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Le système ABC est le nouvel alphabet gagnant sous le marteau : quand il opère, les records mondiaux pleuvent.
Récit d’une journée de folie Christie's,aux enchères horlogères de Genève...
1)
••• A. B. C. POUR AUREL – BAC – CHRISTIE’S
Une grande surproduction réalisée par Aurel Bacs et son équipe, avec un époustouflant générique de vedettes et de seconds rôles, des costumes d’époque et, en guise de bande originale, le cliquetis du tiroir-caisse et le doux glissement des billets de banque qui changent de main au rythme sourd du marteau de l’auctioneer : tout catalogue Christie’s se savoure longtemps à l’avance (Business Montres du 8 avril) et se déguste en quelques heures de passion partagée pour les belles montres.
• Le rituel ABC est relativement immuable : sur son perchoir, costume sombre et cravate grise (micro cravate assorti), Aurel Bacs qui domine l’assistance. Sur les côtés de la nef, son équipe, armée de téléphones et de volumineux ordres d’achat. Au centre, le public, sur un parterre de chaises : amateurs, marchands, curieux venus de tous les continents, experts, Americains en tongs et clients asiatiques en plein jet-lag, qui en profitent pour s’offrir une petite sieste. Au fond, à côté de l’écran vidéo qui lui permet de contrôler le spectacle, une foule hétéroclite d’acheteurs nomades, pas décidés à s’asseoir mais plutôt à faire la conversation sur fond d’enchères...
• La techniques ABC est impeccablement rôdée. Pas question de se reposer sur les réseaux informatiques, qui ne fournissent qu’un appoint : d’ailleurs, la salle ne voit pas les enchères en ligne qui défilent sur l’écran face à Aurel Bacs et elle n’a accès qu’à l’image du lot et à la conversion des enchères dans cinq devises. Pas question de distraire l’attention du public : seul Aurel Bacs annonce les enchères extérieures à la salle. C’est lui qui assure le spectacle, en prenant soin de décrire succinctement les lots (ce que ne font pas la plupart de ses concurrents). Le geste large, très prédicateur en chaire, il emballe le rythme à sa guise et il ralentit le tempo des opérations à sa convenance, en italien pour susciter l’ardeur des Italiens, en français quand il le faut, en anglais le reste du temps. Un jour, on le verra plaisanter en mandarin ou se prendre au jeu en arabe...
2)
••• 371 OCCASIONS DE FAIRE TOMBER UNE PLUIE DE DOLLARS
C’est parti, dès 9 h sonnées, avec une précision digne de l'identité zurichoise d'Aurel Bacs. Au programme : 371 lots, qui vont promener l’assistance du XVIIe au XXIe siècle et de la montre-bague à la boîte à priser, en passant par la minaudière, la pendule de table et – tout de même ! – la montre de poche ou de poignet. 371 lots posés apparemment en vrac, sans souci de chronologie ou de classement logique, mais en réalité disposés en séquences stratégiques qui ménagent amuse-bouches, plats de résistance et « trous normands » (ses concurrents ont une fâcheuse tendance à garder le meilleur pour la fin). Soit, du fait des deux séances (matin et après-midi), une double dramaturgie à mettre en scène pour maintenir la salle – et même le monde entier du fait des téléphones et d’Internet – sous pression jusqu’au bout.
• Les premiers lots donnent le ton d’une journée qui s’annonce exceptionnelle, avec des petites montres à quartz Gérald Genta, vaguement serties, qui s’échangent à 4 200 CHF (lot n° 2), quand on verra des Patek Philippe de poche (lot n° 223) changer de mains à 2 200 CHF. Cherchez l’erreur ! Quelques Tudor explosent leur cote : 24 000 CHF pour une Oyster Prince Submariner (lot n° 22), 3 125 CHF pour une Advisor (lot n° 23) et « seulement » 14 000 CHF pour une chronographe 7032 (lot n° 24), dont un modèle identique n’avait fait que 9 500 CHF chez Antiquorum. Magie du marteau et de la main qui le tient...
• Vérification in vitro des nouvelles lois du marché des enchères, avec des lots courants qui se vendent à des prix courants (lot n° 28 : Rolex Explorer I réf. 1016 à 3 200 CHF), des spéculations absurdes qui semblent enrayées (lot n° 27 : Rolex Explorer II réf. 1655 à 10 000 CHF ; lot n° 268 : idem à 8 000 CHF) et des pièces plus rares qui s’envolent (lot n° 31 : Rolex GMT-Master I réf. 6542 à 70 000 CHF). 68 000 CHF sous le marteau pour une Speedmaster Broad Arrow 2915-1 de 1957 : c’est le prix de la rareté pour une icône ! Les amateurs sont exigeants et ils picorent au lieu de se goinfrer, exigeant le meilleur pour lâcher quelques sous, mais refusant de se laisser embobiner par la première Daytona venues (plusieurs échapperont de justesse à l’infamie du lot retiré faute d’avoir atteint le prix de réserve). Légère déception en revanche pour la fameuse Rolex Sea-Dweller « Polipetto », dont on attendait mieux que 70 000 CHF pour son premier passage sous le marteau, ou pour la série de A. Lange & Söhne, souvent parties sans gloire sous l’estimation basse...
• Confirmation des tendances des jours précédents, avec des Asiatiques qui raflent les montres de poche, émaillées ou non, ainsi que les petites montres dames serties ou les montres mécaniques masculines des années 1980-2000, démodées et invendables en Europe du fait de leur petite taille. Les Turcs rachètent les montres faites pour le marché turc, mais les Chinois rachètent les montres que les Russes s’arrachaient hier !
3)
••• PATEK PHILIPPE S’OFFRE UN NOUVEAU RECORD DU MONDE
Vers 11 h 30, on passe aux choses sérieuses avec les premiers lots de la série « A connoisseur’s vision », qui disperse la collection de Patek Philippe d’un amateur milanais qui a décidé de tout réinvestir dans l’art contemporain. A 11 h 45, c’est l’heure de la fameuse réf. 1527, pièce unique et historique (1943), qui ressemblerait à un chronographe-calendrier perpétuel classique si la montre n’était pas logée dans un boîtier exceptionnel, très élégant, qui fait toute sa rareté. L’enchère va vite devenir épique : on passe vite de 2 à 3 millions. Les Américains craquent à 3,5 millions, puis on grimpe de 100 000 CHF en 100 000 CHF, avec une bataille qui se résume vite à un duel entre un collectionneur européen (anonyme) et le musée Patek Philippe. 100 000 CHF le clignement de paupière affirmatif pour pousser l’enchère. 100 000 CHF le discret mouvement de l’index pour approuver le commissaire-priseur, qui enregistre le passage à 4 millions, puis à 5 millions en évoquant au passage la « Mona Lisa de l’horlogerie du XXe siècle » que serait cette 1527. Silence dans la salle, où on entendrait voler un mouche. 5,2 millions pour la « dernière occasion avant très longtemps de posséder une vraie pièce unique Patek Philippe ». 5,5 millions, qui feront 6,259 avec les frais : record du monde en dollars pour une montre-bracelet (lot n° 84 : image ci-dessus).
• Philippe Stern, qui n’a pas bougé pendant toute la vente en se contentant de regarder l’affichage des prix, peut se lever tranquille et quitter la salle : mission accomplie, Patek Philippe est plus que jamais la marque patrimoniale par excellence et le synonyme de placement horloger de père de famille ! Victoire « morale » de Christie’s, qui consolide son actuelle prééminence sur le marché des enchères de montres en décrochant un record du monde (en dollars) qui va faire du bruit – et en détrônant ainsi Antiquorum. Pour ce week-end d’enchères à Genève, c’est donc le musée Patek Philippe qui a battu deux records : l’automate vendu par Sotheby’s (Business Montres du 10 mai) et cette 1527. C’est aussi la marque Patek Philippe qui décroche les records absolus dans la catégorie montre-bracelet pour les prix sous le marteau supérieurs à 400 000 CHF...
4)
••• CHRISTIE'S FAIT MIEUX QUE SES TROIS CONCURRENTS RÉUNIS...
Quand on a vécu de telles émotions, le retour sur terre est difficile ! Surtout avec les « petites montres » qui suivent le lot record du monde. C’est quand même reparti, avec 115 000 CHF pour une manchette Cartier sertie (lot n° 106), 100 000 pour une Cartier octogonale en émeraude (lot n° 107), 180 000 CHF pour la fameuse Rolex SARU sertie de saphirs et de rubis (lot n° 108), 380 000 CHF pour la Patek Philippe pièce unique réf. 3448 (lot n° 158 : Business Montres du 8 avril), 800 000 CHF pour la Patek Philippe réf. 2499 (un lot n° 159 « ultra-frais »), mais aussi beaucoup de prix relativement « normaux » et mesurés jusqu’à la fin de la matinée...
• Reprise des hostilités à 15 h, après un rapide bilan qui indique déjà 12,8 millions de francs sous le marteau matinal et 97 % de lots vendus (150 sur 159). Relance de l’offensive asiatique sur les montres de poche (qui vont pour la plupart doubler ou tripler leur estimation) et retour de la bagarre entre grands marchands sur quelques pièces de premier plan, comme la Rolex triple date réf. 6036 (lot n° 207), adjugée à 370 000 CHF), la pendule Cartier à 50 000 CHF (lot n° 237), la montre de joaillerie Audemars Piguet à 58 000 CHF (lot n° 258) ou la Patek Philippe de poche répétition minutes, calendrier perpétuel et rattrapante de 1894, partie à 220 000 CHF pour une estimation à 100-150 000 CHF (lot n° 292)...
• Tout n’est pas forcément à la hausse dans la série des « Connoisseur’s vision », dont beaucoup ont bénéficié d’estimations plus optimistes que les enchères des amateurs. Déception aussi pour un Urwerk de 2007, adjugée à 22 000 CHF (lot n° 307), soit le même prix que le chronographe Guy Ellia, qu’on n’attendait pas à ce niveau pour une montre en carbone (lot n° 306), alors qu’une Royal Oak Offshore ne dépasse pas 10 000 CHF sous le marteau (lot n° 308) et qu’une Big Bang Hublot série limitée Luna Rossa peine à 6 500 CHF (lot n° 328). Manifestement, le marché n’a pas eu confiance dans la Rolex Submariner A.R.A. (marquage inconnu jusque-là) : tout juste 40 000 CHF, à peine l’estimation (lot n° 337)...
• Final malgré tout éblouissant grâce aux ultimes « Connoisseur’s vision » : 460 000, 560 000 et 600 000 pour les trois derniers lots de la journée, pour un bilan total de 19,28 millions de montres vendues (sous le marteau : hors commissions) et 23,13 millions avec le premium, 95,7 % de la valeur vendue pour 95,9 % de lots adjugés. Du beau travail pour Aurel Bacs et son implacable système A.B.C. : Christie's égale ici et dépasse sans doute le montant sous le marteau de ses trois concurrents réunis ! Il y a la cour des grands et les petites classes...
• EXCLUSIVITÉ EN DIRECT : « Aurel Bacs commente ce journée d’enchères », une vidéo live à découvrir en caméra d’ambiance, dans la salle d'enchères » (01:33), sur la nouvelle chaîne images de Business Montres)...
Vidéo Business Montres - Aurel Bacs (Christie's) - Record du monde aux enchères |