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L’actualité du salon d’Angoulême conduit à se poser une question : pourquoi les montres et les bandes dessinées font-elles... case à part ?
••• LA PETITE SOURIS QUI SAUVE LA MANUFACTURE
Les montres et la bande dessinée ? Curieusement, rien, ou pas grand-chose ! Troublante absence, alors que la BD est devenue un des arts majeurs du XXe siècle et sera, personne n’en doute, un des arts graphiques les plus influents du XXIe siècle. La génération des boomers connaît plus de héros de bandes dessinées que de grands personnages de romans contemporains. Les générations suivantes ont grandi avec en tête plus de références d’albums que de peintures, de sculptures ou de livres.
L’horlogerie a beaucoup frayé avec la peinture, la sculpture, l’architecture, les arts décoratifs, les arts graphiques, le design. Elle a rendu hommage à la littérature, à la poésie, au cinéma, à la chanson. Elle a payé tribut au sport, à la politique, à la mode, à l’aventure. Bref, on peut célébrer les noces de la montre et d’à peu près toutes les catégories de la création culturelle, mais pas d’orchestre symphonique pour fêter montres et bandes dessinées, tout juste quelques violons isolés.
Pourtant, la BD a sauvé –au moins une fois – une industrie horlogère de la débâcle. C’est Mickey, la petite souris des comics américains, qui agitait ses petits bras sur la montre Ingersoll vendue à plusieurs millions d’exemplaires pendant la crise des années trente aux Etats-Unis, ce qui avait sauvé Ingersoll au cœur de la dépression économique : première montre issue de la BD, premier best-seller ! L’exemple n’a pas été médité...
Les Suisses ayant consolidé leur leadership horloger à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et les Suisses étant des gens trop sérieux pour s’intéresser aux outsiders d’une littérature encore considérée comme « enfantine », sinon débile et en tout cas « infra-culturelle », l’horlogerie est passée à côté de cette révolution culturelle dans la littérature, en se contentant, au mieux, de licences bas de gamme Made in China. Même Swatch, pourtant si en prise avec la création culturelle, aura eu du mal à dépasser le stade de la montre Tintin.
Seule exception (mais il fallait être Gérald Genta, l’horloger, pour oser !), les montres Walt Disney de haute horlogerie (heures sautantes et minutes rétrogrades) qui faisaient de la manufacture Gérald Genta le plus petit franchisé international de la multinationale Disney. Il s’en est vendu des milliers, avec une excellente cote aux enchères, sans que ce « signal faible » n’attire l’attention des marketeurs un peu pointus…
••• LIGNE CLAIRE CONTRE ÉMAILLEURS POLYCHROMES
Pourtant, quel fantastique gisement d’imaginaires collectifs que l’univers de la bande dessinée ! Alors que l’industrie de la montre se pose en « créatrice de rêves » et « animatrice de légendes », quasiment aucune passerelle ne relie les marques à des sagas ou à des héros qui structurent pourtant la culture contemporaine. A l’heure où Steven Spielberg prépare la consécration hollywoodienne et donc le sacre international de Tintin, on peut se demander pourquoi on trouve autant de montres dédiées au football et si peu de pièces qui rendent hommages à la bande dessinée dans son ensemble et à ses héros en particulier.
Quand on voit ce qu’une maison comme Van Cleef & Arpels peut tirer de ressources artistiques et esthétiques de son filon « temps et complications poétiques », on serait en droit d’attendre, de multiples manufactures, des montres d’une haute facture décorative capables de nous restituer les émotions graphiques d’un univers certainement plus connu des moins de 60 ans et plus référent que celui des laqueurs de l’Eddo médiéval ou des émailleurs polychromes du Limousin féodal.
Quand on voit les budgets consacrés par les marques à des « ambassadeurs » de troisième ordre et des tentatives d’enracinement sur des territoires ultra-segmentéset hyper-défrichés, on se dit que seuls les sous-doués peuvent encore prendre la bande dessinée pour une sous-culture. On sait à quel point la culture manga a reformaté l’imaginaire des Japonais contemporains. Il n’est pas évident que XIII ou Largo Winch soient moins respectés que James Bond par les jeunes générations. Le capitaine Blake et le professeur Mortimer sont sans doute mieux connus en Europe que… disons le peintre Jeff Koons (prenons, pour ne fâcher personne, cet exemple concernant Ikepod dont Business Montres a déjà dit tout le bien qu’on pouvait en penser).
Quand on voit des maisons réputées d’avant-garde et connues pour leur design avancé se contenter d’émailler à grands frais des décors conventionnels, on s’interroge sur un tel décalage esthétique et la peur d’affronter des courants graphiques qui auraient pourtant tout pour créer des cadrans originaux : rien n’est plus adapté à la décoration d’une montre que la « ligne claire » de l’école belge ou le trait incisif et dürerien de l’école manga japonaise.
Quand on voit la quantité de dragons asiatiques qui ornent les cadrans Swiss Made, on trouverait normal d’y trouver aussi des évocation symboliques de l’équivalent européen de ces dragons, quelques-uns de nos super-héros…
••• ILS ONT TOUS RÊVÉ DE MICHEL VAILLANT SUR LEURS CAHIERS D’ÉCOLE
Encore plus étonnante, la réserve ou la timidité de la nouvelle génération concernant la bande dessinée, dont les archétypes tapissent pourtant l’inconscient collectif. Le bureau de Max Busser (MB&F) est encombré de robots, de Goldorak et d’artefacts techno-mécaniques, mais, pour sa première montre d’artiste (Only Watch 20009), il est allé faire appel à l’artiste californien Sage Vaughn au lieu de puiser dans son vivier de proximité, c’est-à-dire dans les albums de sa bibliothèque personnelle (ceci, encore une fois, pour ne prendre qu’un exemple dont on a dit ici même le plus grand bien)…
La plupart des autres créateurs de la génération Busser ont vu les mêmes séries télé, lu les mêmes albums et têté aux mêmes mamelles de l’imaginaire contemporain (la BD, le cinéma, la télévision, les super-héros populaires d’un underground culturel non académique, les ritournelles publicitaires, les monstres qui font plaisir de peur à la Giger/Alien, les plaisirs du buzz et les délices viraux du bon mauvais-goût).
Martin Frei, le designer d’Urwerk, a une vision très « huitième art » de la montre et ses créations (101, 203, CC-1) le prouvent largement : on se souvient d’ailleurs d’une extraordinaire plaquette publicitaire d’Urwerk, entièrement calquée sur les pulp magazines de l’Amérique triomphante des années cinquante (création Westime, Beverley Hills). On trouverait plein de petites cases dessinées et beaucoup de bulles de comics dans les neurones d’Eric Giroud. Et ainsi de suite pour tous ceux qui ont dessiné sur leurs cahiers d’école des voitures à la Michel Vaillant (Graton), des jets à la Buck Danny (Hubinon) ou des Batmobiles. Ils peuvent concevoir des montres sculptées comme des croiseurs interstellaires, mais les références explicites à la bande dessinée semblent leur faire peur.
••• QUI OSERA LE PREMIER PRODUCT PLACEMENT DANS UN ALBUM DE BD ?
Du coup, ni les grandes marques n’osent, ni les indépendants ne s’y risquent, et les relations entre montres et BD restent à un stade très infantile, à quelques exceptions près (Business Montres rendait ainsi récemment hommage à Jacques Martin). C’est à la fois naturel et inquiétant.
• Naturel : la plupart des grands classiques de la BD sont nés à une époque où les montres n’occupaient pas la place qu’elles occupent aujourd’hui dans les médias, les conversations ou les polémiques politiques. Les héros en portent parfois une, mais comme un simple élément du décor et non comme un pivot de l’intrigue, à quelque niveau que ce soit. Jusqu’à preuve du contraire, aucun product placement n’a jamais été tenté dans la BD contemporaine : on peut le regretter...
• Inquiétant : si la BD structure vraiment l’imaginaire contemporain, autant que les montres-bracelets soient intégrées dans les albums situés à notre époque (mais on peut songer à des sagas du XVIIIe siècle : que la quête de la longitude ferait une belle BD !) et mieux vaut qu’elles y jouent un rôle actif ! Le jour où les iPhones seront les seuls objets du temps dans les bandes dessinées d’actualité, l’horlogerie aura perdu la partie...
Un exemple à méditer : le réenrichissement horloger de James Bond au cinéma. Alors que Ian Fleming n’avait équipé l’agent 007 que d’une vague Rolex, la montre a fini par s’imposer comme une des composantes-clés de tout scénario bondien qui se respecte. On pourrait ainsi refertiliser les BD en montres scénaristiquement actives...
Un marketing intelligent pourrait consister aujourd’hui à ensemencer systématiquement l’univers contemporain de la BD en montres adaptées aux différents story boards et, parallèlement, à explorer dans les collections les richesses des références modernes aux héros et aux légendes de la bande dessinée.
Ce que Gérald Genta a réussi, d’autres peuvent le tenter avec le même succès. D’autant qu’il est à peu près évident que les génies du marketing qui ont décidé de fusionner l’irrévérence Genta et la fashion Bvlgari ne reconduiront pas l’expérience du partenariat avec Disney : question de culture et, on l’a dit ci-dessus, d’intelligence...
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