|
Premier bilan socio-esthétique du printemps 2010 : ça bouge dans les vallées, mais encore plus hors des vallées, un peu pénalisées par le choix du « retour au classique » opéré par les grandes marques – celles qui tirent profit du marché en le suivant, plus qu’elles ne l'orientent ou elles ne l’impulsent...
1)
••• L’HORLOGERIE CHROMATIQUE
La couleur reprend des couleurs. Après un tsunami de Paint It Black (merci, M. Jagger), l’horlogerie reprend des couleurs, sous la double pression du classique « retour de balancier » [quoi de plus normal pour des horlogers !] et d’une crise économique qui exige au dehors une opulence chromatique qui tranche avec les noires pensées du dedans. Les marques life style ont donné le ton (Nixon, Ice Watch, Toy Watch et les autres), Swatch a repris la balle au bond (Colours Code), tandis qu’on voyait même renaître en Italie la regrettée marque Hip Hop et que Jean-Claude Biver ne ratait pas ce train avec ses Big Bang Tutti Frutti. C’est Alain Silberstein qui triomphe, avec son inspiration Bauhaus ! Cherchez aussi les couleurs dans les index (ci-dessus). Pas de quoi ringardiser la mode « All Black » (voir ci-dessous la tendance n° 5), mais seulement la relativiser et contaminer d’emblée toutes les prochaines collections 2011, « primaires », « pastellisées » ou « acidulées » selon les goûts.
2)
••• L’HORLOGERIE MUSÉOGRAPHIQUE
Voici le temps des exécuteurs testamentaires : en recrutant des muséographes plutôt des ingénieurs, l’horlogerie 2010 a fait main basse sur les icônes de ses musées et surjoué le « retour au classique » et la « mise en valeur de l’héritage ». Avec plus ou moins de bonheur créatif : sans faute pour Tudor et son nouveau chrono Héritage, qui est à la fois rétro et futuriste, mais lassitude (sauf pour le prix : voir ci-dessous tendance n° 9 !) pour ce qui concerne Breitling ou même Omega. Si Bell & Ross réussit la transfusion salvatrice de son design BR dans une collection Vintage à bout de souffle (voir la nouvelle BR 123, qui cumule les tendances n° 1, n° 2, n° 3, n° 4, n° 5 et n° 6 : image ci-dessus), que de pâles rééditions tout juste agrandies et mal décalquées, faute de talent (re)créatif et d’audace marketing.
3)
••• L’HORLOGERIE DÉGRESSIVE
Une tendance qui se mesure au pied à coulisses. C’est une loi sociologique absolue : en période de crise, les jupes raccourcissent, alors que les seins grossissent chez les mannequins en couverture des revues féminines. Apparemment, il y a un complément horloger à cette règle : les mini-montres accompagnent les mini-jupes. Ce qui ne veut pas dire – attention au contresens ! – que la taille moyenne des montres va se réduire : le mini devient ici le complément idéal du maxi, dont il se pose en déclinaison précieuse, mignonne et légèrement snob. Exemples cette année : les mini-Boucheron, la mini-J12 de Chanel ou la mini-D de Dior. Le succès naît de la transposition intelligente d’un modèle plus volumineux : ce ne doit pas être une réduction, mais une réinterprétation capable de rendre la pièce encore plus désirable, par une sorte de tropisme maternel congénital qui pousse les êtres humains de sexe féminin à s’attendrir devant un bébé, un string ou une Fiat 500. Donc, toute icône doit avoir son reflet à l’échelle miniature, mais sans rien perdre de sa magie initiale...
4)
••• L’HORLOGERIE MANIÉRISTE
C’est le nouveau culte du détail : la couronne qu’on retravaille sans avoir l’air d’y toucher, les index qu’on rectifie, un cadran qu’on rejoue en multi-couches, des compteurs qu’on relooke en guichets à affichage circulaire, l’angle des cornes qu’on rétrécit pour rendre la montre plus portable, l’usage généreux du Supermuninova de couleur, le toucher siliconé d’un bracelet, tous ces petits riens qui prouvent qu’on tente d’approfondir le message de la marque et de densifier le contenu horloger de chaque pièce... Ceci pour ne rien dire du raffinement des matières : os de dinosaure pour les uns (Louis Moinet), mais « coprolithe » – c’est plus chic que bouse fossilisée – pour la pièce unique d’Artya, dont il faut bien avouer qu’elle est séduisante par l’irisation en rose pailletée de son cadran. Il faudrait également parler des opales de feu chez Dior ou de la multiplication des météorites. Bref, la singularité des détails compte désormais plus que leur somme : c’est au raffinement des parties qu’on doit juger le tout...
••• DANS LA CATÉGORIE « CULTE DU DÉTAIL », ne pas manquer la tendance « index en relief sur rehaut oblique » : c’était une spécialité de NOA (marque tessinoise Swiss Made au design très travaillé), mais la mode a été reprise et elle court dans toute l’horlogerie italienne, à commencer par Tendence et tous les habituels followers qui aspirent goulûment l’« air du temps » –c’est-à-dire les courants créés par les autres. Avantage de ces index en relief : ils dessinent sur le cadran une spectaculaire architecture en 3D, et on sait que la tendance 3D était une des conquêtes horlogères des éditions précédentes de Baselworld...
5)
••• L’HORLOGERIE MILITARISTE
Ne pas déduire de la vague chromatique (tendance n° 1) la mort du cadran noir-PVD noir-saphir fumé sur caoutchouc noir : les montres un tant soit peu sportives se veulent – petites et grandes maisons confondues – délibérément « opérationnelles », stylées commando et orientées « forces spéciales ». Qui n’a pas son SEAL ou son chuteur ops sous la main ? Bon exemple avec la Col Moschin d’Oris, qui mériterait une mention spéciale au palmarès des plus belles montres de plongée de Baselworld 2010. Bref, l’horlogerie se la joue militariste tous azimuts, Bell & Ross donnant même dans le boîtier en céramique réséda sur bracelet en toile verte satin 300 [les initiés comprendront]. Evidemment, sachant que la mode de l’été 2010 sera ultra-militarisée, on trouve du camouflé façon Bigeard chez Hublot et d’excellents « instruments » tout-terrain à bracelet bigarré chez Timex. A quand l’Aquanaut Camo chez Patek Philippe, puisque, d son côté, le marketing Breguet nous affirme –craché, juré ! – que la prochaine Type XXII a des ambitions « réglementaires » (il suffit d'y croire)... Compte tenu du nombre des membres d’unités des forces spéciales à travers le monde, et au vu de la multiplication des montres destinées à les équiper qu’on proposait à Baselworld, il va bientôt falloir plusieurs bras et d'innombrables poignets à tous nos amis qui mènent la guerre de l’ombre...
6)
••• L’HORLOGERIE STYLE DE VIE
Fortement impactée par les griffes de mode dans le années 1990, l’horlogerie traditionnelle en a été durablement ébranlée, affectée et influencée. Aujourd’hui, ces marques de mode évoluent vers un néo-classicisme spectaculaire parce que très néo-horloger : il suffisait de regarder les collections de Guess ou celle de Nautica pour le vérifier. Ce qui libère un espace créatif stratégique pour une nouvelle génération de pure players horlogers : les marques life style devraient provoquer un séisme au moins équivalent à celui qu’avaient déclenché les griffes fashion voici 10 ou 15 ans. Le regroupement tenté par Baselworld au fond du Hall 1.1. était-il fortuit ou provoqué ? Il a en tout cas permis de cristalliser cette tendance, autour de marques comme Nixon, TW Steel, Tendence, Meccaniche Velocci, qui démodent franchement les marques de mode « recentrées » et qui détournent sans vergogne les codes de la haute horlogerie pour les transposer dans un univers de montres accessibles (400-1 000 euros) qui ont d’autant moins besoin d’étiquettes de mode qu’elles créent la mode et qu’elles deviennent, sur des bases purement horlogères, des repères de tendance. En 2011, on devrait voir grandir ce corner life style, qui prendrait ainsi les montres de simples griffes en sandwich, entre les premiers rangs du 1.1 (marques traditionnelles) et la nouvelle génération menée par Nixon ou TW Steel. Entre les deux, les marques qui ne seront plus que de simples déclinaisons fashion ont du souci à se faire : soit elles se recentrent à la Guess (et c'est l'entrée de gamme des purs horlogers qui doit s'inquiéter), soit elles optent pour le life style (bon exemple amusant : Marc Ecko), soit elles se ringardisent...
7)
••• L’HORLOGERIE CASCADANTE
C’est une tendance purement émergente, mais sacrément ludique : on en trouverait les prémisses chez Piaget, avec la « montre-sablier » de 2008, qui a donné des idées à Versace (la marque présentait cette année une collection particulièrement réussie, dont une Destiny Spirit au boîtier à demi-rempli des microbilles qui cascadent au moindre mouvement du poignet) et l’envie d’en faire autant à des marques qui ont bourré les cadrans de diamants dégoulinants en vrac (la nouvelle Mood des Californiens d’Icelink, les modèles de la marque néo-californienne Dunamis ou ceux de la nouvelle référence italienne Marco Mavilla)...
Et aussi, du côté des marchés...
8)
••• LA MÉFIANCE DES DÉTAILLANTS
Passées les folies de la Bulle Epoque, les détaillants, grands ou petits, se retrouvent scotchés avec des stocks de montres « nouvelle génération » dont ils ne savent plus quoi faire, soit parce qu’elles sont restées à des prix hors marché (la liste est longue !), soit parce quelles ont disparu (Villemont, Wyler), soit parce qu’elles sont passées en mode hibernation (Favre-Leuba, HD3 et quelques autres), soit parce que plus personne n’est capable d’en assurer le SAV, la disparition de BNB rendant les acheteurs plus que circonspects. Les détaillants sont donc d’une rare prudence à la pensée de référencer une nouvelle marque pour la proposer à des clients qui, eux, achetaient déjà des montres il y a dix ans et qui en achèteront d’autres dans dix ans. Question de responsabilité d’une enseigne ! Contrairement à ce qui se passait au cours des cinq dernières années, non seulement les détaillants d’avant-garde ne précommandent plus, mais ils ne se mouillent plus non plus, même pour des marques indépendantes dotées d’une surface rassurante. Ce désamour remet en cause tous les modèles économiques pratiqués par la « nouvelle génération » – elle met surtout en cause leur survie, le « pronostic vital » de plusieurs d’entre elles étant d’ores et déjà engagé...
9)
••• LE RETOUR DE LA GUERRE DES PRIX
Une décennie sans poser la question des prix : c’était d’autant plus inutile que les marchés absorbaient n’importe quoi à n’importe quel prix, un mot devenu quasiment tabou et lépreux dans l’univers du luxe. 2010 s’ouvre sur d’autres considérations, des marques comme Zenith ou Ebel faisant de l’argument un des piliers de leur nouveau marketing, alors que ceux qui avaient forcé sur l’addition (Concord et d’autres) se voient obligés de renégocier un positionnement avec leurs détaillants. Breitling a choisi de miser sur l’accessibilité de ses nouveautés, tandis que les propositions 2010 de Longines ou de Tissot sont tout simplement imparables. Hier, le prix affiché disait la valeur supposée de la montre : aujourd’hui, c’est la valeur perceptible de la montre qui fait son prix de marché [analyse Business Montres du 27 mars, à propos du tourbillon/téléphone Celsius]. La notion de « juste prix » revient donc en force dans le processus d’achat, et il le perturbe sérieusement, non seulement pour ce qui est du prix catalogue [qui vend ou achète encore des montres au prix public conseillé par la marque ?], mais surtout pour le prix réellement admissible par des amateurs de plus en plus experts en comparaison inter-détaillants [que de ventes opérées avec, en ligne, au bout du iPhone, un autre détaillant à peine moins discompteur ?]. Problème annexe : les écoles de vente ne forment plus personne à la négociation sur les prix, alors même que le bon vieux marchandage est redevenu le sport favori des hauts revenus...
10)
••• LA DÉSINTERMÉDIATION DE L’INFORMATION
A lui seul, l’exemple de Rolex diffusant ses dossiers de presse en ligne dès le mercredi d’ouverture de Baselworld prouve à quel point l’information horlogère a changé d’ère : les dossiers de presse Rolex étaient jusqu’en 2010 les plus difficilement accessibles aux non-initiés, certains journalistes ne parvenant même pas à se faire présenter les nouveautés ! Dès la première heure du premier jour de Baselworld, on en trouvait plus sur les pages des réseaux sociaux que sur les forums Internet spécialisés, qui auront de toute façon deux ou trois mois d’avance sur les revues spécialisées [c’est pour cette raison que Business Montres a choisi de travailler beaucoup plus avant Bâle et après Bâle, pour se consacrer à la recherche des vrais informations pendant Bâle et laisser donc les perroquets caqueter sur tous les canaux disponibles]. Ce phénomène de désintermédiation – qui délégitime les journalistes comme « relais » uniques de l’information – est irréversible, qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite. Il place les marques face à quelques défis, et les journalistes face à d’inévitables mutations. Comment gérer les flux d’information en amont comme en aval des présentations officielles ? Comment faire passer une information pertinente – qualité plus que quantité – au bon moment et au bon endroit pour toucher la bonne cible ? Comment gérer les néo-informateurs du web, plus « sauvages », sachant qu’on avait jusqu’ici réussi à domestiquer les animaux familiers de la ménagerie médiatique ? Comment rester présent et bien identifié dans le tapage digital universel ? Etc : inutile de préciser que Business Montres y reviendra longuement dans les mois à venir...
(RELIRE ÉGALEMENT)
••• « LES 10 MOTS-CLÉS DE BASELWORLD 2010 »
Florilège du vocabulaire chic qu’il fallait apprendre par coeur pour ne pas se tromper de discours pendant le salon : c’était dans Business Montres dès le 20 mars, et nulle part ailleurs...
|