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Même si la reprise n’est pas encore tout-à-fait au rendez-vous et même si le scénario du W plutôt que du V reste possible, quelques premiers enseignements stratégiques de ces 18 mois de crise horlogère...
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••• UN PAYSAGE HORLOGER PROFONDÉMENT MODIFIÉ
Même ceux qui niaient la crise horlogère à la fin 2008 ont fini par admettre qu’il s’était passé quelque chose : c’est désormais une question de vocabulaire plus que diagnostic clinique. Et c’est aussi maintenant une question de lecture des événements qui ont mené à cette crise (la « Bulle Epoque ») et de mise en perspective des avenirs qu’elle dessine. Business Montres l’a si souvent écrit – dès la rentrée 2008 ! – qu’il serait vain de le développer ici : cette crise a tout changé, marchés, marques, montres, réseaux, prix et motivations de consommation...
• Dans un paysage profondément modifié, qui aura accéléré la sélection darwinienne des marques les mieux adaptées à un nouvel environnement, tout le monde n’a pas su tirer son épingle du jeu. Le marché s’est reformaté selon le fameux schéma de crise en X, avec des grands encore plus grands dans le cône supérieur (généralement, les groupes) et des petits encore plus petits dans le cône inférieur (généralement, les « niches ») – ce qui n’a pas manqué de laminer les positions médianes et intermédiaires, où chacun a été contraint soit de monter en gamme et de grossir, soit de se trouver un position de niche.
• Quoiqu'on ne dispose pas encore du recul suffisant, et en faisant la part du bullshit corporate destiné à épater les analystes qui ne savent pas encore discerner les paillettes comptables de la glaise du terrain, il est néanmoins possible de tenter une typologie du nouveau rapport de forces géostratégique : quels sont les vainqueurs et les naufragés de cette crise ?
2)
••• LES VAINQUEURS
Incontestablement, quelques grands groupes (et des moins grands) ont encore grossi et consolidé des positions déjà largement dominantes. Avec deux vecteurs de puissance décisifs : le poids de leurs réseaux commerciaux et l’impact de leur force de frappe en marketing-communication.
Deux vainqueurs très nets de ces dix-huit mois de crise :
• SWATCH GROUP : c’est le vainqueur absolu de cette crise, avec une image de marque indemne (licenciements réduits au strict minimum), une marge de manœuvre intacte (l’outil industriel est prêt à redémarrer au doigt et à l’œil), une supériorité tactique absolue (Nicolas Hayek et son fils dictent plus que jamais le tempo de toute l’industrie) et une capacité de nuisance d’autant plus redoutée qu’elle est implicite (la perspective de voir le groupe « fermer le robinet » des mouvements affole toute la branche).
Les marques décisives qui étaient affaiblies (Swatch) ont été dopées ou sont en voie de l’être (Certina, Jaquet Droz). Les avancées non stratégiques plus hasardeuses ont été abandonnées (Endura). Il se pourrait même que des licences comme Tiffany & Co finissent par produire des effets positifs ! Sur le terrain, les détaillants sont pris à la gorge, sans vraie alternative commerciale aux marques du groupe et sans vrai recours. Sous perfusion publicitaire, la presse est aux ordres. Une situation rêvée, non ?
••• BÉMOLS À CETTE SYMPHONIE HÉROÏQUE : si les marques sont florissantes [encore que le positionnement respectif de Tissot, Mido et Certina reste cannibalistique], le secteur industriel peine à trouver un second souffle et demeure vieillissant (ETA rame pour lancer de vrais nouveaux calibres, alors que la concurrence se muscle avec un appareil productif modernisé). L’impérialisme du Swatch Group sur le terrain ne peut que pousser à la création de nouvelles alternatives. L’avenir du groupe reste lié à la passation des pouvoirs entre la « vieille garde » de Nicolas Hayek (et de ses fidèles) et la seconde génération des Hayek avec leurs réseaux de fidélité...
• LVMH (pôle horlogerie) : même sans l’incroyable générateur de croissance acquis avec Hublot, le groupe redémarre d’autant plus fort qu’il avait beaucoup plongé, du fait de sa surexposition américaine (TAG Heuer) et de sa relative faiblesse asiatique (hormis Louis Vuitton). La plupart des indicateurs sont repassés au vert : Zenith a trouvé un nouvel équilibre dans son nouveau positionnement, de même que Dior et, à son rythme, Chaumet, tandis qu’un outil industriel crédible se met en place autour des Ateliers horlogers de la La Chaux-de-Fonds (TAG Heuer, Louis Vuitton, Dior), avec le renfort de Zenith au Locle et de la nouvelle manufacture Hublot de Nyon.
Verticalisation bien menée d’une part, horizontalisation intelligente dans le déploiement de marques qui ont plutôt tout juste dans leur catégorie, puissance de feu colossale du groupe LVMH dans le domaine de la communication (on négocie mieux en achetant 1 000 pages par an à un groupe de presse qu’avec une commande annuelle de 10 pages) et importance des filiales au sein du meilleur réseau mondial pour le luxe en général : difficile d'imaginer mieux !
••• SE MÉFIER CEPENDANT DE L’HUBRIS que génère immanquablement toute position dominante, même quand on n’en n’abuse pas : l’arrogance naît souvent du sentiment d’hyper-puissance, et les amateurs du monde entier (tout comme les détaillants) ont l’épiderme hypersensible à propos des marques qui généreraient plus de duplicité et de cupidité apparente que de complicité...
Un laborieux vainqueur aux points :
•• RICHEMONT : le groupe de marques de Johann Rupert serait plutôt un vainqueur par défaut qu’un triomphateur, mais, en dépit de quelques parts de marché, il ne sort pas trop essoufflé de cette crise, même si des licenciements trop défensifs lui ont fait perdre un peu de sa substance. Un échec retentissant (Ralph Lauren) et un défaite en rase campagne (Ferrari by Panerai) impactent finalement assez peu un bilan toutefois alourdi par la dégénérescence chronique de Baume & Mercier, la spirale dépressive où semble aspirée la manufacture Roger Dubuis ou encore la maladie de décroissance qui frappe A. Lange & Söhne. Heureusement pour Bellevue, il y a encore beaucoup de grain à moudre grâce à Cartier (un peu moins qu’avant, mais tout juste), à Jaeger-LeCoultre, le réel succès du groupe, porté par un Jérome Lambert qu'on avait peut être enterré un peu trop tôt, ou encore à Panerai, sans oublier Piaget ou Van Cleef & Arpels. Richemont dispose également d'un solide réseau international de filiales et de boutiques pour sécuriser le dispositif, ainsi qu’une fabrique de mouvements digne de ce nom (Valfleurier) pour sous-traiter les « mouvements 100 % manufacture » des marques du groupe...
••• QUE MANQUE-T-IL À RICHEMONT pour redevenir une blue chip de « père de famille » ? Sans doute un projet, une âme et un chef capable de fixer des objectifs et d’y consacrer des moyens : la quête du profit n’est pas – ne peut pas être – un principe philosophique capable d’entraîner des équipes derrière une « vision » commune. Une génération s’est retirée sans se retirer [les glorieuses équipes d’un Alain-Dominique Perrin ou d’un Franco Cologni], mais surtout sans être réellement remplacées – sinon par une kyrielle de féodalités décidées à s’affronter plus qu’à affronter la réalité de marchés particulièrement versatiles, où les amateurs n’ont plus la marque chevillée au cœur comme autrefois. Dur, dur pour des cadres élevés dans le culte de la marque...
Deux vainqueurs par repêchage :
••• FOSSIL : les boys texans s’en tirent plutôt mieux que prévu et, pour avoir été touchés les premiers sur le marché américain, ils sont déjà en posture de reprise, avec de nouvelles ambitions sur des marques comme Zodiac et des positions raffermies sur des griffes comme Burberry ou Armani. Diesel fait un tabac auprès des nouvelles générations d’amateurs de montres non-conformistes. L’évolution de Fossil en « marque globale » (montres, lunettes, maroquinerie, etc.) dotée de ses propres boutiques est à surveiller de près...
••• PROBLÈME POUR FOSSIL : le groupe doit encore faire la preuve de sa capacité à concevoir une vision à long terme, et non une politique de « coups » ponctuels, comme en témoigne la gestion erratique de trop de marques du portefeuille (DKNY, Michele, Marc by Marc Jacobs, etc.)...
••• TIMEX : même aux Etats-Unis, le groupe Timex a su préserver des positions que renforcent, en image, le travail intelligent sur les marques du pôle fashion (Versace, Ferragamo, notamment) et du pôle life style (Guess, qui se recentre en marque de plus en plus horlogère, Nautica, Opex entre autres), lesquelles ont su se doter d’une identité crédible...
••• MIEUX VAUT CEPENDANT SE GARDER DE TOUT TRIOMPHALISME : Timex n'est plus la marque qui régnait en maîtresse sur le marché américain et le travail de diversification reste fragile, surtout dans la haute horlogerie avec l'étrange investissement dans Vincent Bérard (image ci-dessus : l'amusante Eon de Versace, Swiss Made et très mode, avec une lunette rotative dont la décoration différente sur chaque face peut donner une double identité à la montre)...
Et deux outsiders bien placés :
•••• MONDAINE : à son échelle – modeste sur le plan de l’image, mais non négligeable sur le plan économique, le groupe des frères Bernheim sort relativement renforcé de ces années de crise et même conforté dans ses options en faveur des montres « suisses » accessibles. Mondaine a profité de la disparition du groupe Egana pour s’offrir quelques parts de marché supplémentaires, et même quelques marques génératrices de profits discrets et de positions fortes sur les marchés émergents du continent asiatique (Puma, Esprit, Luminox). L’appareil industriel est lui aussi loin d’être insignifiant. Attention, future grande puissance ?
••• DIFFICULTÉS PRÉVISIBLES : la querelle autour du Swiss Made mobilise beaucoup d’énergies au sein du groupe Mondaine, pour un profit finalement assez modeste. Ronnie Bernheim risque de se brûler les doigts en tirant du feu des marrons dont les autres profiteront !
•••• GROUPE AMBRE : sorti de nulle part ou presque (Yonger & Bresson), le mini-groupe français de Morteau a su accélérer quand d’autres freinaient ou quittaient la route. Il sort de cette crise avec un management renforcé (Dominique Roger : Business Montres du 30 mars), une nouvelle marque au bon potentiel (Yema) et une licence internationale prometteuse (Zadig & Voltaire), en plus de quelques marques intéressantes en distribution et de néo-marques Swiss Made (Catena, Swiss Space). De quoi voir venir pour un nouveau venu dans le paysage horloger européen...
••• FACTEURS SENSIBLES : sait-on encore gérer un portefeuille de marques en France ? Yema, pure player horloger, ne se pilote pas comme Zadig & Voltaire, ni comme Yonger & Bresson. Quand les autres groupes français spécialisés dans la mode horlogère plongent, il serait dommage de voir trébucher une équipe prometteuse...
3)
•••A SUIVRE : LES AUTRES GROUPES EN SORTIE DE CRISE / Les équilibristes, les recalés provisoires et les vrais perdants (« Géostratégie horlogère », Episode 2)
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