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La grand-messe de Baselworld a ses rites : il y faut toujours une montre-événement, créatrice de ce buzz qui aimante les journalistes et qui fait courir les détaillants.
On peut prendre les paris sur la J12 très spéciale présentée par Chanel.
Comme quoi, pour une montre, tout peut se jouer sur dix minutes un peu bizarres...
••• J12 RÉTROGRADE MYSTÉRIEUSE
L’ambiance était légèrement fébrile chez Renaud Papi (APRP), au Locle, au début des vacances horlogères, avant la Noël 2009 : on y évoquait une mystérieuse « TRM 10 », avec une complication totalement inédite pour une grande marque française pas encore très familière des hautes sphères de l’hyper-horlogerie contemporaine.
Il n’en fallait pas plus pour exciter les papilles de Business Montres et déclencher une des ces furieuses envie de savoir sans lesquelles la presse serait cantonnée aux communiqués officiels. Après quelques infructueux lancers de mouche dans ces torrents de montagne, une bonne prise au bout de l’hameçon, et pas des moindres : Chanel !
Et un premier décodage du code « TRM 10 » : T pour tourbillon, R pour rétrograde, M pour mystérieuse et 10 pour dix minutes. So what ? En quoi cela pouvait-il être révolutionnaire ?
• Tourbillon : Chanel a déjà donné, avec quelques innovations amusantes dans le goût platine et cadran en céramique ou cage en verre « optique », mais on sentait plus l’envie d’étonner avec la haute joaillerie mise du tourbillon (des somptueux rubis baguette aux baguettes céramiques) qu’avec la mécanique elle-même. Sans parler du péché de jeunesse – sinon d’orgueil, mais qui ne le serait pas en lançant son premier tourbillon ? – qu’était l’inscription « tourbillon J12 » bien visible sur le tourbillon en question (soit l’amateur sait ce que c’est, et il est inutile de lui dire ; soit il ne le sait pas, et on perd du temps à lui expliquer). Pour le plaisir des yeux, on peut revoir le clip commercial de ce premier tourbillon Chanel. Pour 2010, il ne pouvait donc s’agir que d’un autre tourbillon, cette première série ayant déjà fait beaucoup d’usages...
• Rétrograde : Chanel ayant opté en 2008 pour équiper sa J12 d’un mouvement automatique Audemars Piguet Calibre 3125, s’agissait-il de l’intégration d’un module rétrograde sur cette base ? Pas vraiment de quoi créer une rupture capable d’émouvoir Giulio Papi, qui semblait conduire le projet au Locle. Il fallait donc que ce concept de « rétrograde » soit totalement disruptif...
• Mystérieuse : on a abusé du terme dans l’horlogerie pour toutes les astuces qui permettent de camoufler aiguilles et rouages. A force, c’est même devenu un « tic » pour quelques spécialistes de la haute joaillerie horlogère. S’il serait logique de voir Chanel se lancer dans ce genre de « mystère », ce n’est compatible ni avec les codes de la J12, ni avec les termes précédents : on ne fait pas un tourbillon et un mécanisme rétrograde pour le cacher...
• 10 minutes : qu’est-ce qui peut se passer en dix minutes, à part que Chanel fête cette année les dix ans de la J12, première des futures grandes icônes du XXIe siècle horloger ?
••• UN « CHEF-D’ŒUVRE » INITIATIQUE DE LA LITURGIE HAUTE HORLOGÈRE
Sauf que, en tout début d’année, on ne parlait plus de « TRM 10 », mais de J12 Rétrograde Mystérieuse ! Oublié le nom de code, pour revenir au bon sens : un J12, c’et une J12 et – comme on vient de le dire – inutile de rappeler qu’un tourbillon est un tourbillon !
Que nous propose cette J12 RM, qui est à ce jour une des seules montres capables de mettre le feu au cours d'un Baselworld 2010 où tout le monde parle de « retour au classique » ?
• Sur la base d’un tourbillon développé par Renaud Papi pour Chanel (nouvelle architecture, avec cage à 9 h), l’idée initiale était de rendre le boîtier parfaitement symétrique en « effaçant » la couronne. Une montre ronde doit être ronde, parfaitement ronde, sans excroissance latérale ! Giulio Papi s’est posé la question de savoir où loger cette couronne : au dos de la montre, comme pour les regrettées Futurematic de Jaeger-LeCoultre ? Réponse : pourquoi pas sur le dessus de la montre, côté cadran ? Objection : d’une part, ce n’est pas confortable ; d’autre part, ça gêne la course des aiguilles.
• C’est là qu’un des plus géniaux concepteurs-constructeurs de notre industrie prouve ses talents : qu’à cela ne tienne, on va donc rendre escamotable la couronne logée côté cadran (pour le confort au porter) et on va faire reculer les aiguilles pour qu’elles contournent la couronne quand leur course parvient devant ce nouvel obstacle. D’où le côté rétrograde, les dix minutes représentant l’espace occupé par la couronne sur le tour des minutes (entre 10 et 20). Faire revenir les aiguilles en arrière : plus facile à dire qu’à faire, comme on va le voir ci-dessous...
• Pour l’aspect mystérieuse, on sort de la rigoureuse sémantique horlogère pour entrer dans le story telling et dans la poésie chère aux grandes maisons : le mystère est dans la rétrogradation des aiguilles, dans l’absence de couronne latérale classique et dans la conception originale de la couronne-poussoir intégrée dans le cadran. Un des mystères ultimes de cette montre serait d’ailleurs la volonté de Chanel, qui n’a plus besoin de prouver quoi que ce soit dans l’horlogerie, de réaliser un « vrai » parcours initiatique dans la haute horlogerie et d’y signer son entrée définitive en ajoutant une « vraie » nouvelle complication aux beaux-arts du temps. Cette J12 RM se poserait ainsi en équivalent du chef-d’œuvre de réception réalisé par les Compagnons à l’issue de leur traditionnel « tour de France »...
••• DIX MINUTES POUR RATTRAPER LE TEMPS
Au final, quelles sont les singularités de cette J12 RM, autour de laquelle il faut s’attendre à une certaine bousculade devant les vitrines de Baselworld ? Laissons de côté pour l’instant l’esthétique un peu décalée de l’ensemble : le gros boîtier « viril » de 47 mm entièrement en céramique et parfaitement rond, faute de couronne ; les ponts et la platine « monolithes » en céramique, superbement dessinés ; le tourbillon inhabituellement placé à 9 h, ce qui prouve au passage qu’il s’agit d’un « vrai tourbillon manufacture », développé exclusivement pour Chanel par Renaud Papi...
Quatre détails se distinguent pour ce qu'on doit retenir de la montre :
• La couronne-poussoir à 3 h : pour l’actionner, on la pousse. Elle sort moelleusement de son logement. Pour la mise à l’heure, on actionne à 2 h un poussoir vertical en céramique sur la lunette (belle complexité du renvoi par bascule !) : la taille de la couronne et son moletage aident au réglage facile des heures et des minutes. Pour le remontage manuel de la montre, on actionne un même poussoir vertical à 4 h et on remonte la J12 par la couronne, comme une montre classique. Compter 50 tours pour recharger en parallèle les deux barillets, la réserve de marche étant affichée sur le cadran de la montre (237 heures, soit dix jours, avec compteur à aiguille situé à 11 h).
• L’aiguille rétrograde des minutes : quand elle arrive à l’index des 10 minutes (2 h du cadran), le passage est obstrué par le logement de la couronne. L’aiguille entreprend alors de rétrograder, c’est-à-dire qu’elle va reculer, pendant dix minutes, vers l’index des 20 minutes (4 h du cadran). 300° de révolution inverse, soit une minute toutes les cinq minutes du cadran. C’est très subtil, plutôt mystérieux (puisque cette « régression » tient compte des minutes qui passent : voir-ci-dessous), discrètement spectaculaire, mécaniquement audacieux et surtout très horloger (on imagine l’ingéniosité des rouages qui commandent ce retour en arrière). Dès son retour de l’autre côté de la couronne, l’aiguille reprend sa course classique vers l’avant.
• La lecture numérique des minutes écoulées : pendant la rétrogradation de l’aiguille des minutes, la montre conserve sa précision, les minutes étant affichée sur un disque digital placé sous loupe à 6 h et chiffré de 11 à 19. Le minutes « glissent » ainsi en douceur (sans « pomper » sur l’énergie des barillets) jusqu’au repositionnement de l’aiguille des minutes du côté opposé de la couronne. Le disque des minutes numériques est alors neutralisé et il n’affiche plus rien.
• La philosophie « tactile » et même ludique qui émane de ce concept horloger : on appuie sur la couronne et sur les poussoirs ; on remonte et on met à l’heure par dessus (et non plus sur le côté, ce qui est nettement plus pratique) ; on joue d’ailleurs à remettre à l’heure tellement c’est fascinant de voir les heures inverser leur course. Pour ses dix ans, la J12 offre aux amateurs d’horlogerie – amateurs au masculin ! – une vraie montre d’homme, une vraie série de complications horlogères et une vision vraiment originale de l’horlogerie mécanique en même temps que de l’esthétique horlogère.
••• Image ci-dessus : le nouveau calibre Chanel, déjà très innovant par ses ponts monolithes et sa platine en céramique. On notera l'extraordinaire simplicité de l'architecture pour ce tourbillon de nouvelle génération.
Le tourbillon, placé dans le logement creusé à l'opposé de la couronne molettée, a été retiré pour faire mieux comprendre le mécanisme (la réserve de marche à 11 h n'apparaît pas non plus).
Quand l'aiguille des minutes vient buter sur la couronne escamotable (minute 10 du tour du cadran), elle repart en arrière pendant dix minutes jusqu'à revenir buter sur le côté opposé de la couronne (minute 20).
Pendant ce temps, on lit les minutes de l'heure en cours grâce au disque dans le guichet découpé au-dessus du marquage Chanel J12.
••• VIDÉO : Pour mieux comprendre le concept de la J12 RM, une vidéo de démonstration ajoutée sur Business Montres le 14 février...
••• POUR LE RESTE, POUR TOUS LES DÉTAILS MARKETING, et surtout pour les images super-léchées de cette montre, on se reportera à la littérature officielle et autorisée de Chanel, telle que la diffuseront prochainement tous les robinets d'eau tiède spécialisés dans la communication horlogère.
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