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Quelles leçons tirer de la semaine horlogère concentrée sur Genève 2010 ?
Dix enseignements à méditer pour ce joli départ en fanfare de l'année horlogère 2010.__
...GENEVE 2010, C'ÉTAIT...
1)
••• LE PRÉLUDE À UNE ANNÉE DE TRANSITION
La diversité, sinon la disparité, des marques actives à Genève 2010 fournit une photographie instantanée qui ne manque pas d’intérêt : Genève n’est plus seulement la base de la haute horlogerie, mais un creuset de toute l’industrie, capable de brasser grandes et petites marques, indépendantes ou intégrées, au milieu d’une multitude de sous-traitants mobilisés pour l’occasion. Partout, on pressent les prémisses d’une amélioration, sans toutefois en ressentir déjà les bienfaits, ni même en cadrer les fondements définitifs. Incertitudes et inquiétudes déchirent les consciences qui voudraient tellement croire que tout peut redevenir comme avant. Illusion terrible qui prouve que les leçons de la gifle 2008-2009 sont très loin d’avoir été comprises et assimilées. Faute de lisibilité (la profession ne dispose toujours pas d’un appareil statistique fiable, et encore moins d’alertes prévisionnelles eficaces), l’opinion des différents acteurs se module sur les chiffres publiés par les groupes cotés, dont les initiés savent à quel point ils sont cosmétiques, et sur les déclarations biseautées des CEO. Naviguer au doigt mouillé : en cas de rechute des économies, il va y avoir de nouveaux naufrages, surtout dans les entreprises déjà minées par une année de crise...
2)
••• LE RENDEZ-VOUS DE JANVIER SACRALISÉ
Pour toutes les marques présentes comme pour ceux qui n’y ont pas cru, il est évident que l’année horlogère s’est dédoublée en deux pôles majeurs : Genève en janvier et Baselworld en mars. C’est clair, net et définitif. Les autres rendez-vous ponctuels ou régionaux (Hong Kong, JCK, Kuala-Lumpur, etc.) sont désormais plus anecdotiques, quoique souvent indispensables comme compléments. Cette bipolarisation marquée ne peut que poser des problèmes stratégiques aux marques confrontées à l’explosion de leurs dépenses de représentation et à la nécessité de structurer leur année en deux séquences très (trop) rapprochées. 80 marques cette année : on peut raisonnablement penser qu’elles seront 120 l’année prochaine pour jouer peu ou prou dans la cour de récréation genevoise. Et beaucoup pratiquent désormais la « double casquette » Genève + Bâle...
3)
••• L’AUTISME AVEUGLÉ DU SIHH
Initiateur du rendez-vous genevois de janvier, le SIHH en est également le principal payeur. Ce qui peut poser des problèmes de morale, mais pas tant que ça, à ceux qu’on traite un peu rapidement de « parasites » : il s’agit généralement de marques genevoises – donc, on ne peut plus légitimes à domicile – ou de marques expressément exclues du SIHH par son comité des exposants. Ce splendide isolement du SIHH a perdu tout son sens avec le rapport des forces 2010 (20 marques on, 60 off). Il deviendra absurde et contre-productif en 2011 si la quinzaine de marques réellement on (qui peut dire si Ralph Lauren, Dunhill ou Baume & Mercier, voire Parmigiani seront toujours là ?) se trouvent délayées au milieu d’une centaine de marques off, dont on peut imaginer qu’elle seront organisées en plusieurs salons parallèles. Il est devenu évident – et c’est dans l’intérêt même du SIHH et des « valeurs de la haute horlogerie » dont le salon se réclame – que le périmètre des marques de Palexpo doit évoluer, pas forcément à l’intérieur du « saint des saints » au luxe feutré, mais dans sa proximité immédiate et en partenariat plus ou moins formel avec le comité des exposants. Rompant avec l’autisme actuel, cette création d’un glacis extérieur de haute horlogerie serait d’ailleurs la meilleure protection pour un SIHH menacé de dilution dans un événement Genève 2011 qui rassemblerait tout le monde et n’importe qui sur les rives du lac...
4)
••• LA (RE)STRUCTURATION DES SALONS PARALLÈLES
Autant il était nécessaire – pour tous les acteurs de la profession (marques, détaillants, médias, fournisseurs) – de regrouper de nombreuses marques dans un lieu unique, autant il est devenu nécessaire, au vu de la consécration du rendez-vous genevois, de structurer cette offre alternative en ciblant plus clairement ses déclinaisons horlogères. L’esprit « coopétitif » de la nouvelle génération (concept Business Montres du 5 novembre) a ses limites, celles du bon sens et celles de l’offre et de la demande : ni les détaillants, ni les médias, ni les amateurs, ni les stratégies commerciales, ni les nécessités de l’exposition ne sont les mêmes pour une marque à 300 euros (positionnement parfaitement honorable) et pour une marque à 300 000 euros (positionnement tout aussi légitime) ! Même hiatus entre un simple emboîteur de 7750 et un authentique créateur de mouvements. Même dissonance entre un designer d’avant-garde et un tâcheron de l’horlogerie pré-industrielle. Il faut clarifier et structurer les pôles horlogers genevois de façon qualitative et affinitaire – et non plus simplement selon des critères quantitatifs et purement opportunistes...
5)
••• LA REPRISE DES COMMANDES... DE NOUVEAUTÉS
Si les détaillants ont faim, c’est aujourd’hui de nouveautés, et non plus de ces inlassables déclinaisons des vieux fonds de collection. Qui mieux que les hommes de terrain pourrait confirmer que, comme l’a souvent écrit Business Montres, « les amateurs n'achèteront pas demain des montres d’hier dont ils ne veulent déjà plus aujourd’hui » ? Cette polarisation sur les nouveautés au détriment des pièces classiques va rapidement poser des problèmes de gestion des catalogues aux marques, tout en réintroduisant dans l’amont (production) les vieux effets pervers du bullwhip effect (expliqué dans Business Montres en janvier dernier) : sûrs d’écouler au moins ces nouveautés 2010 auprès de leurs clients, les détaillants les ont probablement surcommandées, selon un principe de précaution qui va une fois de plus perturber la supply chain des marques et provoquer, par effet coup de fouet, de terribles perturbations chez des fournisseurs déjà chancelants...
6)
••• LA DÉSINFLATION MAL ASSUMÉE
Les produits « stratégiques » étaient cette année soit les plus conceptuels (vecteurs d’image), soit les plus intelligemment low cost : les marques horlogères ne veulent pas se renier, ni admettre qu’elles ont poussé un peu trop loin la valse des étiquettes (en se moquant ouvertement des amateurs), ni surtout dévaluer les stocks pharamineux sur lesquels sont assises leurs illusions comptables [tout amortissement à la valeur réelle de ces montres – 10 % à 20 % de leur prix public – aurait des conséquences financières immédiates et boursièrement dramatiques pour certaines marques]. Il faut donc recompléter l’offre par le bas, pour tenter de renouer avec une nouvelle génération d’amateurs, grâce à des produits plus simples (à produire) et plus accessibles (en prix), sans l’orgie marketing de ces dernières années mais sans perdre le parfum des anciens flacons. Exercice périlleux de stretching, qui prouve la virtuosité du manager (Cartier en a fait une éblouissante démonstration avec ses « Must ») ou qui démontre l’incompétence d’une équipe (Ralph Lauren et son inconsistance horlogère à des prix ridicules). Reste que la baisse des prix – de facto par le discompte en boutique ou de jure pour les nouveautés plus accessibles – est une tendance lourde, avec des repositionnements spectaculaires (Zenith en est le meilleur exemple) et des reports de lancement (que de projets trop ambitieux repoussés à des jours meilleurs !). De plus en plus experts, les amateurs, qu’ils soient néo-milliardaires asiatiques ou néo-endettés américains, décodent aisément les fausses valeurs et les tarifications abusives : désinflation pour l’instant, mais peut-être déflation dès demain...
7)
••• L’EXPLOSION CRÉATIVE (MARQUES ET IDÉES)
Toujours autant de nouvelles marques (la crise n’a pas calmé l’explosion démographique) et toujours plus de « concepts » pointus : la fièvre créative n’est pas retombée en dépit d’un appareil industriel sinistré (que de fournisseurs au tapis !) et d’une distribution exsangue. Alors que trop de grandes marque bégayent en surjouant le « retour au classique » (génial quand il est sublimé, comme chez Vacheron Constantin, mais navrant et ennuyeux chez Baume & Mercier), les créateurs indépendants – ceux qui font des « montres d’auteur-compositeur » – se lâchent dans toutes les directions à la fois. D’où ce foisonnement qui confine parfois à la confusion, mais quelle santé de lancer aujourd’hui – après une aussi tragique année que 2009 ! – des marques comme Peter Tanisman, Valbray, Artya, Luca Furnari, Steenman, 4N, Laurent Ferrier ou Tempvs Compvtare (nouvelles maisons découvertes par Business Montres avant leur apparition cette année à Genève ou à Bâle) ! Et quel bonheur de découvrir le planétarium des Meteoris de Louis Moinet, le triple rotor quadruple (!) de BRM, l’insolent iKrono composable d’Alain Silberstein, l’énorme tourbillon en 65 mm d’Antoine Preziuso, la prochaine Admiral’s Cup 1 000 m de Corum, la DualTow « Panda » de Christophe Claret ou la dernière Snyper en ruthénium ! Et, chez les spécialistes des complications (Agenhor, la Fabrique du Temps et les autres), on annonce quelques jolies surprises pour Baselworld : l’année 2010 sera au moins aussi créative que le lustre précédent (même sans BNB !)...
8)
••• LE TRIOMPHE DE LA DEMANDE ASIATIQUE
Une des équipes les plus ouvertement réjouies de Genève 2010 était le commando The Hour Glass emmené par un Mike Tay qui avait visiblement les moyens de ses ambitions, mais le team Sincere de Tay Liam Wee n’a pas boudé son plaisir, pas plus que Frank Low (LuxuryConcept) oou même Iwan Hew (Yafriro). Si les Japonais étaient plus discrets, les réseaux chinois ont nettement émergé dans les couloirs du SIHH et des palaces genevois, de même que les cohortes de journalistes venus de tout le continent asiatique (bien plus sages et bien plus déférents que leurs homologues européens). C’est autour de la Chine que se repolarisent la demande mondiale et les espoirs de la haute horlogerie, ce qui va obliger les marques à pratiquer le grand écart entre l’Amérique, l’Europe et l’Asie, avec un déplacement vers les rives du Pacifique des foyers les plus chauds de la consommation. C’est désormais là que sont les grands collectionneurs et c’est là que les enchères reprennent de la vigueur (Christie’s, notamment). Ce n’est pas une hasard si les montres étaient cette année plus décoratives – c’est le grand retour de l’émaillerie d’art (Business Montres du 17 novembre) – que démonstratives sur le seul plan mécanique. La demande pour l’artisanat d’art horloger est plus pressante que jamais, sur un marché nettement préempté par Van Cleef & Arpels : il s’agit de respecter les codes culturels séculaires des amateurs chinois d’horlogerie, qui ont toujours privilégié les arts du feu plutôt que la précision ou la finition micro-mécanique.
9)
••• LA DÉSINTERMÉDIATION DE L’INFORMATION HORLOGÈRE
Bloggeurs reconnus, invités officiels des marques ou accrédités en douce, les non-professionnels de l’information horlogère pullulaient dans les couloirs des salons et des palaces, accélérant un peu plus le tempo des publications en ligne et le halètement numérique de la machine à produire des images et des communiqués. Ce n’est plus une question de jours, mais d’heures, mieux de minutes pour le délai entre la présentation d’une pièce et son apparition sur les nouveaux canaux digitaux. L’information a totalement échappé aux journalistes qui en avaient le monopole, pour le meilleur (l’expression d’une réelle passion, la rapidité et la facilité d’accès, l’exploitation des images) et pour le pire (l’avalanche des communiqués, la naïveté des non-initiés, les effets de sédiration moutonnière). Un chiffre révélateur donné par Business Montres : 90 % de la consommation d’information horlogère se fait sur le web (contre 10 % pour les médias imprimés), moyennant quoi les invitations dans les salons concernent 90 % de journalistes de presse écrite pour 10 % de médias numériques. La désintermédiation n’est plus une tendance, c’est une réalité qui peut (et doit) restructurer toute l’approche de la communication des marques, grandes ou petites...
10)
••• L’ÉPUISEMENT DE LA RÉSILIENCE NATURELLE
Très peu de marques ont officiellement disparu en 2009, même si certaines sont clairement en « hibernation » ou en coma artificiel provoqué : beaucoup résistent, certes à la limite de leurs forces, mais avec une belle résistance, fondée sur des sacrifices personnels et des ambitions revues à la baisse côté développements créatifs. Toutefois, sous les coups de boutoir d’une crise qui ne cède guère de terrain, faute de détaillants capables d’assurer la trésorerie nécessaire, évincés des magazines par la pression des annonceurs et face à des fournisseurs eux-mêmes très mal en point, de nombreuses jeunes marques pourraient ne pas passer l’année. La faillite de BNB pourrait accélérer le processus pour plusieurs « manufactures de papier » (comme les tigres du même métal), désormais aussi incapables de livrer (donc, de facturer) que de réparer (donc, de satisfaire leurs clients). On met plus longtemps à mourir au sein des groupes, mais quelques marques « moyennes » pourraient également aborder la « reprise » en si mauvais état qu’elles seraient inéluctablement vouées au cimetière des éléphants, après une lente et pénible agonie. Aussi forte que soit la résilience naturelle des « objets économiques » dans l’horlogerie, au-delà d’une certaine limite, tous les tickets ne sont plus valables ! Bilan prévisionnel Business Montres (qui ne peut que s'en désoler, parce que beaucoup n'auront pas mérité cette punition) : 5 marques officiellement au tapis en 2009, quatre à cinq fois plus en 2010...
••• CI-DESSUS : l'exquise Piaget Limelight Secret Watch (collection Jazz Party), dont le cadran est escamotable sous un capot à glissière qui transforme la pièce en précieux bracelet façon clavier de piano. Quelle drôle d'idée d'avoir sali la pureté du cadran par un aussi voyant Swiss Made, qui va de soi pour une Piaget : si le client en doutait, s'agirait-il vraiment d'un client pour Piaget ?
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