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Magistrale démonstration d’avant-gardisme : ce tourbillon téléphone Celsius, lance avec courage un pont techniqueentre les beaux-arts de la mécanique et les beaux-arts de la communication.
Mais qui peut bien vouloir acheter un tourbillon téléphonique à 250 000 euros ?
••• CHAMPION POUR DES QUESTIONS
En tant qu’objet, sur un plan purement formel, LeDix de Celsius X VI II est superbe : bien connu des lecteurs de Business Montres, qui l’avait considéré comme un des produits « les plus intéressants de Baselworld », il n’a déçu personne par son esthétique très travaillée, à la fois sur le plan horloger (un superbe tourbillon aux rouages étirés en longueur sous le cadran), sur le plan énergétique (le remontage du tourbillon en actionnant le clapet, l'optimisation de la consommation d'énergie) et sur le plan stylistique (lignes très soignées dans des matières de choix comme le titane ou l’ébène). Encore un joli coup de la Confrérie horlogère Hublot (l'ex-bande de Mathias Buttet, chez BNB), qui assure la production pour Celsius !
• Zéro défaut donc, mais des tonnes de questions, sur l’usage d’un tel appareil téléphonique, très lourd quoiqu’irréprochable sur le plan technique (et peu généreux sur le plan fonctionnel), ainsi que sur la cible qu’il ambitionne avec son prix élevé (250 000 euros) en dépit d’un absence de show-of délibéré : difficile de viser une clientèle d’UHNWI (Ultra-High Net Worth Individuals) manifestement néo-millliardaires et de se refuser en même temps à semer sur ce téléphone les paillettes et les cailloux qu’ils affectionnent.
•• D’où cette première place au hit-parade des objets les plus problématiques de Baselworld. Ceux qui dérangent... Si on connaît aujourd’hui relativement bien le marché de Vertu, on ne dispose d’aucun référentiel sur les confins extrêmes de cette niche. On peut se rassurer en se souvenant qu’il en était de même quand Vertu avait ouvert son marché, à des niveaux de prix qui semblaient à l’époque totalement irréalistes pour des « téléphones ». Sauf que, entre-temps, on a tourné la page de la Bulle Epoque et que les temps ont changé...
••• Plusieurs (vrais) milliardaires extra-européens rencontrés à Baselworld n’ont pu retenir un sourire ironique et poli à l’énoncé du prix exigé par Celsius, dont ils sont pourtant les meilleurs clients potentiels. Echaudée par des achats de « nouvelles marques » horlogères assez inconséquentes, cette cible d’UHNWI n’a pas un problème de liquidités : le caprice à 250 000 euros ne lui fait pas peur. Elle a un problème d’image et elle ne veut plus perdre la face en achetant trop cher ce qui ne le mérite pas : une réflexe de méfiance né de la différence entre pouvoir acheter (il suffit d’avoir le compte bancaire assorti) et savoir acheter (un talent qui vient avec les années, la culture et l’expérience).
•••• Hier, c’était le prix qui faisait la valeur de l’objet : il était donc important de communiquer sur ce prix élevé, élément-clé d’assertion pour la pertinence de l’achat et le prestige de l’acheteur. Aujourd’hui, c’est la valeur perçue de l’objet qui dicte son prix : le plus grand sport chez les milliardaires est précisément de marchander pour prouver son intelligence consumériste. Le prestige naît du rapport de forces qui a triomphé des exigences du vendeur. Changement magistral de paradigme, qui prend à contrepied des propositions comme celle de Celsius, conçue et travaillée dans un tout autre cadre sociétal, en 2006 : même si ça valait aujourd'hui 250 000 euros, il serait suprêmement chic de ne pas le payer à ce prix-là !
••••• D’où les questions sur l’adéquation produit/cible réelle, sur son understatement stylistique face aux exigences démonstratives du public visé [en clair, ça manque de dorures et de valeur perçue pour les UHNWI concernés] et sur la pertinence d’avoir positionné d’emblée LeDix si haut, alors que la proposition n° 2 de la marque (annoncée à 40 000 euros) aurait suffi à créer une disruption, sans provoquer le court-circuit de méfiance évoqué ci-dessus. Quand l'écosystème d'une marque change, les lois de l'évolution la condamnent si elle ne mute pas...
•••••• D’autant que les néo-milliardaires en question apprennent très vite et qu’ils ne rêvent que de s’intégrer à la « nouvelle classe » des élites internationales, comme l’ont fait les nouveaux riches russes des années 1990 et les nouveaux riches chinois des années 2000 : ces élites – qui ne le sont qu’en vertu de leur intelligence stratégique – estimeront sans doute plus malin de s’acheter, pour 250 000 euros, un vrai tourbillon créé par une marque de référence, une montre-ovni pour épater leurs copains et un téléphone qui ne déformera pas leur poche...
••••••• On espère seulement que les efforts des créateurs de Celsius pour installer un bastion de micro-mécanique à la frontière du high-tech n’auront pas été vains : la tentative est belle, et elle sera sans doute déterminante pour ouvrir les esprits des marques de montres au fantastique potentiel d’une nouvelle mécatronique. Le besoin est patent : plus le monde se digitalise, plus l'environnement personnel micro-mécanique fait de la résistance. Et quoi de plus intime ou personnel qu'un téléphone ?
• En résumé : un superbe mix produit/marketing, assorti d’une communication efficace et d’une esthétique percutante, ne fait pas forcément un succès commercial. Business angel de la jeune et sympathique équipe Celsius, Richard Mille commencerait-il aujourd’hui par lancer un tourbillon à 300 000 euros, sur les marchés tels qu’ils sont à présent structurés et polarisés par de nouvelle valeurs ? On peut en douter, même si c'est ce qui lui a si bien réussi en 2000, il y a dix ans...
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