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Le commerce parallèle de montres pèse des milliards de francs. Témoignage d’un acteur de la branche, Maxim Artsinovitch, qui réalise des ventes annuelles de 100 millions de francs. Il livre son hit-parade des marques et modèles les plus recherchés
«C’est une calamité. Chez Omega, nous menons depuis des années une véritable croisade contre le marché gris.» Rencontré en marge d’une conférence de presse de Swatch Group, pile une semaine avant l’ouverture, ce jeudi, du grand raout commercial annuel qu’est le salon international de l’horlogerie Baselworld, le président de la plus grande marque de la firme de Nicolas Hayek, Stephen Urquhart, n’a pas de mots assez durs pour dénoncer le commerce de montres à prix bradés.
«Que le garde-temps se retrouve à la vitrine de chaînes discount ou sur des sites internet, la pratique est dommageable», explique-t-il. Elle dégrade l’image du produit et mine toute l’histoire et l’identité que les équipes de marketing s’appliquent à entretenir, voire à créer, souvent à grands frais. Pire encore, les soldes entament la prédisposition du client à accepter de payer le prix officiel.
Les stratégies de lutte contre ce marché – par ailleurs absolument légal – reposent toutes sur la même recette: garder le réseau de distribution sous contrôle. «Nous analysons les chiffres d’affaires des détaillants et nous voyons rapidement si les volumes écoulés correspondent au marché local», explique Nick Hayek, directeur général de Swatch Group. «Toutes nos montres ont un code, si nous en trouvons hors des réseaux officiels, nous pouvons remonter la filière jusqu’au détaillant indélicat, que nous n’hésitons pas parfois à exclure de notre réseau», poursuit-il. Chez Hublot (groupe LVMH), le patron Jean-Claude Biver est même allé un cran plus loin. Il a engagé une personne à plein-temps pour traquer le bradage. «Le détaillant pris en faute se voit proposer l’alternative suivante: racheter le garde-temps au prix où nous l’avons acquis ou perdre notre marque», lâche-t-il.
De l’autre côté du miroir, ces propos sont accueillis avec indifférence, si ce n’est avec ironie. «Lorsqu’ils sont à court de liquidités, les détaillants n’ont d’autres moyens de s’en sortir que de nous appeler à l’aide», explique le Russe Maxim Artsinovitch, actif dans le secteur depuis douze ans, récemment rencontré par Le Temps. «Je suis l’ambulance, ajoute-t-il, le seul qui peut apporter le cash dont ils ont besoin, en leur rachetant des montres, qu’ils doivent parfois céder à perte. En ce sens, je peux affirmer que je viens en aide aux groupes horlogers», assure-t-il sans plaisanter.
L’homme achète dans une vingtaine de pays, dont la Suisse. Les centres internationaux du «marché parallèle» – un terme qu’il juge plus «poli» que «marché gris» – sont principalement les grands centres financiers internationaux: Hongkong, Singapour, New York et Dubaï, et Genève (sur l’aéroport, en zone franche). Pourquoi? Tout simplement parce que les droits de douanes y sont très bas, voire carrément inexistants.
Maxim Artsinovitch assure que son chiffre d’affaires dépassait les 100 millions de francs par an entre 2004 et 2006. «Les meilleures années, celles où l’argent du pétrole et du gaz a créé une formidable hausse de la demande en Russie, au Kazakhstan, mais aussi en Ukraine», se remémore Maxim Artsinovitch. L’horlogerie helvétique affichait parallèlement des croissances de 10% par an…
L’homme d’affaires a toutefois senti le vent tourner dès 2007: ses clients étaient saturés de grandes complications horlogères, le segment dont il s’est fait une spécialité commerciale.
Côté rentabilité, Maxim Artsinovitch ne cache pas qu’il évolue dans une tout autre ligue que les marques, qui affichent des marges de 20 à 30%. «Nous travaillons sur du 5 à 7%. De manière générale, j’achète les garde-temps auprès des détaillants avec une commission de 5% par rapport au prix qu’ils ont payé au groupe horloger. Et je les écoule avec une marge de 5%, explique l’homme d’affaires. Cette méthode permet au client final d’accéder à des pièces de haute horlogerie avec des discounts allant de 25 à 40%. Parfois 50%. Cependant, je ne suis pas un tueur du marché. Il m’arrive de vendre des montres plus cher que le prix officiel.»
Les marques les plus recherchées actuellement? «Le numéro un est Ulysse Nardin, plus particulièrement le modèle Maxi Marine Diver Chrono. Suivent derrière Breguet (la gamme entière est demandée), Rolex (notamment la Submariner), Audemars Piguet (surtout la Royal Oak Offshore), puis Vacheron Constantin, Jaeger-LeCoultre, Blancpain et Patek Philippe. Des pièces dont les premiers prix officiels sont de plusieurs dizaines de milliers de francs.
Maxim Artsinovitch ne cache pas son statut de franc-tireur: «Je me fiche de toute la publicité faite sur l’histoire et la tradition des marques. J’achète et vends les montres comme des matières premières. Je veux acheter et vendre rapidement.» A ses yeux, les groupes horlogers ne sont en outre pas innocents, souvent à leur insu, dans la profusion du marché gris. «La direction des sociétés déplore le phénomène, mais les chefs des ventes régionaux sont poussés à vendre toujours plus, avec des objectifs parfois déconnectés de la réalité. Pour conserver telle ou telle marque, les détaillants sont parfois forcés d’acheter. Je suis leur sortie de secours.»
La crise va-t-elle permettre de faire de l’ordre? Stephen Urquhart y croit. «L’an dernier, la demande a baissé également dans le marché gris, c’est le bon côté de la récession», analyse-t-il. Reste alors à savoir si l’industrie pourra retrouver les énormes progressions de ventes affichées avant la crise. A en croire Maxim Artsinovitch, «dans la haute horlogerie, qui représente quelque 30% des 13 à 14 milliards de francs d’exportations annuelles, 50% des ventes ont aujourd’hui lieu sur le marché parallèle. Beaucoup d’ultra-riches sont aussi très bien informés: ils ne veulent pas payer le prix officiel pour ces produits.»
Philippe Gumy
Le Temps |