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Après les groupes (« vrais gagnants » et « vrais perdants ») et après les maisons indépendantes qui ont su le mieux tirer leur épingle d'un jeu compliqué, un rapide coup de projecteur sur les marques surprises, ébranlées et déstabilisées par la crise.
••• PAS QUE DU BONHEUR, ET PARFOIS MÊME PIRE !
La crise n’a souvent été que le révélateur d’un malaise plus ancien, qui demeurait masqué par la croissance folle de la Bulle Epoque. On aura remarqué que très peu de marques ont réellement succombé au cours de ces dix-huit mois d’une tempête dont on commence à entrevoir l’issue : on ne décompte que quatre maisons officiellement « arrêtées » ou disparues (Favre Leuba, Wyler, Villemont, Léon Hatot) et quelques autres hibernant en phase plus ou moins terminale (Chronographe Suisse & Cie, Universal, etc.) ! Ce qui est très peu, mais ce qui ne doit pas faire oublier que beaucoup de marques ont été si fortement frappées qu’elles ne se remettront peut-être pas de leurs blessures...
• Sans vouloir tirer sur des ambulances, ni surtout mitrailler des corbillards, il n’est pas inutile de dresser un bilan rapide des marques les plus secouées, que le malaise soit patent ou latent et que les difficultés soient endogènes ou exogènes (tour d’horizon par ordre alphabétique et sans paramètres d’importance économique pour éviter les querelles de préséance).
1)
• AQUANAUTIC : le marché a tourné la page sans que la marque ait compris qu’une époque était révolue et que les amateurs (hommes et femmes) attendaient aujourd’hui d’autres propositions que des grosses montres à petite ouverture surchargées de détails qui lassent et qui sont surtout maintenant détournées par les petits joueurs et les grands tricheurs asiatiques. Quand, en plus, les catalogues voient leurs prix augmentés de 15 % à 20 % sans mutation substantielle de l’offre, on frôle la sortie de route...
2)
• AUDEMARS PIGUET : le malaise est ici plus mental qu’économique, la manufacture du Brassus n’ayant toujours pas fait son deuil du retrait des affaires de Georges-Henri Meylan – désormais observateur légèrement goguenard d’une situation qui s’effiloche sans que la nouvelle direction arrive à la reprendre vraiment en main. Toujours substantiels, les ventes et les profits ne sont plus ce qu’ils étaient, mais le ver est dans le fruit quand une marque doute d’elle-même et temporise, le nez sur l’obstacle, faute d’une vision claire de son devenir. Secouées par des allées-venues successives et contradictoires, les équipes doutent autant que le board – ce qui commence à se remarquer dans la stratégie marketing, dans la politique produits et sur le terrain. Pathétique spectacle que celui de la spirale négative où semble aspirée une des plus belles marques du marché...
3)
• BADOLLET : considérée comme une des marques les plus prometteuses du début 2008, quand personne ne croyait encore à la Première Crise mondiale, Badollet n’a de loin pas créé l’impact annoncé et tout juste sauvé l’honneur en se survivant. Sans gloire certes, mais avec néanmoins un courage certain. Faute d’une dynamique marchande plus porteuse, la nouvelle direction tente de faire évoluer son offre et son réseau, mais le marché s’est repolarisé sur la base d’une demande très différente concernant les nouvelles marques, dont on attend maintenant plus une rupture qu’un néo-classicisme désormais surjoué – avec on ne peut plus de légitimité et de crédibilité ! – par les grandes marques. Peut-on être sans avoir été ?
4)
• CHARRIOL : sympathique mais un peu désordonné, Philippe Charriol sait lui-même que sa marque n’a plus beaucoup d’espace dans la nouvelle configuration en X d’un marché de crise. Les offres médianes y sont laminées par la puissance des groupes et des méga-marques, alors que les maisons de niche peuvent espérer s’en tirer par leur hyper-spécialisation sur des micro-créneaux profitables. On se demande quelle est aujourd’hui la promesse et la consistance d’une marque comme Charriol, pour un amateur expert d’un marché mûr comme pour un consommateur « émergent ». Comme l’idée de Philippe Charriol était de jouer au coude à coude avec Cartier, et celle de sa fille de tutoyer Chopard, on admettra qu’il y a loin de la coupe aux lèvres...
5)
• CHOPARD : Caroline et Karl Friedrich Scheufele ont beau faire ce qu’ils peuvent, la lente reculade de la marque semble si difficilement remédiable que Karl Scheufele lui-même a dû se remettre aux manettes. Rien n’y fait : en dépit de propositions créatives bien venues côté joaillerie, malgré une intégrité horlogère sans faute (ce qui n’exclut pas certains incohérences dans le style et le design), on peine aujourd’hui à comprendre ce qu’est la marque Chopard, ce qu’elle veut et où elle va. Le turnover du haut management – les hommes qui avaient permis à la marque de tripler son chiffre d’affaires en une dizaine d’années – a découragé les équipes sans qu’un apport de sang neuf puisse les remotiver. Alors que son chiffre d’affaires s’érode et que se profile la question de la succession, Chopard se cherche de nouvelles raisons de vivre et fait partager ses angoisses existentielles à tous ceux qui aiment (ou qui ont aimé) la fière indépendance de la marque...
6)
• CHRONOSWISS : que doit faire une marque quand elle n’a plus rien à dire ? Question pour celui qui fut un champion de la renaissance des montres mécaniques : Gerd-Ruediger Lang, qu’as-tu fait de ta marque et pourquoi ne nous fais-tu plus rêver ? Chronoswiss paie désormais son refus de comprendre, d’anticiper et d’accompagner les mutations du marché : les concurrents sont plus malins et plus agressifs, les collections sont désuètes (style, taille, profondeur, prix), leur concept mécanique s’est banalisé et leur marketing comme leur communication demeurent assez pitoyables. SOS créativité ! Une situation d’autant plus choquante que l’horlogerie allemande est en plein réarmement mécanique et stylistique...
7)
• HAUTLENCE : carton jaune en pleine crise (avec le départ d’un des deux fondateurs), mais le marché-arbitre a failli sortir son carton rouge ! Les jeux semblaient faits et rien n’allait plus sur le terrain. Aujourd’hui, la marque revient de loin : Guillaume Têtu, resté à la barre, a retrouvé les germes d’une nouvelle dynamique dans une resserrement du réseau (voire l’exploration de nouveaux canaux), dans un sursaut créatif [la nouvelle Hautlence 2.0 dévoilée à Baselworld, et dès le 10 mars dans Business Montres] et dans une redéfinition courageuse de ses relations avec les médias et les amateurs (Business Montres du 16 février). Les actionnaires ont suivi et remis au pot. A Baselworld, les réactions des détaillants ont prouvé que l’histoire d’amour n’était pas terminée. Reste maintenant à consolider cette renaissance, alors que les marchés accélèrent en Asie (où la marque est encore chancelante) et que la domination surplombante des grands groupes attise le bras-de-fer entre détaillants et marques indépendantes.
8)
• HD3 COMPLICATION : Jorg Hysek et son équipe ont été pris à contrepied par le naufrage de BNB, mais aussi par le retournement du marché, sensible dès 2008, évident en 2009 et confirmé en 2010. Le temps du design minimalistement agressif, de l’hypertrophie créative, de la sophistication vertigineuse dans la complication et du waow effect superlativement tarifé semble bien révolu (image ci-dessus : la Black Pearl, magistralement représentative de la génération des « ovnis-machines à café » de la Bulle Epoque – comme il n'y manque pas un détail décalé, ni une vis, ni un engrenage baroque, ce sera sans doute une fantastique pièce de collection dans vingt ans !). Il faut désormais revoir toute la copie : le concept de marque, les montres, la distribution et le modèle économique. C’est beaucoup de révolutions à la fois pour une structure aussi légère et sur un marché aussi volatil que difficilement à déchiffrer. Pour avoir été un des génies qui ont renouvelé notre regard sur les montres, Jorg Hysek peut redevenir un des artisans de la nouvelle révolution horlogère. A condition de rêver moins haut côté produits, moins cher côté prix et moins fort côté égo.
9)
• PARMIGIANI FLEURIER : quand on songe à l’étonnant savoir-faire d’un Michel Parmigiani, au réseau dont la marque a pu disposer à travers le monde et à l’immense potentiel micro-mécanique d’un outil comme Vaucher Manufacture, on se dit qu’il fallait vraiment tout le génie d’un manager comme l’« Himalaya de la pensée horlogère » pour en arriver là en sortie de crise, alors que la reprise se dessine partout sauf dans le Val-de-Travers [comme son nom l'indique, on n'y va guère droit]. En dépit des rodomontades à l’usage des seuls perroquets médiatiques, le printemps 2010 n’a pas fait éclore un cercle vertueux de reprise, mais confirmé le recul sans enrayer le déclin (parts de marché perdues, outil industriel en jachère, projet d’entreprise dénué de cohérence stratégique). Affligeante tristesse d’un auto-étouffement programmé...
10)
• PÉQUIGNET : sur la papier, l’idée de relancer une manufacture de mouvements tricolore tenait la route, sauf que le mouvement en question, développé sans réelle pertinence économique grâce à des subventions administrées, n’avait pas de marché... Normal : si les bureaucrates comprenaient quelque chose à l’économie d'entreprendre et aux lois du marché, il y a longtemps que nous serions tous citoyens soviétiques ! Comment et pourquoi d’autres marques françaises accepteraient-elles d’utiliser le mouvement d’un concurrent, surtout au prix incohérent que sa production limitée oblige à pratiquer ? Comment et pourquoi des amateurs de montres opteraient-ils pour un label mécanique Made in France – donc dénué de toute légitimité hors communication massive sur le long terme – alors qu’ils ont quatre siècles de références Swiss Made sous les yeux ? Surtout si la montre qui emboîte ce mouvement « français » se présente avec une mention Swiss Made sur le cadran ? Bref, quand on se prend les pieds dans le tapis marketing, il ne faut pas s’étonner de se retrouver le nez dans le ruisseau...
11)
• RAYMOND WEIL : après dix-huit mois de galère, la maison familiale se relève un peu sonnée et découvre un nouvel horizon – qui n’est autre que le champ de ruines de son ancien terrain de jeu. Toute la question est désormais de savoir si Olivier Berheim et ses fils auront le temps de terminer leur entreprise de repositionnement de la marque et, surtout, d’en analyser et d'en percevoir les faiblesses sur un marché plus que jamais outrageusement dominé par les grandes puissances et l’imposion de la distribution indépendante. Aussi à l’aise soit-elle dans son autonomie financière, aucune marque ne peut durablement survivre sans une politique de prix réaliste, sans une offre produits en phase avec la demande et sans un minimum de consistance dans son marketing/communication. Tout reste à faire et à reprendre sur un marché où tout a changé. Tout... sauf le discours impeccablement triomphateur de la marque !
12)
• VICTORINOX : la Bulle Epoque avait poussé très loin les performances et les ambitions de Victorinox, mais la crise a vu fondre ses marchés de référence (Etats-Unis, notamment) en même temps que sa direction était décapitée par la disparition brutale de notre ami Jean-Bernard Maeder (Business Montres du 25 septembre), qui avait fait un extraordinaire travail au service du pôle horloger de Victorinox. Si la marque reste forte, son message en matière de montres est à reformuler entièrement, voire à repositionner en fonction de la nouvelle donne d’un marché qui pourrait ne sortir de la crise que pour entrer – au moins dans les pays les plus mûrs – dans une lente et déclinante récession permanente. Victorinox a encore sans doute beaucoup de choses à nous dire, mais avec d’autres modèles et à d’autres prix, en nous ménageant d’autres surprises que l’utilisation ressassée d’une croix suisse désormais bien galvaudée...
...)
• ET TOUS LES AUTRES ! On aurait pu citer dans la liste ci-dessus des marques qui se réveillent avec une violente gueule de bois, et même pour certaines une menace léthale très précise. Où en sont aujourd’hui des maisons comme Bertolucci (à quoi bon insister pour regonfler une chambre à air aussi percée ?), Chronographe Suisse & Cie (citée plus haut parmi les marques en hibernation), Hysek (sans Jorg et une fois consumé son héritage, le pastiche est si maladroit qu'il en devient parfois inconvenant), Jacob & Co (qui vient de retrouver son charismatique créateur; mais pour quoi faire ?), Léonard (le courage ne suffit pas, il faut aussi des produits), Lorenz (Sic transit les marques italiennes), Meyers (victime de l’explosion en vol de la vague bling-bling), Oakley (en cours de ringardisation accélérée côté montres), Poiray (quelle décadence pour une des marques préférées des Françaises !), Quiksilver (démodée par les marques horlogères life style issues du monde de la glisse), Reuge/Mermod Frères (victime d’un autre génie des alpages : Business Montres du 23 avril, info n° 4), U-Boat (victime de l’« inspiration » qui l’avait elle-même « inspirée » en louchant trop fort du côté de Panerai), Universal (encore une maison en hibernation prolongée : arrêtez l’acharnement thérapeutique !) et comme quelques références sur lesquelles il vaudrait mieux charitablement ne pas s’apesantir ?
RELIRE LES QUATRE ÉPISODES DE CETTE SÉRIE :
•• #1 « Les vrais gagnants de la crise : les groupes qui s’en sortent le mieux », Business Montres du 20 avril...
•• #2 « Les groupes horlogers qui s’en tirent moins bien », Business Montres du 21 avril...
•• #3 « Les indépendants qui ont prospéré dans la crise », Business Montres du 22 avril...
•• #4 « Les indépendants qui posent problème en sortie de crise », Business Montres du 25 avril...
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