que les manufactures de second rang qui n’auraient pas développé leurs propres mouvements alternatifs à ceux du Swatch Group : Sellita, Soprod et les autres ont anticipé cette décision en se lançant dans des calibres manufactures, qui ne sont pas forcément au point, mais qui ne devraient pas tarder à l’être…
• De toute façon, on est là dans le psychodrame un peu virtuel, rien n’étant clairement décidé, ni cadré. La foudre hayékienne a frappé, avec pour l’instant plus de bruit que de dégâts. Attention, cependant, de ne pas négliger l’effet d’annonce : il cache un vraie volonté d'y aller ! Ceux qui ont déployé le paratonnerre préventif se réjouiront d’avoir fait le bon choix. Ceux qui sont pris sous l’orage n’ont plus qu’à travailler plus (en amont) et à dépenser moins (en val) pour survivre. Ou alors à écorner un peu plus le mythe du Swiss Made, qui pourrait être finalement la première victime de cette redistribution des cartes
• On se demandait ce qui avait poussé L’Agéfi (Suisse) à publier, voici quelques jours, un article un peu déconnecté de l’actualité sur l’étude du dossier Swatch Group par la Comco : c’était une façon de préparer le terrain pour le « Papy Boom Boom » d’aujourd’hui. De source interne toujours, le coup spectaculaire de ce vendredi était soigneusement balisé par l’état-major du groupe et l’article a été relu dans les moindres détails. Autant dire que ce n’est pas qu’un simple « coup » médiatique et que ce n’est pas par hasard s’il est lancé dans la presse romande et non, comme les habituelles annonces de nature économique du groupe, dans la presse alémanique : du côté du Swatch Group, on a soigneusement ciblé les acteurs qui se sentiraient les plus concernés, sinon affectés, et ils sont quasiment tous dans les vallées et dans les cités de la Suisse horlogère qui parle français !
Joyeux Noël, les bricoleurs de faux mouvement manufacture !
Voir aussi l'article (avec le son) - Swatch déclare la guerre à ses concurrents |