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Sans tambours, ni trompettes, le groupe Franck Muller et le fisc helvétique ont signé un compromis à 170 millions de francs, pour un redressement d'abord chiffré à plus de de 600 millions...
Le groupe Franck Muller s’en sort plutôt bien, mais c’est l’industrie horlogère qui ne s’en tire pas bien du tout !
1)
••• UN GRAND CONFLIT LAVÉ PLUS BLANC QUE BLANC PAR UNE PETITE TAXE
En transigeant à 170 millions de francs suisses (source administrative non officielle), après un « redressement » qui se montait initialement aux alentours de 600 millions, l’administration fiscale suisse n’a fait qu’honorer une tradition locale fortement enracinée : celle du... petit arrangement entre amis, toujours mutuellement fructueux pourvu qu’il soit couvert par le fameux « secret fiscal » ! Les services économiques de Berne et le groupe Franck Muller auront tout de même mis huit ans à trouver cet accord, qui satisfait apparemment d'autant mieux les deux parties qu'elles se refusent à tout commentaire...
• Après tout, 160 millions pour huit années litigieuses ne font jamais qu’un peu plus de 21 millions par année de chiffres contestés : pas vraiment de quoi hurler à l’acharnement bureaucratique côté contribuable « redressé » – d'autant que le groupe Franck Muller n'a – semble-t-il – payé aucun impôt au cours de cette période à cause de ce contentieux. De la même manière, on peut considérer que ces 21 millions annuels rétrotaxés n'ont plus rien qui pousse à s'indigner publiquement et médiatiquement des supposées « magouilles » et autres combinaisons tordues qu'on prêtait volontiers à la direction d'un groupe accusé ouvertement de « blanchiment », sinon de grand banditisme horloger. On pourrait presque dire que la maxi-montagne des suspicions accouche d'une mini-souris de corrections fiscales...
• Comme il faudra payer ces 160 millions sur sept ans, soit environ 24 millions par an, on peut même considérer que le groupe s’en sort relativement bien : le prix à payer pour se retrouver fiscalement blanchi est finalement assez modéré. On murmure aussi, du côté des services de l'impôt pour le canton de Genève, que ce remboursement annuel pourrait substantiellement modifier l'assiette fiscale du groupe Franck Muller pendant plusieurs années. Et donc faire varier de façon très positive (en faveur de Franck Muller Watchland !) son assujettissement à l'impôt, alors même que la situation financière du groupe, qui n'a aucune dette bancaire, est très largement excédentaire...
• Hier, l’équipe de Franck Muller Watchland (Genthod) se trouvait traînée dans la boue et accusée des pires dérives mafieuses par la rumeur genevoise. Aujourd'hui, la mansuétude de l'administration fiscale bernoise lui accorde l'absolution : de quoi revenir sur le devant de la scène, le front haut, revêtue, comme dans la légende, « de probité candide et de lin blanc » (Victor Hugo, Boaz endormi). Un rôle nouveau dans la répertoire de Vartan Sirmakes !
• 24 millions de francs suisses l’année de pure honorabilité et de virginité fiscale recouvrée : c’est même finalement plutôt bon marché pour éteindre les malveillances sous le sceau du secret fiscal. Le quitus de l'administration confédérale sera le document parfait pour clore le bec de tout le monde, à commencer par celui des « journalistes-qui-racontent-n’importe-quoi » (refrain bien connu !)...
2)
••• LE BON USAGE DES PRIX DE TRANSFERT
Base théorique de ce redressement fiscal : une contestation par les autorités fiscales helvétiques des « prix de transfert » pratiqués par le groupe Franck Muller pour ses exportations (montres expédiées hors de Suisse vers les multiples canaux de distribution qui les commercialisent). Techniquement, le « prix de transfert » est le prix de base d’une montre tel qu’il est établi par une société horlogère basée en Suisse, quand elle transfère cette montre à l’étranger pour la vendre.
• Dans la profession, il est d'usage courant d’abaisser ce prix de base au maximum, surtout quand les montres sont destinées à être revendues dans des pays où les taxes d’importation culminent à des sommets vertigineux. Pour que les prix publics appliqués dans ces pays restent à des niveaux voisins des prix de référence européens, les entreprises horlogères « écrasent » leur prix de base au départ de la Suisse. Il faut absolument minorer ces prix de transfert quand, en Russie, les montres importées supportent 50 % de taxation. En Chine, c'est un minimum de 60 % (plus quelques taxes supplémentaires). En Inde, comptez 70 % !
• Dans ces pays, il s’agit de faire en sorte que le prix public (celui qui apparaît au client final, en vitrine et dans les catalogues) ne soit pas trop élevé : si une différence trop grande apparaît [évaluée par les experts à 15-20 % de hausse], les clients locaux préfèrent acheter à l’étranger, hors taxes, ou sur les marchés parallèles, par nature non soumis aux taxes d’importation [de nombreux « parallélistes professionnels » ont assis leur fortune sur ce différentiel entre un prix d’achat raisonnable en Suisse et un prix de revente exorbitant dans les pays surtaxés]...
• A quelques détails de procédures comptables près, c'est cette pratique de la minoration du prix de base que les services fiscaux de la Confédération contestaient dans le bilan du groupe Franck Muller : c’est parce qu'il pratiquait des « prix de transfert » estimés trop bas que le groupe de Vartan Sirmakes a été mis à l'amende. Désormais, les bons comptes feront les bons amis. Enfin, presque ! On le verra ci-dessous...
• Ne soyons pas naïfs : il est également vrai que des prix de cession trop bas peuvent amener un groupe à afficher beaucoup moins de bénéfices dans la maison-mère suisse [et donc à supporter moins d’impôts dans le pays d'origine] ! Explication logique : c'est la maison mère suisse qui supporte toutes les charges de production, mais, du fait des prix de transfert minorés, elle ne génère elle-même que peu de profits ! Les bénéfices réalisés grâce aux ventes sur les marchés extérieurs se contentent de remonter vers les filiales ou vers les intermédiaires de commercialisation, mais pas plus haut ! Les comptes de ces filiales spécialisés ne sont pas forcément consolidés dans les sièges sociaux suisses, mais plutôt dans des holdings de tête délocalisées sur des places aux fiscalités plus favorables aux entreprises (Luxembourg, Monaco, Pays-Bas, paradis exotiques, etc.).
• D'où le sentiment – bien compréhensible – de frustration et d'agacement des services confédéraux chargés d'encaisser l'impôt sur les sociétés : ils n'obtiennent que quelques gouttes quand ils ouvrent le robinet, alors que les tuyaux sont pleins. Leur mission va dès lors consister à prouver que l'administration de ces structures intermédiaires de commercialisation est effectivement basée à Genthod...
3)
••• LA PRATIQUE LÉGITIME DE L’OPTIMISATION FISCALE
Tous les groupes horlogers suisses et toutes les grandes marques indépendantes pratiquent allègrement cette modulation des « prix de transfert » en fonction des taxes dans le pays de livraison. Il s’agit avant tout d’« optimisation fiscale », dans une logique purement managériale et parfaitement légitime : pourquoi payer trop quand on peut ne payer que le strict minimum ? Pourquoi gaspiller en Suisse (sous forme d'impôts) des ressources précieuses, quand on peut les consacrer (à travers ses filiales) au financement de sa croissance ?
• Le Swatch Group a ainsi créé une société de facturation spécialisée à Madère (pour l’Europe) et une centrale de factoring identique pour l’Asie (dans une place financière à la fiscalité favorable). Il y a une quinzaine d’années, le groupe biennois s’était d’ailleurs trouvé confronté à une situation comparable à celle du groupe Franck Muller, mais c’était cette fois l’administration fiscale américaine qui soupçonnait, face à des prix de transfert particulièrement bas, une sous-facturation destinée à minorer les taxes dues aux Douanes locales. De source confidentielle bernoise, il se pourrait d'ailleurs qu'il y ait encore, concernant un grand groupe horloger suisse et ses filiales spécialisées, un dossier ouvert à propos de ces « prix de transfert » – à l'usage desquels sont parfaitement rôdés des groupes à vocation internationale comme Richemont ou LVMH, que leur statut de géant mondial fait bénéficier d'une relative tolérance...
• On ne peut évidemment s’empêcher de penser que le groupe Franck Muller a peut-être poussé un peu loin sa politique d’« optimisation fiscale ». De même, le groupe n’a sans doute pas poussé assez loin, ni avec assez de zèle, sa politique de rapatriement vers la Suisse des profits ainsi délocalisés. Soupçons inévitables des gabelous suisses, face à une entreprise qui fait transiter sa facturation par différentes entités comptables basées au Luxembourg, où se trouve la holding du groupe (Chrono Star International Participations Groupe Franck Muller), tête d’un réseau de plus de soixante sociétés plus ou moins consolidées !
• De là à ce que le fisc helvétique s'estime floué, il n'y avait qu'un pas, d'autant plus vite franchi que le groupe est passé par de terribles déchirements internes qui ont sans doute réclamé, en leur temps, d'habiles manipulations comptables. Lesquelles ne s'avèrent, in fine, que des pêchés véniels comparés aux pêchés mortels qu'on imaginait...
4)
••• L'ALLUMAGE D'UNE BOMBE À RETARDEMENT
Il n’en reste pas moins que cette « victoire » des autorités fiscales suisses peut inquiéter tous les partenaires horlogers, qui sont désormais susceptibles de « redressements » confiscatoires – ou du moins vexatoires et discrétionnaires – à propos de leurs « prix de transfert ». Le Swatch Group a autrefois payé cher la suspicion des Douanes américaines. Aujourd'hui, c'est au tour du groupe Franck Muller d'essuyer les plâtres d'une réglementation qui laisse beaucoup trop de place à l'arbitraire. Qui peut se sentir prémuni contre des évaluations autoritaires et administratives d'un « juste » prix de cession ?
• Il est évident que les douaniers suisses ont beaucoup appris sur les « prix de transfert » au cours des diverses péripéties de l’« affaire Franck Muller ». Ils en retiendront un certain pragmatisme dans le traitement d'un dossier horloger [métier dont ils ont découvert la complexité], mais ils ne se retiendront pas d'éclairer de leur nouveau savoir la gestion de leurs prochains contentieux avec des horlogers exportateurs : c'est pourquoi il n'est pas exagéré de parler de bombe à retardement à propos de ces « prix de transfert » ! Cette épée de Damoclès est suspendue au-dessus de toutes les têtes : à qui le tour, maintenant ?
• On vient d'ouvrir, avec une certaine maladresse médiatique, une Boîte de Pandore fiscale dont les poisons peuvent contaminer tout l'actuel système économique de l'horlogerie. S’il devient impossible de moduler librement les « prix de transfert » (au départ de la Suisse et en fonction des réalités de la fiscalité locale), il sera bientôt impossible de vendre des montres suisses à des prix normaux dans les pays anormalement taxés ! Pays qui sont, précisément, les marchés les plus prometteurs et qui sont aussi, de fait, les marchés les plus « pourris » par les importations parallèles !
• On ne joue plus ! La vertu intégriste de l’administration fiscale bernoise dégénère ainsi en encouragement du vice au-delà des frontières : encore un bel effet pervers de la dérive bureaucratique...
5)
••• LA TENTATION DES IMITATEURS ÉTRANGERS
D’autant que les « redressements » désormais pratiqués et légitimés en Suisse ne peuvent que donner des idées aux fonctionnaires économiques russes, au fisc chinois ou aux douaniers indiens. Dans ces pays ébranlés par une croissance économique anarchique, les administrations des impôts sont en train de se réorganiser selon des critères inspirés par les normes des grandes nations : il s'agit pour ces Etats de créer les services fiscaux capables de réguler les importations, de procurer aux gouvernements de nouvelles ressources et d'éliminer les filières frauduleuses. On sait déjà à quel point les litiges se multiplient actuellement aux frontières de ces Etats, sur la foi de réglementations kafkaïennes trop souvent épicées de considérations humaines entachées de corruption...
• La mise en cause suisse de la fixation libre des « prix de transfert » risque donc d'inciter les pays importateurs [désormais hors OCDE, ce qui n'était pas le cas jusqu'à ces dernières années] à y regarder de plus près et à multiplier le harcèlement administratif de ceux qui jouent le jeu de la légalité : là encore, la vertu se fait l'alliée du vice en accordant une prime aux contrebandiers les plus malins !
• Rappel utile : c'est grâce à la modulation tarifaire que permettent les « prix de transfert » que les groupes et les grandes marques peuvent financer leur expansion économique sur des marchés compliqués. Ce sont les marges et les super-profits générés par des « prix de transfert » très avantageux qui permettent aux grands noms de l'industrie horlogère d'entrer sur ces marchés, d'y structurer leur expansion, d'y multiplier les boutiques [par nature non rentables] et d'y dépenser d'extravagants budgets de marketing-communication. Qui veut enrayer la croissance de l'industrie horlogère sur ces lointains terrains de jeu ? Qui veut attacher un boulet de plomb à la cheville des marques horlogères suisses les plus dynamiques ?
••• HALTE AU FEU ! Il devient évident qu'un moratoire sur les litiges économiques de ce genre et sur les contentieux ouverts à propos des « prix de transfert » relève de l'urgence la plus immédiate. C'est une simple question de justice fiscale et de respect des libertés économiques élémentaires. Pour aborder cette question, il aurait été plus malin de ne pas glisser dans la médiatisation polémique et dans le manichéisme éditorial, mais le mal est fait : la révélation publique – sans la moindre subtilité – de l'accord passé entre le fisc helvétique et le groupe Franck Muller jette de l'huile sur un feu mal éteint qui peut demain embraser la forêt...
• L'établissement d’une nouvelle règle du jeu – claire et consensuelle – à propos de ces « prix de transfert » est désormais une priorité pour les autorités économiques de la Confédération – surtout quand on considère que les pays hors-OCDE s'alignent désormais sur le modèle occidental, ou qu'ils tendent à le faire.
• On ne peut s’empêcher de penser que ces mesures sont même plus urgentes pour l’horlogerie que la réforme – ni claire ni consensuelle ! – de l’actuel Swiss Made, telle qu’elle est envisagée par Berne...
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